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JOSEPH DE KESEL : « L’EÌ glise doit s’engager dans la socieÌ teÌ »

Très marqueÌ par la Jeunesse EÌ tudiante ChreÌ tienne mais aussi
par les eÌ veÌ nements de mai 68 alors qu’il eÌ tait seÌ minariste aÌ€ Louvain, Mgr Josef De Kesel est un homme aÌ€ l’eÌ coute des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Son parcours en tant qu’eÌ veÌ‚que a parfois eÌ teÌ mouvementeÌ .

–“ Vous êtes connu des Bruxellois, puisque vous avez été évêque auxiliaire aupreÌ€s d’eux, mais moins des Wallons. Quel a eÌ teÌ votre parcours ?
–“ Il est assez classique. Je suis entreÌ au seÌ minaire apreÌ€s les humaniteÌ s secondaires. J’ai eÌ teÌ professeur de religion dans un colleÌ€ge en Flandre. Ensuite, j’ai eÌ teÌ pendant quinze ans professeur de theÌ o- logie au seÌ minaire de Gand. J’enseignais la theÌ ologie dogmatique. Puis, j’ai eÌ teÌ nommeÌ vicaire eÌ piscopal par Mgr Luystermans, eÌ veÌ‚que de Gand. J’eÌ tais responsable de tout ce qui concernait la formation des preÌ‚tres, des diacres, des animateurs en pastorale, et du seÌ minaire. ApreÌ€s, j’ai eÌ teÌ nommeÌ eÌ veÌ‚que aÌ€ Bruxelles. On cherchait un eÌ veÌ‚que auxiliaire bilingue. Nous eÌ tions en 2002. AÌ€ l’eÌ poque, il y avait deux eÌ veÌ‚ques aÌ€ Bruxelles, un pour les Francophones et un pour les Flamands. Le Conseil presbyteÌ ral et le Conseil pastoral ont demandeÌ un seul eÌ veÌ‚que qui devait eÌ‚tre bilingue. Je n’avais pas beaucoup de liens avec Bruxelles et n’eÌ tais pas treÌ€s enthousiaste aÌ€ ce moment-laÌ€. Mais j’ai eÌ teÌ bien accueilli. J’ai eu un bon contact et deÌ couvert la grande diversiteÌ multiculturelle de Bruxelles. Je n’ai donc jamais entendu ou ressenti du coÌ‚teÌ des francophones : « Mais qu’est-ce qu’il vient faire ici ce Flamand ? » et cela m’a beaucoup aideÌ !

–“ Après Bruxelles, vous avez fait un « passage-eÌ clair » dans le Brabant Flamand.
–“ Effectivement, en 2010, entre mes fonctions aÌ€ Bruxelles et aÌ€ Bruges, Mgr LeÌ onard m’avait chargeÌ du vicariat du Brabant Flamand. J’avais accepteÌ sans grand enthousiasme. Et trois jours apreÌ€s mon deÌ meÌ nagement, le Nonce apostolique me teÌ leÌ phone pour la nomination aÌ€ Bruges ! Suite aÌ€ l’affaire Vangheluwe deÌ voileÌ e en avril, il fallait trouver un nouvel eÌ veÌ‚que pour ce dioceÌ€se, le plus vite possible, donc quelqu’un qui eÌ tait deÌ jaÌ€ eÌ veÌ‚que car la proceÌ dure prend du temps. J’ai eu beaucoup de probleÌ€mes aÌ€ Bruges. Maintenant, tout est en ordre. Mais ce fut difficile. J’ai connu des moments treÌ€s, treÌ€s peÌ nibles aÌ€ tel point que je me suis demandeÌ si je ne devais pas deÌ missionner. Mais bon, je suis convaincu que la Commission parlementaire nous a beaucoup aideÌ s. Elle nous a donneÌ l’instrument et les moyens pour aborder le probleÌ€me dans la transparence et la leÌ galiteÌ . Je le dis, la Commission nous a sauveÌ s.

–“ Et pour la succession de Monseigneur LeÌ onard ?
–“ J’eÌ tais donc aÌ€ Bruges depuis cinq ans et demi et je me disais qu’on n’allait pas me demander de venir aÌ€ Malines. EÌ tant donneÌ mon aÌ‚ge notamment. Maintenant que j’ai eÌ teÌ nommeÌ archeveÌ‚que, le fait que je connais beaucoup de gens ici me donne confiance.

–“ Dans ce parcours, y a-t-il des gens qui ont eÌ teÌ deÌ terminants, des gens qui vous ont inspireÌ ?
–“ Je viens d’un milieu en Flandre mar- queÌ par la Jeunesse EÌ tudiante ChreÌ tienne (JEC). J’en faisais partie dans les anneÌ es 60-63, les anneÌ es du Concile donc. La JEC eÌ tait paroissiale, mais tout relevait de la paroisse aÌ€ cette eÌ poque ! Avec le vicaire, on travaillait ensemble. Il n’y avait pas beaucoup de diffeÌ rence entre mon engagement aÌ€ la JEC, mon engagementdans la paroisse, le renouveau de la litur- gie. J’eÌ tais impliqueÌ . C’eÌ tait aÌ€ la fois treÌ€s social et treÌ€s engageÌ dans l’EÌ glise. Je me rappelle encore treÌ€s bien qu’en 1963, on pouvait deÌ jaÌ€ lire les textes bibliques en neÌ erlandais. Je m’enthousiasmais pour cela.
Dans ma classe, j’ai eÌ teÌ le seul aÌ€ devenir preÌ‚tre. Mais pour moi-meÌ‚me, c’eÌ tait logique. C’eÌ tait une poursuite de mon engagement en tant que jeune. En 1965, je suis entreÌ au seÌ minaire. Puis je suis alleÌ aÌ€ Leuven dans les anneÌ es 1967-1968. J’ai donc veÌ cu les eÌ veÌ nements de l’eÌ poque de l’inteÌ rieur. Cette peÌ riode m’a fort marqueÌ . Je n’ai pas participeÌ aux manifestations. Au SeÌ minaire, ce n’eÌ tait pas permis, mais des seÌ minaristes le faisaient tout de meÌ‚me !

–“ Ce n’eÌ tait pas dans votre caracteÌ€re ?
–“ En tout cas pas de dire « Wallen buiten ! » ou « Suenens buiten ! » pour ce qui concerne la question propre aÌ€ Leuven. Mais mai 68, c’est encore autre chose, bien plus important. C’eÌ tait une remise en cause de la socieÌ teÌ . Beaucoup de seÌ minaristes, mais aussi des preÌ‚tres, ont quitteÌ le seÌ minaire ces anneÌ es-laÌ€. Cela m’a marqueÌ . Je ne dis pas que j’ai duÌ‚ trouver d’autres raisons pour continuer... mais cela m’a inviteÌ aÌ€ reÌ fleÌ chir aux questions de notre temps. Ma grande chance fut qu’aÌ€ ce moment-laÌ€, la theÌ ologie eÌ tait une science importante et intéressante. De grands theÌ ologiens ont participeÌ au Concile et l’ont fortement marqueÌ , comme le peÌ€re de Lubac, le peÌ€re Congar et le peÌ€re Chenu. Ils ont eÌ teÌ parmi ceux qui ont proposeÌ une ouverture treÌ€s importante. AÌ€ mon tour, j’ai pris gouÌ‚t aÌ€ la matieÌ€re. EÌ tudier la theÌ ologie de 1968 aÌ€ 1974, c’eÌ tait reÌ‚veÌ !

–“ Aujourd’hui, nous vivons dans un monde ouÌ€ Dieu est loin d’eÌ‚tre eÌ vident. On peut vivre sans Dieu, alors que ce n’eÌ tait pas le cas jadis. La seÌ cularisation est-elle une chance, un deÌ fi ?
–“ C’est un fait. Dans les formations que j’ai donneÌ es aÌ€ Gand, j’eÌ tais fort occupeÌ par la question de la place de l’EÌ glise et du christianisme en Occident. Avant les LumieÌ€res, la culture eÌ tait chreÌ tienne. Aujourd’hui, nous sommes dans une culture seÌ culariseÌ e, pluraliste.
Dans une culture seÌ culariseÌ e, quelle est la place de l’EÌ glise, du christianisme, de la religion ? VoilaÌ€ le grand deÌ fi pour l’avenir ! Pas uniquement pour l’EÌ glise catholique mais pour Il ne faut pas regretter la seÌ cularisation. Auparavant, le monde eÌ tait l’EÌ glise, tout lui appartenait : on sortait de l’eÌ glise et on eÌ tait encore dans l’EÌ glise. Il n’y avait pas moyen de sortir de l’EÌ glise. La seÌ cularisation est un bienfait. Mais la question, est celle de la privatisation de la religion. Et laÌ€ je pense que ce n’est pas une bonne chose. Je ne dis pas cela avec une mentaliteÌ deÌ fensive. Mais je m’oppose aÌ€ ce qu’on dise : « La religion est uniquement dans l’eÌ glise et dans la vie priveÌ e. »

–“ Pourquoi ?
–“ Si on exclut la religion de la place publique –“ et je ne parle pas simplement du christianisme mais aussi de l’islam et de ceux qui n’ont pas de convictions religieuses... –“, si tout cela disparaiÌ‚t de la socieÌ teÌ civile, si on ne supporte plus aucune visibiliteÌ , on creÌ e un vide au niveau convictionnel, spirituel et religieux. Un vide qui sera combleÌ , de toute façon, parce que l’homme est un eÌ‚tre religieux, anthropologiquement. Je ne dis pas que l’homme est par nature chreÌ tien, mais il est religieux. Quand je vois, par exemple, le succeÌ€s de Mao en Chine, je vois une religiositeÌ seÌ culariseÌ e. L’homme est un eÌ‚tre en queÌ‚te de sens, il posera toujours des questions. Je ne dis pas que le christianisme est une reÌ ponse aÌ€ ces questions. L’EÌ tat doit eÌ‚tre neutre et la Ì séparation de l’EÌ glise et de L’EÌ tat est une évidence. Mais la religion, la conviction, la foi sont preÌ sentes, non pas dans la ges- tion de l’EÌ tat, mais dans la socieÌ teÌ civile ouÌ€ vivent les gens. Un chreÌ tien s’engage dans la socieÌ teÌ aussi aÌ€ partir de sa foi.

Dans le deÌ bat actuel sur la neutraliteÌ et la laïciteÌ de l’EÌ tat, aurez-vous une parole ? –“ Je pense que ceux qui ont une responsabiliteÌ politique dans notre pays ont tout inteÌ reÌ‚t aÌ€ reconnaiÌ‚tre
la place de la religion et des convictions dans la socieÌ teÌ
civile. L’islam est laÌ€. Je dis cela avec respect, pas aÌ€ cause d’une certaine islamophobie. On peut inscrire la laïciteÌ dans la Constitution, qu’est-ce que cela va changer ? L’islam est preÌ sent et a le droit d’eÌ‚tre laÌ€. Sa preÌ sence est sociale et socieÌ tale. Et je suis convaincu qu’il est treÌ€s important qu’existe, aÌ€ coÌ‚teÌ de l’islam, un christianisme vital pour eÌ viter que l’islam ne soit la seule instance qui repreÌ sente ce qui est religieux dans notre socieÌ teÌ . Car il y a aussi la communauteÌ juive. Je pense que c’est un argument meÌ‚me pour ceux qui ne partagent pas ma foi. En quoi un Juif qui porte une kippa me deÌ range ? Est-ce un signe de respect, de toleÌ rance, de ne pas supporter cela ? Le voile est-il religieux ou culturel ? Ce n’est pas si simple. Quand j’eÌ tais enfant dans les anneÌ es cinquante, les femmes portaient le foulard... Je comprends que dans certaines situations, il ne faut pas se manifester inutilement. Mais quand j’eÌ tais aÌ€ Bruxelles, le grand rabbin a eÌ teÌ agresseÌ dans le meÌ tro. Parce qu’il avait son chapeau, on a vu qu’il eÌ tait juif... Ce n’est pas un signe de grande humaniteÌ de ne pas supporter cela. Ce n’est pas un signe de liberteÌ .

–“ Dans notre socieÌ teÌ en deÌ bat, on cantonne souvent le christianisme au domaine de la morale sexuelle.
–“ Mais la question de l’accueil des reÌ fugieÌ s est aussi une question morale. Il n’y a pas que la bioeÌ thique ! EÌ videmment, il y a des tendances diffeÌ rentes dans l’EÌ glise mais pour certaines questions relatives au respect de la vie, aÌ€ la bioeÌ thique et aussi pour les reÌ fugieÌ s, pour l’homme dans le besoin, le consensus existe. Je pense que l’EÌ glise, et c’est d’ailleurs le message du pape François, ne peut pas eÌ‚tre une EÌ glise uniquement liturgique, sacramentelle et cateÌ cheÌ tique. Elle doit s’engager dans la socieÌ teÌ sinon elle fait ce aÌ€ quoi cette socieÌ teÌ moderne et neÌ o-libeÌ rale veut la limiter. Du coup, la structure eccleÌ siale avec une hieÌ rarchie qui, parfois, peut dire certaines choses, est un avantage. L’absence d’une telle structure est un peu la faiblesse de l’islam ouÌ€ il est treÌ€s difficile d’avoir un discours commun. Mais je suis convaincu que, dans l’islam occidental, la majeure partie s’inteÌ€gre dans notre socieÌ teÌ , et que l’extreÌ misme n’est pas ce qui construit l’islam. Pour beaucoup de musulmans, ce que fait Daesh est une horreur. Ils en sont les premieÌ€res victimes. Quand leurs enfants partent en Syrie, ils avertissent eux-meÌ‚mes la police et se demandent ce qu’il faut faire.

–“ Vous dites que l’EÌ glise est traverseÌ e de sensibiliteÌ s diffeÌ rentes mais que le consensus est laÌ€ pour les sujets lieÌ s au respect de la vie. Pourtant des perceptions diverses existent sur des questions comme l’avorte- ment et l’euthanasie.
–“ Il y a un consensus fondamental sur ces questions deÌ licates. On ne peut pas tout libeÌ raliser, comme certains partis vou- draient le faire, par exemple en rendant possible l’euthanasie aÌ€ partir de l’aÌ‚ge de 14 ans. On sait bien que dans la pratique, on rencontre des situations complexes ; aÌ€ ce moment, la conscience joue. Je viens de lire dans la presse flamande que selon la loi, l’avortement est –“ hormis certaines circonstances, sous certaines conditions, pour lesquelles on n’est pas poursuivi –“ toujours un crime. EÌ videmment, c’est symbolique, mais j’y tiens quand meÌ‚me : cela signifie que ce n’est pas normal. Mais cela ne veut pas dire qu’aÌ€ certains moments on ne puisse pas le faire. VoilaÌ€ pourquoi je parle de consensus fonda- mental.

–“ Face aÌ€ la crise des vocations, ne pourrait- on pas imaginer aÌ€ l’avenir qu’un laïc soit « cureÌ » ?
–“ Pourquoi ne pas l’ordonner ? Il ne faut pas changer neÌ cessairement le ministeÌ€re, mais je pense qu’il faudra un jour mettre ce probleÌ€me aÌ€ l’ordre du jour d’un synode ou d’un concile. ApreÌ€s deux synodes sur la famille, on pourrait imaginer un synode sur le ministeÌ€re eccleÌ sial aujourd’hui. Ce serait utile.

–“ D’un continent aÌ€ l’autre, les reÌ aliteÌ s sont diffeÌ rentes. Ne devrait-on pas favoriser des manieÌ€res diffeÌ rentes de vivre en EÌ glise selon les cultures et les reÌ aliteÌ s ?
–“ Je le pense parfois aussi parce qu’il existe des grandes dispariteÌ s entre l’Afrique, l’Europe, l’Asie. Mais la globalisation est aussi une reÌ aliteÌ ... Chez les catholiques de l’EÌ glise orientale, une grande partie du clergeÌ est marieÌ e. Ce pourrait eÌ‚tre le cas ici aussi. Je pense que la question d’ordonner des hommes ne doit pas eÌ‚tre lieÌ e aÌ€ une culture. En Afrique, le catéchiste est un pilier. S’il n’eÌ tait pas laÌ€, il n’y aurait pas de communauteÌ chreÌ tienne. Dans un synode, toutes ces questions
devraient eÌ‚tre abordeÌ es, pas seulement la question du ceÌ libat.

–“ Cette anneÌ e, aura lieu l’anniversaire du premier synode des eÌ veÌ‚ques, qui a eu lieu en 1971, et qui eÌ tait consacreÌ aÌ€ la justice dans le monde. Il aurait aussi duÌ‚ aussi aborder la question du sacerdoce. N’est-ce pas une occasion de le rappeler ?
–“ Le sacerdoce pourrait eÌ‚tre une theÌ matique pour un synode. mais pour se pencher sur le ministeÌ€re eccleÌ sial dans un monde qui a changeÌ ... J’ai eu l’occasion de rencontrer Mgr Philippe Ranaivoma- nana, l’eÌ veÌ‚que d’Antsirabe aÌ€ Madagascar. Quand on voit l’engagement d’un homme pareil, on se demande vraiment ce que veut dire la privatisation des convictions. On parle en l’air !

–“ On parle moins de justice sociale dans le monde. Comme le disait Paul VI, le nouveau nom de la chariteÌ est la justice, un eÌ leÌ ment incontournable de la foi. Parfois on l’oublie dans l’EÌ glise.
–“ Cette question de la justice sociale est treÌ€s preÌ sente dans la conscience du pape François. Il ne s’agit pas simple- ment de donner une aumoÌ‚ne. Dommage que cela ne soit pas plus preÌ sent dans la conscience des chreÌ tiens... Il s’agit d’un heÌ ritage de Paul VI qui eÌ tait fort marqueÌ par cette probleÌ matique en raison de son estime pour Cardijn et pour l’action catholique.
Propos recueillis par Jacques BRIARD, Paul FRANCK, et Thierry TIlQUIN.
N.B. : L’interview a eu lieu avant les attentats aÌ€ Bruxelles

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