Edito

« Prenez soin de vous ! » Depuis quelques jours, cette formule a souvent remplaceÌ l’ « au revoir » que l’on s’adressait lors d’une poigneÌ e de main de deÌ part, ou le « Bien aÌ€ vous » que l’on glissait aÌ€ la fin d’un mail. Dans certains coins de Wallonie, on disait hier : « Allez, que ça aille bien ! ». DeÌ sormais, on en est au stade de l’injonction : on donne aÌ€ ceux que l’on connaiÌ‚t l’ordre de se soucier d’eux-meÌ‚mes. Ce n’eÌ tait pas treÌ€s courant dans notre culture, alors que le Take care of yourself est, de longue date, une banale formule de politesse anglo-saxonne. Avec une diffeÌ rence de taille entre les deux situations : alors que l’expression ameÌ ricaine re- leÌ€ve des conventions sociales, la formule française, moins usiteÌ e, semble utiliseÌ e avec plus de conviction. Comme si, d’habitude, on ne prenait pas soin de soi.

Certains y ajoutent meÌ‚me l’adverbe "bien– , confirmant que se soigner ou se proteÌ ger n’est pas souvent notre premier souci. Ou que cette fois, non contents de nous preÌ occuper "un peu– de notre sort, nous devons vrai- ment le faire fortement, avec conviction.

Pourtant... N’a-t-on pas souvent l’impression que, dans le monde d’aujourd’hui, le premier souci de nos congeÌ neÌ€res est, naturellement, de se soucier d’abord d’eux-meÌ‚mes ? L’individualisme contemporain n’est-il pas aÌ€ la base de nombreux comportements ouÌ€ il s’agit en prioriteÌ de tenir compte de soi, de son propre sort, et de sa propre situation ? La crise actuelle ne le deÌ ment pas : tout le monde a comme premier reÌ flexe de vouloir se sauver ou s’en sortir soi-meÌ‚me. Quitte aÌ€ vider les rayons des supermarcheÌ s, et tant pis pour les autres. Ou aÌ€ se plaindre de l’imposition de mesures d’urgence qui risquent de faire baisser les revenus, ou rendre plus difficile la gestion de la vie quotidienne. Sans oser toutefois aller jusqu’aÌ€ dire, du moins aÌ€ haute voix, qu’aÌ€ titre personnel on estimerait qu’il aurait mieux valu ne rien faire.

On ne se permet donc pas tout... Parce qu’il n’y a deÌ sormais plus seulement aÌ€ prendre soin pour soi. Mais qu’il y a aussi les autres. Et qu’en pareille circonstance, tout le monde est dans la meÌ‚me chaloupe. Si le bateau coule, les preÌ seÌ ances de jadis voulaient qu’on laisse les femmes et les enfants monter les premiers dans les barques de sauvetage. Mais une fois tout le monde grimpeÌ dans le radeau, le sort des uns devient lieÌ aÌ€ celui des autres. Un mouvement de travers, trop de monde d’un coÌ‚teÌ ... et c’est toute l’embarcation qui coule.

MeÌ‚me s’ils poussent aÌ€ certaines occasions aÌ€ l’eÌ goïsme, les moments de crise collective obligent aÌ€ prendre conscience de notre eÌ tat d’interdeÌ pendance. Bien suÌ‚r, certains ont pu, par exemple, partir en vacances dans des zones infecteÌ es sans se preÌ occuper de l’eÌ ventuelle conseÌ quence que cette exposition pourrait ensuite avoir sur leur entourage proche ou lointain. Mais cela appartient au passeÌ . Chacun, ou presque, s’efforce maintenant de pratiquer des actes de preÌ vention qui permettront de s’eÌ viter le pire, mais aussi de l’eÌ carter des autres. Et les autres en feront de meÌ‚me, eux aussi tout autant pour eux que pour le reste de la population. Du moins peut-on l’espeÌ rer, en souhaitant que les comportements asociaux deviennent exceptionnels.
Ce n’est pas sans raison que l’actuelle campagne meÌ diatique de preÌ vention, surgie bien tardivement, conclut son spot radio-tv par le slogan : « Prenez soin de vous, mais aussi des autres ». En liant toutefois les deux morceaux de phrase par un "mais– , et non un "et– . Ce qui prouve que, finalement, ce souci altruiste n’est sans doute pas aussi eÌ vident qu’on reÌ‚verait qu’il le soit. AÌ€ meÌ diter aÌ€ la veille de la Semaine sainte, ouÌ€ un homme a un jour donneÌ sa vie... â– 

Frédéric ANTOINE

Rédacteur en chef

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