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Josef Schovanec : « Dieu communique par des marginaux »

ClasseÌ « autiste » lorsqu’il eÌ tait jeune, Josef Schovanec milite pour l’inclusion des autistes dans la socieÌ teÌ . Depuis l’automne 2019, cet intellectuel eÌ clectique, philosophe, docteur honoris causa 2018 de l’UniversiteÌ de Namur, est chargeÌ aÌ€ l’UCLouvain d’accompagnement peÌ dagogique pour les personnes aÌ€ profil speÌ cifique.

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–” Chacun a eÌ teÌ affecteÌ , si pas infecteÌ , par la pandeÌ mie. Qu’est-ce qui vous a surtout toucheÌ dans cet eÌ veÌ€nement ?

–” Cette crise m’interpelle particulieÌ€rement puisqu’on oblige les gens aÌ€ mener en quelque sorte une vie d’adulte autiste : peu de sorties, une vie sociale reÌ duite, une distanciation physique... J’ai eÌ teÌ choqueÌ par sa mauvaise gestion dans des homes pour personnes aÌ‚geÌ es et des eÌ tablissements pour personnes handicapeÌ es et vulneÌ rables. J’ai constateÌ laÌ€ des deÌ faillances majeures. Plus largement, je crains aussi que l’embryon de culture internationale, faite de rencontres avec tous les horizons et d’une approche commune multilateÌ rale, soit remis en cause, notamment dans la lutte contre les famines, avec des conseÌ quences dramatiques. Je redoute qu’il y ait bien plus de victimes non pas dues au virus, mais aÌ€ la mauvaise gestion de notre monde.
–” Vous avez eÌ teÌ engageÌ aÌ€ l’UCLouvain pour l’accompagnement peÌ dagogique des eÌ tudiants aÌ€ profil speÌ cifique, en situation de handicap, de trouble ou de maladie. Avec quel objectif ?
–” Celui de rendre l’universiteÌ plus accessible, plus inclusive pour ces personnes, notamment celles aÌ€ profil autistique. On a jugeÌ que mon parcours personnel permet d’apporter une sensibiliteÌ plus particulieÌ€re aÌ€ ce sujet. C’est une taÌ‚che assez enthousiasmante. Je pense que l’universiteÌ n’est pas pensable sans une pluraliteÌ de profils. Il est bien qu’elle s’ouvre aÌ€ la richesse des diffeÌ rences. Au Moyen AÌ‚ge, les universiteÌ s recrutaient deÌ jaÌ€ des gens "bizarres– . Les eÌ tudiants au profil diffeÌ rent correspondent parfois davantage aux ideÌ aux de l’universiteÌ que certains valides qui aspirent surtout aÌ€ faire la feÌ‚te et le minimum pour reÌ ussir leur anneÌ e. J’accompagne certains de ces eÌ tudiants diffeÌ rents, notamment un eÌ tudiant lourdement handicapeÌ . Cela se voit aÌ€ son apparence. En meÌ‚me temps, il est treÌ€s eÌ rudit et grand connaisseur d’un sujet treÌ€s pointu aÌ€ l’apprentis- sage duquel il consacre fructueusement du temps.
–” Quel a eÌ teÌ votre environnement familial ?
–” Je suis neÌ en 1981 dans la reÌ gion parisienne. Mes parents sont arriveÌ s en France comme reÌ fugieÌ s politiques, fuyant le reÌ gime communiste en TcheÌ coslovaquie. J’ai grandi dans le milieu de ces reÌ fugieÌ s politiques. Beaucoup d’entre eux exerçaient des petits meÌ tiers pour survivre la journeÌ e, et se retrouvaient le soir, alors qu’ils avaient par exemple eÌ teÌ ministres deÌ chus ou avaient passeÌ des anneÌ es dans des prisons ou au goulag.
–” Vous avez rapidement eÌ teÌ jugeÌ diffeÌ rent de la plupart des autres enfants ?
–” On m’a catalogueÌ comme ayant un profil d’autiste, mais difficile aÌ€ caracteÌ riser en termes simples. Il a eÌ teÌ quasi impossible pour moi d’aller aÌ€ l’eÌ cole suite aÌ€ des soucis en termes sensoriels ou alimentaires. Je n’y avais pas de contact, si ce n’est d’eÌ‚tre physiquement frappeÌ par les autres enfants. Certaines anneÌ es, je n’y ai quasi jamais mis les pieds.
–” Jeune, vous avez subi des diagnostics et traitements deÌ sastreux et dangereux...
–” Oui, mais je ne suis pas le seul. Beaucoup d’autistes sont passeÌ s par laÌ€. Vous vous demandez comment des gens parfaitement rationnels et en principe "gentils– ont pu vous gaver de meÌ dicaments parce que vous avez l’air un peu bizarre, que vous ne regardez pas votre interlocuteur dans les yeux ou que vous avez un ton de voix eÌ trange. Cela, c’est le passeÌ . Je ne veux pas me plaindre, mais il faut imaginer, pour des enfants d’aujourd’hui, des accompagnements plus approprieÌ s que le mien.
–” Avec le recul, vous dites que vous avez eu de la chance ?
–” Oui, parce que mes parents eÌ taient des gens instruits. Ils ont pu m’aider aÌ€ apprendre. J’ai eu les meÌ‚mes enseignants que ma grande soeur et, graÌ‚ce aÌ€ ses cahiers, j’ai pu poursuivre largement mon parcours scolaire. Mes parents freÌ quentaient les milieux catholiques et certains enseignants ont pu m’aider aÌ€ trouver des arrangements avec le cadre strict de l’eÌ cole.
–” Chacun essaie de trouver des forces, des appuis pour avancer, donner du gouÌ‚t aÌ€ sa vie. Quels sont ceux qui vous ont permis d’eÌ‚tre ce que vous eÌ‚tes aujourd’hui ?
–” Ce sont mes parents et ma soeur qui ont litteÌ ralement tout fait pour moi. La grande inquieÌ tude pour mes parents eÌ tait de
savoir si je pourrais devenir autonome. Ils sont deÌ ceÌ deÌ s l’an dernier. S’ils l’avaient eÌ teÌ cinq ans plus toÌ‚t, cela aurait pu se terminer en catastrophe pour moi. Quand on retrace le parcours de personnes handicapeÌ es, on voit que ce qui a eÌ teÌ deÌ terminant, ce n’est pas la classification meÌ dicale du handicap, le niveau d’autisme ou la geÌ neÌ tique, mais le cadre familial. C’est laÌ€ qu’on s’aperçoit aÌ€ quel point le monde occidental est en retard. J’ai eu la chance de passer beaucoup de temps dans des pays du tiers-monde et treÌ€s pauvres, et laÌ€, le roÌ‚le de la famille est irremplaçable. Des millions sur un compte bancaire ne remplacent en rien cette qualiteÌ de veÌ cu humain.
–” D’autres facteurs ont contribueÌ aÌ€ vous donner des forces ?
–” Ce qui a joueÌ aussi dans mon parcours, c’est une certaine appeÌ tence pour les livres. Quand j’eÌ tais adolescent, je voulais devenir matheÌ maticien, parce qu’il n’y a laÌ€ pas trop d’interactions sociales ou de hieÌ rarchie, mais ma soeur m’a inscrit aÌ€ Sciences-po. J’avais dix-sept ans et je ne voulais pas travailler dans ce milieu-laÌ€. J’ai donc abandonneÌ et j’ai fait un doctorat en philosophie, tout en eÌ tudiant des langues
orientales. Quand on est, comme moi, un peu perdu dans la vie, on fait philo, non... ? (Rires) Et j’ai pris gouÌ‚t aux vieux bouquins. Certaines sections universitaires sont plus accessibles aÌ€ des gens comme moi. Il m’eÌ tait plus facile de trouver ma place dans un cours de langues anciennes un peu bizarres que de marketing. Mon projet eÌ tait d’enseigner aÌ€ l’universiteÌ , ce que j’ai fait un peu aÌ€ TeÌ heÌ ran. J’aurais pu y rester, mais je suis rentreÌ afin de faire de la militance associative pour la cause des personnes au profil d’autistes.
–” Vous vouliez vous rendre utile ?
–” On peut dire cela ainsi, mais ce n’eÌ tait pas seulement un altruisme totalement deÌ sincarneÌ . Travailler avec des gens diffeÌ rents, c’est profondeÌ ment eÌ panouissant. Passer une journeÌ e avec des personnes handicapeÌ es, c’est pour moi beaucoup plus plaisant qu’avec de hauts directeurs d’entreprise, et cela construit aÌ€ long terme sur le plan personnel.
–” Vous parlez des langues eÌ trangeÌ€res et vous avez beaucoup voyageÌ . Ces voyages vous ont ouvert aÌ€ une dimension nouvelle ?
–” Ce que l’on apprend dans la vie, on l’apprend en voyageant. C’est perdu dans un lieu inconnu que l’on vit les vraies expeÌ riences, y compris spirituelles. Ce n’est pas un hasard si les religions monotheÌ istes sont des religions du deÌ sert. On le comprend en s’y retrouvant sous un ciel eÌ toileÌ . Lorsqu’on est un peu perdu, vagabond, handicapeÌ , exclu, marginal, on est pousseÌ aÌ€ des voyages un peu abrupts. Il y a quelque chose de fondamental dans le deÌ - part vers ailleurs. Toutes les grandes histoires, religieuses ou non, fondatrices de civilisations, commencent par des deÌ parts.
–” Lors de vos voyages, vous avez fait des deÌ - couvertes sur le plan spirituel ?
–” Je suis frappeÌ par les paralleÌ lismes entre plusieurs traditions spirituelles. La religion bien comprise unit les humains, contrairement aÌ€ ce que disent de manieÌ€re simpliste ou rapide certains meÌ dias. AÌ€ titre treÌ€s personnel, j’ai constateÌ que les milieux religieux sont beaucoup plus stables et eÌ panouissants pour l’eÌ‚tre humain fragile ou marginal. Une certaine forme de preÌ sence religieuse peut contribuer aÌ€ l’inclusion des gens. Mais je ne suis pas naïf, il y a bien suÌ‚r des rateÌ s. Il me semble que, dans beaucoup d’universiteÌ s, la faculteÌ de theÌ ologie est plus facilement inclusive pour les personnes diffeÌ rentes que d’autres.
–” Vous eÌ‚tes confeÌ rencier, chroniqueur aÌ€ la radio, eÌ crivain... Quels sont vos projets ?
–” J’ai celui d’eÌ crire une sorte d’histoire des personnages bizarres de l’EÌ glise. On pourrait ainsi faire celle de ces moines ermites qui se retiraient dans le deÌ sert d’EÌ gypte au Ve sieÌ€cle. Pourquoi allaient-ils vivre laÌ€ ? En quoi un eÌ‚tre humain pouvait-il trouver normal de rechercher au milieu des sables brulants, accompagneÌ de scorpions, alors qu’il aurait pu simplement vivre dans une plantation verdoyante, le long du Nil et en s’amusant en ville ? Si on y regarde de plus preÌ€s, on constate que Dieu, dans son "plan meÌ dia– , ne communique pas par l’intermeÌ diaire des puissants ou des gens connus, mais par des marginaux.
–” Vous avez des maitres spirituels ?
–” Je suis d’eÌ ducation catholique. Il parait que cela se voit. Beaucoup me croient cureÌ parce que je parle lentement, alors que c’est parce que j’ai eu un treÌ€s important retard d’apprentissage du langage. Je n’aime pas trop les eÌ tiquettes. Je ne vois pas ce que cela a aÌ€ voir par rapport aÌ€ Dieu et l’eÌ terniteÌ . J’appreÌ cie par exemple, dans certaines traditions protestantes, une approche non autoritaire de la vie spirituelle. Je peux avoir de l’admiration pour certaines personnes, mais je ne me sens pas aÌ€ l’aise dans un rapport de soumission hieÌ rarchique avec un maiÌ‚tre. Le bon professeur ou maiÌ‚tre n’est pas celui qui menace d’une sanction, mais celui qui sait susciter l’envie de connaitre. Je ne suis pas un preÌ dicateur pour telle ou telle paroisse ou le porte-parole de tel ou tel groupement.
–” Une manieÌ€re d’eÌ‚tre au monde que vous appreÌ ciez, ai-je lu, est celle de contempler...
–” Oui, je ne connais pas d’expeÌ rience plus fondatrice que celle-laÌ€. De l’agitation du quotidien, de ce que l’on a aÌ€ faire en pratique au jour le jour, qu’en reste-t-il comme traces aÌ€ long terme ? Je pense que les seules choses qui construisent vraiment l’eÌ‚tre humain, ce sont des moments de contemplation. En ce qui me concerne, il s’agit de certains lieux, aÌ€ un moment non programmeÌ ouÌ€ je suis seul et ouÌ€ je regarde ce qui est devant moi. Des sortes de panoramas mentaux surgissent alors et se gravent dans ma teÌ‚te. Chacun fait ses propres expeÌ riences de ce qui est fondateur pour lui.
–” Qu’est-ce qui a de la saveur dans la vie pour vous ?
–” AÌ€ titre personnel, je suis fan des deÌ serts. Ma queÌ‚te est de me retrouver plus profondeÌ ment dans un deÌ sert plus
authentique, j’y repense cinquante fois par jour. On a parfois l’impression que les eÌ toiles sont tellement proches qu’on pourrait les attraper avec la main. C’est vraiment une
expeÌ rience hypnotique. La sensation d’une PreÌ sence y est particulieÌ€rement forte. Peut-eÌ‚tre que si j’avais veÌ cu au IVe ou Ve sieÌ€cle, j’aurais fini dans un de ces petits monasteÌ€res dans le deÌ sert. Au Moyen AÌ‚ge, je serais peut-eÌ‚tre devenu moine copiste.
–” Qu’appreÌ ciez-vous chez les autres ?
–” J’ai des sympathies renforceÌ es pour des gens qui ont des meÌ canismes de penseÌ e ou des centres d’inteÌ reÌ‚t proches des miens. Les eÌ changes avec les autres ne sont pas preÌ visibles et sont une leçon d’humiliteÌ . Parfois, a priori, on n’a pas de sympathie pour quelqu’un, mais on change d’avis ensuite. Il faut parfois des anneÌ es pour deÌ velopper des connivences avec certaines personnes, mais ce n’est alors jamais perdu.
–” L’humour est preÌ sent chez vous. Il vous sauve ?
–” L’humour est un trait marquant de l’eÌ‚tre humain, il est culturellement deÌ termineÌ . Les blagues chinoises ne font pas rire les EuropeÌ ens et vice-versa. Mais, en geÌ neÌ ral, si vous arrivez aÌ€ faire rire quelqu’un, vous eÌ‚tes adopteÌ . Il est biologiquement quasi impossible de haïr quelqu’un qui vous fait rire, et c’est pour cela qu’il est neÌ cessaire d’apprendre aÌ€ faire rire l’autre. â– 

Propos recueillis par GeÌ rald HAYOIS

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