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François GEMENNE : « LES CHERCHEURS AUSSI ONT DES CHOSES AÌ€ DIRE SUR LA SOCIEÌ TEÌ »

« Qui reconnaissons-nous comme nos semblables ? » AÌ€ cette question, le chercheur lieÌ geois François Gemenne, enseignant notamment aÌ€ l’ULieÌ€ge, aÌ€ la Sorbonne et aÌ€ Sciences-po Paris, reÌ pond dans son livre au titre interpellant On a tous un ami noir. Il y deÌ monte de nombreux fantasmes concernant l’immigration et regrette qu’« en insistant sur la richesse de la diversiteÌ et des diffeÌ rences, on a oublieÌ ce que l’on a en commun, notre humaniteÌ ».

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–” En donnant comme titre aÌ€ votre dernier ouvrage On a tous un ami noir, voulez-vous dire qu’il convient de distinguer ce qui releÌ€ve l’individuel de ce qui est plus "structurel– ?

–” C’est l’excuse par excellence des racistes. Si, en chacun de nous, il y a une part de racisme contre laquelle il faut lutter, il existe aussi un racisme structurel dans nos politiques d’asile et d’immigration, et aussi dans la police, qu’il faut reconnaiÌ‚tre pour pouvoir l’affronter. EÌ tant en deÌ mocratie, nous en sommes aussi responsables. Et trop souvent, surtout en France, on s’abrite derrieÌ€re de grands principes pour ne pas voir la reÌ aliteÌ des choses.

–” Selon vous, eÌ‚tre pour ou contre l’immigration est un faux probleÌ€me. PlutoÌ‚t que de la juguler, il faut l’organiser. Pourquoi est-elle un tel objet de fantasmes ?

–” Parce qu’elle touche aÌ€ l’identiteÌ collective, aÌ€ l’ideÌ e qu’un territoire est attacheÌ aÌ€ une population. D’ouÌ€ la volonteÌ de maintenir une frontieÌ€re la plus hermeÌ tique possible, ce qui est illusoire car les migrants passeront de toute façon. Et, a contrario, il est faux de croire que les ouvrir provoquerait un "appel d’air– . Les murs, les barbeleÌ s ne sont pas des signaux envoyeÌ s aÌ€ ceux qui sont aÌ€ l’exteÌ rieur, mais aÌ€ l’inteÌ rieur. On n’a donc pas aÌ€ eÌ‚tre pour ou contre l’immigration. Comme le jour et la nuit, elle fait partie de l’ordre normal des choses. Y reÌ sister revient aÌ€ creÌ er des crises humanitaires.

–” DeÌ€s la premieÌ€re page du livre, vous vous deÌ finissez comme blanc, europeÌ en, heÌ teÌ rosexuel et « vaguement catholique ». Pourquoi est-il important de preÌ ciser ce dernier point ?

–” Parce que, deÌ€s que l’on parle d’immigration, surgit la question de l’islam. La religion revient sans arreÌ‚t, surtout apreÌ€s des attentats. Il me semblait important de preÌ ciser que mon point de vue est celui de quelqu’un d’archiprivileÌ gieÌ . Qui a la chance d’eÌ‚tre d’une culture chreÌ tienne assimileÌ e aÌ€ la culture dominante dans l’espace europeÌ en, contrairement aÌ€ d’autres, qui ont des croyances diffeÌ rentes. MeÌ‚me si mes croyances religieuses sont parfois vacillantes.

–” Vous avez d’ailleurs voulu, aÌ€ une eÌ poque, vous faire deÌ baptiser...

–” Questionner toute une seÌ rie de choses fait partie du processus normal aÌ€ l’adolescence. La repreÌ sentation de l’EÌ glise eÌ tait alors beaucoup moins progressiste qu’aujourd’hui avec le pape François. N’eÌ‚tre pas incarneÌ par une figure tuteÌ laire est d’ailleurs l’une des faiblesses de l’islam. Ce qui autorise diffeÌ rentes interpreÌ tations, y compris les plus radicales.

–” Vos parents eÌ taient enseignants, latin-grec pour votre meÌ€re, français et espagnol pour votre peÌ€re. VoilaÌ€ pourquoi vous eÌ‚tes devenu professeur ?

–” Non, je ne crois pas, ou alors inconsciemment. C’est un concours de circonstances. J’avais choisi des eÌ tudes de sciences politiques, ce qui, par contre, eÌ tait treÌ€s lieÌ aÌ€ mon milieu familial qui m’avait berceÌ aux deÌ bats et aux questions politiques. Je voulais devenir diplomate. L’universiteÌ de LieÌ€ge organisait des eÌ changes avec certaines universiteÌ s ameÌ ricaines, notamment celle de New York ouÌ€ je voulais aller et dont le programme concernait les questions de migrations et de diversiteÌ s. Je me suis donc mis aÌ€ m’inteÌ resser aÌ€ ce sujet pour convaincre les profs de m’y envoyer. Cela a marcheÌ et j’ai
suivi ce programme que j’ai trouveÌ tout aÌ€ fait fascinant. Lors
de cette anneÌ e new-yorkaise, j’ai fait un stage aÌ€ la
repreÌ sentation belge aupreÌ€s des Nations unies.
Nous eÌ tions l’anneÌ e du 11 septembre, l’activiteÌ diplomatique eÌ tait particulieÌ€rement intense. Et pourtant, ce stage m’a convaincu que je n’eÌ tais pas fait pour ce meÌ tier. La Belgique eÌ tant un petit pays, la voix de ses diplomates compte assez peu, sauf sur certains dossiers. Et surtout, je trouvais insupportable de devoir attendre les consignes de Bruxelles et de ne jamais pouvoir s’exprimer librement. AÌ€ mon retour, comme j’ai eu de treÌ€s bonnes notes, ce qui eÌ tait en fait treÌ€s facile, j’ai pu recevoir une bourse du FNRS pour un doctorat que j’ai consacreÌ aÌ€ la question des migrations climatiques.

–” Pourquoi avez-vous choisi ce sujet ?

–” Le fruit du hasard. Dans les locaux de l’ONU, je me suis retrouveÌ coinceÌ dans un ascenseur en panne avec Enela
Sopoaga, l’ambassadeur des Tuvalu. Il m’a expliqueÌ que sa petite iÌ‚le du Pacifique sud, l’un des EÌ tats les plus plats du monde, risquait d’eÌ‚tre submergeÌ e par la hausse du niveau des mers, entraiÌ‚nant une catastrophe humanitaire. En 2004, quand j’ai commenceÌ ma theÌ€se, c’eÌ tait un sujet de niche. Il n’y avait pas beaucoup d’eÌ tudes aÌ€ son propos et le changement climatique apparaissait encore comme un probleÌ€me d’environnement qu’on allait pouvoir reÌ gler avec des solutions techniques. Les gens pensaient meÌ‚me que je parlais des migrations animales, des oiseaux et des saumons. Mais lorsque je l’ai termineÌ e, cinq ans plus tard, l’anneÌ e du sommet de Copenhague, la question des impacts humains lieÌ s aÌ€ ces changements eÌ tait partout. J’ai ainsi eÌ teÌ solliciteÌ de tous coÌ‚teÌ s et je n’en suis plus jamais sorti.

–” Enfant, vous eÌ tiez inteÌ resseÌ par la deÌ fense de l’environnement ?

–” AÌ€ l’eÌ cole primaire, on avait un petit journal, Le cri de la nature, que l’on vendait dans la cour de reÌ creÌ ation. Un journal d’eÌ cologie naïve, de deÌ fense des animaux. AÌ€ l’eÌ poque, j’eÌ tais surtout concerneÌ par les espeÌ€ces en danger. Cette question me touche moins aujourd’hui. Je n’ai pas de rapport contemplatif aÌ€ la nature, les balades en foreÌ‚t m’ennuient, je suis incapable de diffeÌ rencier un cheÌ‚ne d’un platane. Je suis davantage sensible aux questions d’eÌ galiteÌ s lieÌ es aÌ€ l’environnement, de justices sociale et environnementale, du droit des plus vulneÌ rables aÌ€ vivre dignement et en bonne santeÌ .

–” Cette sensibiliteÌ aux autres, vous la tenez de votre enfance ou elle est venue plus tard ?

–” Elle eÌ tait treÌ€s importante dans ma famille, un milieu chreÌ tien de gauche, et elle a sans doute structureÌ ma penseÌ e. Le scoutisme a eÌ galement joueÌ un roÌ‚le extreÌ‚mement important dans ma vie.

–” Votre penseÌ e a-t-elle aussi eÌ teÌ construite par vos lectures ?

–” Mes lectures eÌ taient treÌ€s meÌ thodiques. Je lisais les oeuvres compleÌ€tes d’un auteur que j’aimais. Ainsi, j’ai lu tout Dumas, pourtant c’est long ! Tout Jules Verne, dont ses romans tout aÌ€ fait dispensables. Ou tout Agatha Christie, y compris les enqueÌ‚tes plus laborieuses des deux agents secrets Tuppence et Tommy Beresford. En revanche, au grand deÌ sespoir de mon peÌ€re, et c’est treÌ€s honteux de l’avouer, je suis passeÌ compleÌ€tement aÌ€ coÌ‚teÌ de monuments de la litteÌ rature, comme Camus ou CeÌ line. Mais je sais que je les lirai un jour. En attendant, je suis passeÌ aÌ€ la litteÌ rature contemporaine avec, par exemple, des auteurs britanniques comme Jonathan Coe ou Nick Hornby, dont j’ai eÌ videmment tout lu.

–” AÌ€ dix-sept ans, vous eÌ‚tes alleÌ en Palestine, aÌ€ dix-huit, peu apreÌ€s la fin de la guerre, en Bosnie. Par envie de deÌ couvrir le monde ?

–” J’ai eu treÌ€s toÌ‚t une sorte de conscience cosmopolite. L’ideÌ e que nous appartenons tous au meÌ‚me monde, que les frontieÌ€res sont des divisions assez artificielles des populations, a forgeÌ ma conviction que les gens sont partout pareils. Je suis effectivement alleÌ dans des endroits ouÌ€ je n’aurais jamais laisseÌ mes enfants mettre les pieds. En Bosnie, je me trouvais dans des chars de l’OTAN partis deÌ miner des mines antipersonnel. Ce n’eÌ tait pas par gouÌ‚t du risque, je suis d’un naturel assez froussard. Mais j’ai la conviction ineÌ branlable qu’il ne peut rien m’arriver, d’eÌ‚tre fondamentalement chanceux, qui tient peut-eÌ‚tre aÌ€ mon statut de privileÌ gieÌ . J’ai un optimisme chevilleÌ au corps qui me pousse, dans toute circonstance, aÌ€ croire que tout va bien se passer.

–” Cet optimisme explique pourquoi vous vous meÌ fiez des collapsologues ?

–” Je pense que l’ideÌ e selon laquelle les choses vont s’effondrer est en reÌ aliteÌ un formidable alibi pour ne rien faire. Soit, vous attendez, par fatalisme, que l’effondrement arrive. Soit, dans une reÌ action eÌ goïste, vous construisez un bunker autour de vous et vous ne vous tracassez que de votre propre survie.

–” Ce peut eÌ‚tre aussi un appel aÌ€ un sursaut.

–” Ce pourrait en effet nous inciter aÌ€ prendre des mesures urgentes et radicales. Le probleÌ€me est qu’il n’existe pas,
aujourd’hui dans le monde, une majoriteÌ deÌ mocratique preÌ‚te aÌ€ l’accepter. Voyez par exemple les micro-mesures prises en Belgique pour essayer de reÌ duire la place de la voiture, les leveÌ es de boucliers que provoque l’affaire du Bois de la Cambre ou l’ameÌ nagement d’une piste cyclable sur un grand axe routier aÌ€ Bruxelles. On ne peut pas forcer les gens aÌ€ aller contre leur volonteÌ . S’ils choisissent d’aller aÌ€ la catastrophe, qui serions-nous pour les en empeÌ‚cher au nom d’un inteÌ reÌ‚t que peut-eÌ‚tre ils ne perçoivent pas ? Il y a encore un gros travail aÌ€ faire en termes de conviction pour que se deÌ gage une majoriteÌ deÌ mocratique sur ce sujet, qui permettrait de prendre des mesures radicales et de changer de modeÌ€le de socieÌ teÌ . Et je suis parfois inquiet de voir des eÌ cologistes preÌ‚ts aÌ€ imposer de force certaines mesures.

–” Pendant deux ans, de 1989 aÌ€ 1991, vous avez fait partie du cabinet de JoseÌ Daras, ministre Ecolo des Transports et de l’EÌ nergie dans le gouvernement wallon. Vous referiez de la politique ?

–” AÌ€ cette eÌ poque, Ecolo participait pour la premieÌ€re fois aÌ€ un gouvernement. On avait l’impression de pouvoir changer les choses. Mais c’eÌ tait aussi treÌ€s frustrant. Je me souviens de dossiers sur lesquels on avait travailleÌ pendant des semaines, mais qu’en Conseil des ministres, JoseÌ Daras ne pouvait pas deÌ fendre et qui passaient aÌ€ la trappe. Cette frustration est l’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas envie de faire de la politique, qui reste un meÌ tier peu eÌ panouissant sur le plan humain. On doit faire des arbitrages et plaire aux gens, tout en eÌ tant sans cesse critiqueÌ . D’un autre coÌ‚teÌ , aÌ€ trente-neuf ans, je pense eÌ‚tre trop jeune. RepreÌ senter les gens, deÌ cider aÌ€ leur place, est une grosse responsabiliteÌ . Et je ne pense pas avoir la maturiteÌ , la sagesse ou le recul neÌ cessaire pour cela. AÌ€ contre-courant d’une ideÌ e reÌ pandue, je deÌ fends "l’aÌ‚gisme– . S’il y a aujourd’hui autant de crispations, une telle radicalisation des positions qui rend difficile le deÌ bat, je pense que c’est parce que le personnel politique devient de plus en plus jeune, donc impulsif. Et enfin, je me demande toujours ouÌ€ je suis le plus utile aÌ€ la socieÌ teÌ . Et, pour le moment, j’ai encore l’impression de l’eÌ‚tre dans la recherche et l’enseignement. N’eÌ tant affilieÌ aÌ€ aucun parti, je peux parler aÌ€ davantage de monde sans eÌ‚tre soupçonneÌ de deÌ fendre une chapelle.

–” Raison pour laquelle on vous voit ou vous entend souvent dans les meÌ dias, en France et en Belgique ? Notamment aÌ€ LN24 ouÌ€, tous les jeudis matin, vous deÌ battez avec TheÌ o Franken, ou dans l’eÌ mission de radio Matin PremieÌ€re ?

–” Je consideÌ€re qu’il s’agit d’une partie essentielle de mon travail, y compris en allant dans des eÌ missions plus de
divertissement. Il est treÌ€s important, pour moi, de parler aÌ€ tous les publics pour montrer que les chercheurs ont des choses aÌ€ dire sur la socieÌ teÌ , qu’il n’y a pas que les politiques. La recherche est en effet en prise avec les deÌ bats publics et les grands enjeux du monde. Je crois beaucoup au pouvoir de la connaissance et de la science comme forces de transformation du monde. â– 

François GEMENNE, On a tous un ami noir, Paris, Fayard, 2020. Prix : 17,75€. Via L’appel : - 5% = 16,87€ (en reÌ impression pour le moment).
François GEMENNE, Dis, c’est quoi l’immigration ? Waterloo, La Renaissance du Livre, 2020. Prix : 12,90€. Via L’appel : - 5% = 12,26€.

Propos recueillis par Michel PAQUOT

Mot(s)-clé(s) : Le plus de L’appel
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