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LE SACREÌ , SELON THIERRY TILQUIN

Ce 23 octobre, notre collaborateur et ami Thierry Tilquin nous quittait, emporteÌ par l’eÌ pideÌ mie. Si, aÌ€ L’appel, il eÌ tait journaliste, Thierry eÌ tait aussi un theÌ ologien, aÌ€ la penseÌ e contemporaine et critique. AÌ€ sa meÌ moire, nous republions ici ses reÌ flexions sur le sacreÌ , sur base des textes qu’il avait eÌ crits en 2015 pour L’appel et pour le CEFOC, le Centre de formation en EÌ ducation permanente ouÌ€ il eÌ tait formateur apreÌ€s en avoir assureÌ la direction. Merci Thierry.

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Dans une reÌ gion d’Afrique centrale, des ingeÌ nieurs europeÌ ens partent en balade au volant de leur 4x4. Au deÌ tour d’une piste en terre battue, ils deÌ couvrent un large espace couvert de petites pierres blanches qu’ils traversent
alleÌ€grement et dont ils font leur terrain de jeu. Sans le sa- voir, ils viennent de profaner un lieu sacreÌ , celui des morts : la terre des anceÌ‚tres. C’est l’eÌ moi dans la population. (...) Les ingeÌ nieurs devront rentrer au pays.

Quel est le soubassement qui fonde et porte la socieÌ teÌ moderne europeÌ enne ? Quel est le noyau dur sacreÌ , c’est-aÌ€- dire ce qui se reÌ veÌ€le intouchable et inviolable sous peine de saper les fondements du vivre-ensemble de cette socieÌ teÌ ? Depuis plusieurs sieÌ€cles, avec le processus de seÌ cularisation, ce n’est plus la religion chreÌ tienne. Celle-ci ne geÌ€re plus le sacreÌ . (...) Est-ce la raison, la science, le progreÌ€s, la liberteÌ , la deÌ mocratie, l’eÌ galiteÌ ? Un peu de tout cela, sans doute. La philosophe lieÌ geoise, Gaëlle Jeanmart, qui anime des ateliers de philosophie pour les enfants et les adolescents, explique :
« Avec le deÌ clin des grandes formes collectives de sacralisation, des grandes –˜messes’, le sacreÌ n’a pas disparu, il s’est individualiseÌ . On a chacun ses rites quotidiens, ses habitudes, ses lieux sacreÌ s : notre eÌ cole, le lieu ouÌ€ l’on a embrasseÌ pour la premieÌ€re fois... C’est une manieÌ€re de s’humaniser sans doute. Mais avons- nous besoin de ces rites pour eÌ‚tre plus humains ? » (...)

SACREÌ PLURIEL

Dans le contexte occidental, le sacreÌ , comme la spiritualiteÌ , n’est donc plus l’apanage des religions institueÌ es. Il releÌ€ve davantage de l’individu. (...) Certains en font l’expeÌ rience en se confrontant aux grandes questions de la vie et de la mort, d’autres en communiant avec la foule lors d’un concert, d’autres dans la contemplation d’une oeuvre d’art, d’autres encore dans l’engagement pour une cause commune ou dans la relation amoureuse.

Le sacreÌ n’existe pas en soi, il est ce que l’on sacralise. Il est ce pour quoi on est preÌ‚t aÌ€ se battre, aÌ€ se sacrifier voire
aÌ€ donner sa propre vie. En quelque sorte, le sacreÌ s’humanise en se seÌ cularisant. Pour autant, le sacreÌ religieux ne disparaiÌ‚t pas. Il se transforme et eÌ volue en fonction du contexte et de l’histoire. Dans la tradition chreÌ tienne, on a longtemps consideÌ reÌ la Bible comme un texte auquel on ne pouvait toucher et qu’on ne pouvait pas interpreÌ ter. Certains de ses livres avaient meÌ‚me eÌ teÌ mis aÌ€ l’index. En s’appuyant sur l’archeÌ ologie, les sciences humaines et la philosophie, les exeÌ geÌ€tes ont mis en lumieÌ€re le contexte historique dans lequel ont eÌ teÌ eÌ crits tous ces textes. Les traductions les ont rendus accessibles aux chreÌ tiens qui, aujourd’hui, peuvent les lire et en faire eÌ merger du sens pour eux-meÌ‚mes. (...)

SEÌ PARATION AVEC LE PROFANE

Au cours de son histoire, l’EÌ glise chreÌ tienne n’a pas eÌ chappeÌ aÌ€ la sacralisation. Comme dans les religions anciennes, elle a reÌ introduit une distinction entre le sacreÌ et le pro- fane. ParticulieÌ€rement dans la liturgie. EÌ glises, autels et preÌ‚tres ont eÌ teÌ consacreÌ s. Pour le theÌ ologien belge, Joseph Comblin, « le clergeÌ , en tant que classe seÌ pareÌ e, est une invention de Constantin (IVe sieÌ€cle). Jusque-laÌ€, il n’y avait pas de distinction entre personne sacreÌ e et personne profane : tous eÌ taient laïcs car JeÌ sus n’avait pas preÌ vu autre chose... Au contraire, il avait mis aÌ€ l’eÌ cart les preÌ‚tres et n’avait en aucun cas preÌ vu l’apparition d’une autre classe sacerdotale car tous les hommes sont eÌ gaux. Il n’y a pas non plus des personnes sacreÌ es et d’autres non sacreÌ es car, pour JeÌ sus, il n’y a pas de diffeÌ rence entre le sacreÌ et le profane : tout est sacreÌ , tout est profane ». (...)

Cette sacralisation des textes fondateurs, des personnes, des institutions ou encore des espaces et des baÌ‚timents constitue une dominante dans les religions. Ce pheÌ nomeÌ€ne peut conduire aÌ€ des deÌ rives : « Le mot islam, ces trente dernieÌ€res anneÌ es, a supplanteÌ Allah, Dieu, explique le philosophe Rachid Benzine. Il y a eu une sorte d’inversion de hieÌ rarchie et aujourd’hui le propheÌ€te est en train de supplanter la figure de Dieu. Ce n’est plus Dieu et son propheÌ€te mais plutoÌ‚t le propheÌ€te et son Dieu. » L’EÌ glise catholique n’est pas en reste : des courants conservateurs y deÌ fendent une plus nette seÌ paration entre le clergeÌ et les laïcs ainsi qu’un recentrement autour du culte et de la pratique des sacrements.

LA FRATERNITEÌ COMME SACREÌ

N’y aurait-il pas un autre sens du sacreÌ pour aujourd’hui ? Autre que l’exaltation de la liberteÌ de l’individu replieÌ sur lui-meÌ‚me. Autre que la mise aÌ€ l’eÌ cart du monde dans une appartenance religieuse fermeÌ e sur elle-meÌ‚me.
Pour ReÌ gis Debray, le sacreÌ est au contraire dans ce qui relie les humains entre eux et dans ce qui fait communauteÌ humaine. (...) Pour lui, la sacraliteÌ s’incarne dans la fraterniteÌ , le troisieÌ€me terme de la devise reÌ publicaine. Qui donne en fait son sens aux deux autres : la liberteÌ et l’eÌ galiteÌ . Au-delaÌ€ des limites de la famille, du clan, de la communauteÌ de sang et de la couleur de peau, c’est « pouvoir appeler freÌ€re ou soeur un eÌ tranger qui ne porte pas notre nom ». Dans son Plaidoyer pour la fraterniteÌ , le philosophe Abdennour Bidar va dans le meÌ‚me sens. « Chacun, eÌ crit-il, va devoir choisir entre la fraterniteÌ universelle ou le repli sur soi, la grande famille humaine ou la petite tribu identitaire. » â– 

Thierry TILQUIN (– )

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