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LEILA BELKHIR : « Je dois partager une partie de ma chance »

Les médias l’ont rendue familière. Infectiologue et cheffe de clinique à St-Luc Bruxelles, professeure à l’UCLouvain, Leila Belkhir a apporté sur les plateaux de télévision un regard neuf. Son itinéraire, qui débute dans la station-service de ses parents, inspire de nombreuses jeunes femmes. Ce dimanche-là , entre lessives et corrections de devoirs, cette mère de famille confie que la vie lui a toujours souri. Et qu’elle lui en est redevable.

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–“ Leila Belkhir, vous êtes devenue un de ces experts qu’on a découvert dans les médias depuis le début de la pandémie. Comment cela s’est-il produit ?

–“ C’est un peu le fait du hasard. En mars 2020, lorsque la pandémie commençait à battre son plein, on vivait le bazar dans les hà´pitaux. Sacha Daout, de la RTBF, me contacte alors et insiste pour me faire venir à son émission. Je décline : à Saint-Luc, on était noyés. Mais, un jour, j’en ai eu marre d’entendre des gens parler de la pandémie dans les médias alors qui n’étaient pas sur le terrain. Je me suis décidée. « –‰OK, allez maintenant, j’y vais. Moi, je suis à l’hà´pital. Parce que, cela ne se passe pas vraiment comme on le dit.–‰ ». Au début, j’y allais pour expliquer ce qui se passait, puis les choses se sont enchaînées.
Il me semble que ma "médiatisation– est simplement due à ce que, à un moment donné, je suis allée à la télé dans le cadre de mon boulot. Peut-être m’a-t-on appelée parce que je travaillais dans un hà´pital académique. Ma façon de parler, d’expliquer, a dû plaire. De là , on m’a plusieurs fois interpellé de nouveau. Cela relève du coup de chance. Mais je ne réponds pas à toutes les demandes ! Avec les journalistes, on pourrait être tous les jours à la TV ou à la radio...

Fondamentalement, je suis une femme médecin qui s’occupe de maladies infectieuses. J’ai toujours voulu être médecin. À la base, je voulais travailler à Médecins sans Frontières. Puis je me suis mariée et que j’ai eu des enfants. Je n’oublie pas ce projet, mais il n’est pas d’actualité pour l’instant.

–“ Dans votre enfance, un moment ou un événement vous a-t-il un davantage amenée à ce désir de devenir médecin–‰ ?

–“ Toute petite, j’aimais bien m’occuper des gens, des autres. Je sais que ce choix de carrière remonte à ma petite enfance parce que je ne me souviens pas avoir voulu faire autre chose. Quand j’étais à l’université, j’ai revu une institutrice maternelle qui m’a demandé : « Alors Leila, qu’est-ce que tu fais–‰ ? Médecine–‰ ?–‰ » Et j’ai répondu : « –‰Ben oui, je fais médecine.–‰ » Je sais qu’en primaires, j’ai été marquée par des images, quand il y a eu des famines assez importantes en Afrique, et qu’on voyait les missions humanitaires qui allaient là -bas. Je me souviens que cela m’a frappée, mais à cette époque je savais déjà que je voulais devenir médecin. Cette profession m’anime depuis toujours. Je voulais être médecin si je réussissais mes études. Comme j’ai aussi toujours bien aimé expliquer et enseigner, et que, comme beaucoup d’enfants, je jouais à l’institutrice, je m’étais dit : « –‰Si les études de médecine, ça ne va pas bien, je serai prof.–‰ » Et j’ai la chance de pouvoir faire les deux.

–“ Il y a un lien entre le contexte dans lequel travaillaient vos parents et votre désir d’aider les autres–‰ ?

–“ Mes parents ont toujours beaucoup, beaucoup travaillé. J’ai été baignée dans cette ambiance de travail. Je n’ai cessé de voir mes parents au boulot, le week-end compris. Et j’ai toujours mis la main à la pâte. À partir de l’âge où j’ai commencé à pouvoir aider, je l’ ai fait. Mes parents ont aussi toujours beaucoup aidé autour d’eux.

–“ Votre père, tunisien, était venu en Belgique trouver du travail...

–“ Mon papa est venu en Belgique en 1963. Il avait 17 ou 18 ans. À l’époque, on cherchait beaucoup de main-d’oeuvre, en particulier à Caterpillar. Un couple belge rencontré en Tunisie lui en avait parlé. Par la suite, il a suivi des cours du soir pour obtenir un diplà´me en mécanique, et il est devenu garagiste. Quelques années après, il s’est marié avec ma maman qui, elle, était issue d’un milieu moins pauvre, plus favorisé. Au début, ici, elle a travaillé comme secrétaire. Ensuite, ils ont repris la gestion d’une station-service Chevron, avec un garage et un commerce, à Marcinelle. Puis ils sont retournés avec ma soeur et moi en Tunisie en 1988, mais ils ne se sont pas plu. Après avoir vécu ici autant d’années, cela ne s’est pas passé comme ils voulaient. Ils sont donc revenus en Belgique pour reprendre une station Texaco, mais là du cà´té de Wavre. J’ai donc suivi toutes mes humanités à l’Institut de La Providence de Wavre.
Leurs horaires de travail étaient assez prenants. Du 7 jours sur 7, de 6 h 30 à 22 h. C’est devenu lourd pour eux, d’autant qu’ils ont eu quelques petits problèmes de santé. Ils sont alors repartis du cà´té de Marcinelle au moment où j’étais en première année à l’unif. Je suis originaire et je suis née à Charleroi, où j’ai été à l’école Notre-Dame. Mais je suis attachée à Wavre parce que j’ai là tous mes souvenirs de quand j’étais adolescente.

–“ Quels souvenirs avez-vous de votre enfance ?

–“ Plein de souvenirs, car j’ai vraiment vécu la vie de la station. Petite, je rencontrais beaucoup d’adultes parce qu’une station-service, c’était aussi un commerce de proximité. On connaissait tous les gens qui habitaient autour. J’ai été entourée de beaucoup d’amour. De temps en temps, des personnes plus âgées proposaient d’aller me promener. On prenait la poussette, et on partait. En humanités, je remplissais les rayons. Et, surtout, j’ai commencé à pouvoir tenir la caisse. Je l’ai fait énormément.
Lorsque, chaque année, nous retournions en famille en Tunisie, ma soeur et moi avons vite été confrontées à ce décalage entre ce que nous avions en Europe et ce village, sur l’île de Kerkennah, où il y avait beaucoup de pauvreté. Cela m’a beaucoup touchée. Et m’a permis de très vite me rendre compte que j’avais de la chance et d’être née dans un endroit où je ne manquais de rien et où je pouvais envisager tout ce que je voulais.

–“ Vous qui étiez née en Belgique, comment avez-vous vécu le moment où vos parents vous ont annoncé que vous quittiez la Belgique pour « rentrer au pays–‰ »–‰ ?

–“ Au début, j’ai eu du mal, comme tout enfant qui déménage et quitte ses copains. Parce que je quittais mes copines d’école. Mais, là -bas, on est allées au lycée français, où il y a une ambiance assez particulière, avec beaucoup d’expats. Il régnait là un mode de vie que j’ai bien aimé. Les gens se voyaient beaucoup le week-end et après l’école. Il faisait beau... Au final, je garde un bon souvenir de cette année. Puis on est revenus, et j’ai commencé ma sixième primaire.

–“ S’ils avaient imaginé retourner en Tunisie pour du bon, vos parents devaient être très attachés à leur pays d’origine...

–“ Cela, c’est leur vie, leur histoire. Ils avaient un projet et, au final, cela ne s’est pas concrétisé comme ils le souhaitaient. Ils n’ont absolument pas regretté de revenir ici. Maintenant, ils sont pensionnés et se partagent entre la Belgique et la Tunisie. Cela leur convient. Toutes leurs attaches sont ici, mais ils se permettent d’aller plus souvent qu’avant là -bas, où on allait "juste pour les vacances– .

–“ Vous-même, vous retournez en Tunisie–‰ ?

–“ Tous les ans. Je suis très attachée à ce pays. Je me sens à l’aise des deux cà´tés. Je me sens belge, je suis née ici et j’ai toujours vécu en Belgique. Mais j’ai aussi des racines et un cà´té tunisien. Je vois plutà´t cela comme une richesse. Toute ma famille est là -bas. Mes grands-parents sont malheureusement décédés cette année. Mais je suis aussi très proche de mes oncles et tantes, mes cousins, mes cousines. J’aime beaucoup l’ambiance.

–“ Vos grands-parents sont décédés de la covid–‰ ?

–“ Mon grand-père oui, au printemps passé. Il y a eu beaucoup de décès en Tunisie. J’y suis allée l’été dernier pour aider, très modestement à Kerkennah, sur "mon– île, l’île dont je suis originaire, où il n’y a pas une famille qui n’a pas été endeuillée. Cela me touchait beaucoup d’agir ici et de ne rien faire là -bas. J’ai travaillé une dizaine de jours comme bénévole à l’hà´pital et lors des campagnes de vaccination. L’accès aux soins n’est pas du tout le même que celui que nous avons ici. Et il y a vraiment eu des pénuries d’oxygène.

 Vos attaches avec le pays de vos parents sont fortes...

–“ On a souvent tendance à porter un regard négatif sur ceux qu’on appelle "les enfants l’immigration– . Je n’aime pas me définir ainsi parce que je me sens tout aussi belge que mon mari, qui est un "pur Belge– et qui s’appelle Pierre. Mais je considère comme une force de pouvoir aussi avoir cet autre cà´té méditerranéen, ce cà´té chaleur, avec la culture tunisienne. Comme si c’étaient mon père et ma mère. Je ne pourrais pas choisir entre les deux. Ce sont deux aspects de ma vie.

–“ Que vous apporte chacune de ces cultures–‰ ?

–“ En Belgique, il y a une certaine rigueur. Au travail, on essaye de faire les choses de façon rigoureuse. Peut-être est-ce moins le cas dans les pays plus chauds où, souvent, ce qui peut être fait demain sera fera demain. Moi, je suis plutà´t du style "Allez, on y va, on avance. Au boulot– . De l’autre cà´té, il y a une culture de l’accueil. On tient sa porte ouverte, tout le monde peut venir, on partage. Le sens de la famille est fort marqué en Tunisie. Cela, je l’ai aussi.

–“ Revenons sur votre parcours. Vos avez suivi toutes vos études dans l’enseignement catholique...

–“ Cela a été pour moi une richesse par rapport à la Tunisie, où la culture musulmane prédomine clairement. Avoir eu ce bagage, cet enseignement chrétien, a été très intéressant. J’ai toujours été attirée par les religions, et en particulier par l’histoire des religions. Il est utile de voir d’où proviennent les différences entre elles, et de comprendre ce qui explique la diversité des points de vue..
Pour le reste, pour moi, la religion appartient au domaine du privé. On focalise parfois trop les gens par rapport à leurs convictions. Comme s’ils devaient s’identifier à cela. La religion est quelque chose que l’on vit en soi-même. Chacun peut l’expérimenter de façon différente.
Je n’aime pas les étiquettes. On veut trop mettre les gens dans des clichés, dans des cases. À cause de cela, on perd ce qui fait leur richesse. Que sont les gens ? En général, ce n’est ni tout blanc ou tout noir, ou pour ou contre. La vie est tellement pleine de nuances ! La gestion de la pandémie aurait été beaucoup plus sereine s’il y avait eu moins de clivages tels qu’on les voit maintenant, même au niveau des médias. Il m’arrive de refuser des interviews parce que je trouve que le sujet va être purement clivant et ne rien apporter.

–“ Vous êtes vous un jour dit qu’être une femme et vouloir devenir médecin, c’était impossible, ou presque ?

–“ Mes parents m’ont appris, à ma jeune soeur et à moi, qu’il fallait travailler. Mon papa nous a martelé que tout ce qu’il voulait était que nous réussissions à l’école. C’était primordial pour lui. Je n’ai jamais eu l’impression ou le sentiment que j’aurais des barrières à franchir pour atteindre mon objectif. Je ne me suis jamais sentie différente.

–“ Même comme femme dans un univers fort masculin–‰ ? Le féminisme est un de vos combats–‰ ?

–“ Je suis légèrement féministe dans l’âme. Je n’ai jamais considéré que la parole d’une femme avait moins d’importance que celle d’un homme. Je dis souvent à mes trois filles qu’elles doivent faire, ou en tout cas tenter de faire, ce qu’elles ont envie. Et ne jamais se laisser déprécier ou croire qu’elle ferait moins bien parce que, par exemple, il y aurait un homme au même poste. À part cela, on ne peut pas mener tous les combats, aller à toutes les manifs. Mais je ne suis pas dans l’extrême non plus. Il faut juste du respect dans un sens comme dans l’autre. À l’hà´pital, il y a maintenant de plus en plus de femmes. Pas encore beaucoup dans les hautes fonctions, mais la génération qui monte compte beaucoup de femmes. Donc, j’ai envie de dire que tout est possible. Pour l’instant, la doyenne de la faculté de médecine de l’UCLouvain est une femme, et la rectrice de l’ULB est toute une rectrice. Dans mon parcours de médecine interne et de maladies infectieuses, je n’ai jamais vécu le fait d’être une femme comme un handicap. Mais, dans d’autres milieux, on rencontre probablement des situations beaucoup plus dures.

–“ Votre parcours a aussi été inspirant pour d’autres personnes...

–“ J’ai de temps à autre des témoignages de jeunes femmes qui me disent : « –‰Ah ! Franchement, vous nous avez inspirées–‰ ». Récemment, à une conférence, une jeune est venue me trouver : « –‰Moi, je n’en pouvais plus de ma dernière année de médecine. Et honnêtement, de vous voir, cela m’a donné envie de continuer.–‰–‰ », etc. Que mon parcours scientifique ou académique puisse modestement inspirer, pourquoi pas, s’il peut motiver certaines jeunes filles à faire des études de médecine... Pourquoi ? D’abord parce que je suis une femme, ce qui joue, dans un monde quand même fort divisé, même si cela est en train de changer. Et puis, indirectement, il y a mes origines. Même si elles peuvent être à doubles tranchants.

–“ À l’université, vous entrez en médecine. Mais pas pour vous spécialiser dans les maladies infectieuses...

–“ En première année, à Namur en 1996, je m’étais dit : « –‰J’aime beaucoup les enfants, je vais faire de la pédiatrie.–‰ » Et puis, un de mes cousins a une leucémie, alors qu’il avait 5 ans. Et je me suis rendu compte qu’aimer les enfants était une chose, mais les soigner était quand même différent. Parallèlement, nous avons eu des cours sur les microbes. Et très vite, je me suis aperçue que j’aimais la microbiologie, et donc les maladies infectieuses. Quand, en 6e année, il fallait faire le choix pour un concours, j’ai choisi la médecine interne, avec l’idée de m’engager ensuite dans les maladies infectieuses. Après, tout s’est légèrement précipité. On apprend qu’on a réussi le concours, puis après on part en stage à différents endroits. J’ai commencé par Bouges à Namur, puis Jolimont, puis Charleroi, et puis de nouveau Namur, et j’arrive à Saint-Luc . On m’a proposé rapidement d’y rester. Avec mon mari j’avais le projet d’aller en France. On y est allés un an. Entre-temps, il y a eu deux grossesses. J’ai ensuite été nommée à Saint-Luc et depuis, je suis à Saint-Luc.

–“ Vous être aussi professeure...

–“ Après ma thèse, qui a duré cinq ans, j’ai été nommée chargée de cours clinique. Comme je l’ai dit, j’ai toujours bien aimé jouer à la maitresse d’école. J –˜étais en rhéto l’année où il y avait les grèves. J’avais alors organisé, avec d’autres, des cours de rattrapage pour ceux qui avaient des difficultés. J’ai vraiment toujours bien aimé enseigner. Et parler. En secondaires, j’ai fait du théâtre. Cela ne me gêne pas de prendre la parole, j’aime bien expliquer. Cela fait partie de mon ADN.
Mais quand la pandémie finira, je ne veux pas rester publique. Je ne veux pas être un étendard. Je suis surprise que, encore maintenant, de temps en temps, on m’invite encore sur un plateau TV. Je pensais que cela s’arrêterait bien plus tà´t. Je ne veux pas faire de politique. Donc, je ne veux pas être politisée, ni instrumentalisée. Je suis très lucide à ce sujet. Cette période est un temps de ma vie où, peut-être, j’ai pu apporter un petit quelque chose. Mais cela va s’arrêter.
Déjà , il y a beaucoup de choses que je refuse, notamment des Prix qu’on veut m’attribuer.
J’ai mené et je continue à mener un combat sur le terrain. Je me bats, parce que j’y vois mon devoir, et que je dois le faire. Mais je ne suis pas officiellement la représentante des infectiologues. Je ne fais pas cela pour les honneurs, pour recevoir une gommette officielle.

–“ En tout cas, vous avez livré plus qu’un témoignage...

–“ J’ai apporté le regard de l’infectiologue à l’hà´pital. Avec une vision malgré tout relativement large, parce que je suis en contact avec des gens tout le temps. Lors de la première vague, j’ai continué à pratiquer mon activité de médecin, avec des consultations. Même si je voyais tous les jours des patients covid, je ne voyais donc pas que cela. Le premier confinement a été très dur, et quand on a rouvert les consults et qu’on a commencé à revoir les patients, je me suis dit : « –‰Oh là , il y a eu des dégâts qui ont été faits–‰ ». Si on avait une maison quatre façades avec un jardin, cela n’était pas la même chose que quand était dans un petit appartement avec les enfants qui vont plus à l’école, etc. Malgré ma vision hospitalière, j’ai aussi un regard plus holistique, et aussi plus social. Mais je ne connais pas tout, loin de là . J’essaye plutà´t de parler de ce que je connais, de ce qui relève de mon angle.

Il arrive que l’on voudrait que j’intervienne sur certains points que j’estime ne pas relever de mes compétences. Par exemple pour les enfants, il y a des choses que je ne maitrise pas parce que, simplement, je ne suis pas le pédiatre qui aura planché pendant des heures sur le sujet et que je n’aurai pas les mêmes subtilités. Je ne manie pas du tout les chiffres comme un vrai épidémiologiste. Je vois ce que je vois et ce que je comprends, ainsi que ce que je vis à l’intérieur au niveau de l’hà´pital.
Mais quand on me demande des pronostics, je réponds à chaque fois que je n’ai pas de baguette magique. Mon mari se moque souvent de moi parce que répète fréquemment cela. Mais je le crois. La situation est tellement complexe qu’il est difficile d’avoir une vue parfaite de ce qui se passe et de ce qui se passera.

–“ Les politiques n’ont pas toujours été à la hauteur–‰ ?

–“ Durant la première phase de la pandémie, on avait quand même clairement une ministre de la Santé fort absente. Puis le pouvoir politique a changé. Tout ce qu’ils font n’est absolument pas parfait, mais, on doit le dire, être politique en temps de pandémie n’est pas facile. Car tout le monde défend son propre point de vue. Les médecins hospitaliers ou les chefs d’hà´pitaux vont vouloir protéger les hà´pitaux. Les médecins généralistes, la médecine de première ligne. Et puis après, vient le tour des commerçants, qui vont défendre les commerces, les acteurs de la culture, la culture... Il y a aussi tout ce qui relève de économique aussi. Prendre les bonnes décisions doit être très compliqué.

–“ Ont particulièrement raté quelque chose–‰ ?

–“ Une leçon permanente de cette crise est le manque d’anticipation. Toutes les décisions ont été prises le nez dans le guidon, à certains moments trop tard, parfois de façon décalée. Certains aspects auraient dû être anticipés. Avec Marius Gilbert et Nathan Klumeck, on avait dit, en avril de l’année passée, qu’il fallait se préparer pour l’hiver en termes d’aération, de ventilation. C’était tout bénéfice contre la covid, mais aussi éventuellement contre d’autres virus respiratoires. Et puis, on constate qu’on dit aux écoles qu’on va livrer des détecteurs de CO2... en décembre 2021...
Il a toujours fallu agir dans l’urgence, mais je me demande s’il n’y aurait quand même pas fallu qu’il y ait certains hommes politiques qui réfléchissent à une vision du long terme, pendant que les autres étaient dans l’action. Ce manque d’anticipation reste une constante. Malgré tout, j’éprouve tout de même une certaine empathie pour les femmes et les hommes politiques, parce que la situation est compliquée et que tout le monde est fatigué, quel que soit le niveau. Il n’y a pas une personne dans cette société qui n’est pas fatiguée de cette crise. Même nous, je le vois à l’hà´pital. Tout nous paraît plus compliqué parce qu’on passe notre temps à s’organiser, à se réorganiser. Et l’énergie du début n’y est plus. Plus du tout. Beaucoup de gens ont arrêté, ou sont en burn-out. Il y en a aussi qui se sont réorientés. On a énormément de lits qui sont fermés, que ce soit à Saint-Luc ou dans les autres hà´pitaux. Au niveau des équipes, cela devient dur.

–“ Beaucoup de membres du personnel tombent aussi malades...

–“ Cela se rajoute au reste. Pour l’instant Omicron est tellement contagieux qu’il contamine un nombre de personnes assez impressionnant. Dès lors, en plus du manque chronique de personnel, tous les jours, on a des collègues qui sont contaminés ou cohabitent avec des personnes positives. Heureusement, la plupart sont à la fois vaccinés et plus jeunes. Après quelques jours à la maison, ils reviennent. Mais en attendant, quand on est déjà avec un effectif réduit, cela aggrave la problématique.

–“ Et puis, il y a les non-vaccinés...

–“ Même dans un hà´pital, cela reste des personnes, des êtres humains qui ont leurs questions, leurs interrogations. Et il y en a certains qui malheureusement, comme partout, ont peur. Souvent, ces peurs sont liées à de fausses informations. La plupart du temps, en tout cas. Quand je discute avec des patients, ils me disent : « –‰J’ai entendu que–‰ », « –‰J’ai cru que–‰ », « J’ai lu que–‰ »... C’est comme ça. J’ai quelques rares patients qui ne sont pas vaccinés et qui disent « –‰Je vous crois un docteur, je vous fais confiance, mais j’ai peur.–‰ » La peur a un cà´té irrationnel.

–“ Vous, vous sentez fatiguée–‰ ?

–“ J’ai envie de dire oui et non. J’ai encore beaucoup d’énergie parce que j’arrive à me ressourcer. On ressent plus la fatigue dans l’ambiance générale à l’hà´pital, où il y a un manque de personnes majeur. Cette crise a un cà´té usant dont on ne se rend pas bien compte. Mais, malgré tout cela, je reste optimiste.
Sur ces deux ans, j’ai aussi cà´toyé davantage de décès que je n’en avais jamais connu auparavant. Cela permet de prendre conscience de la fragilité de la vie.

–“ Vous avez des lectures favorites, des occupations qui vous changent l’esprit–‰ ?

–“ J’aime lire. Je termine La plus secrète mémoire des hommes, le dernier Prix Goncourt. Un autre livre que j’ai beaucoup aimé, qui m’a vraiment marqué, est Des diables et des saints, de Jean-Baptiste Andréa, qui parle d’orphelins et de leur vie dans l’orphelinat. Une histoire d’amour, mais d’amour profond entre ces enfants abandonnés qui se tiennent et se soutiennent, avec aussi les méchancetés de l’enfance. Cela faisait longtemps que cela n’était plus arrivé, je l’ai lu en 48 heures, en partie pendant la nuit.

–“ Vous lisez la nuit–‰ ?

–“ Je vais me coucher tard. J’essaye toujours de lire avant de m’endormir. Je n’ai pas besoin de beaucoup d’heures de sommeil. Je peux donc me coucher tard et me lever tà´t. Cette force est aussi une chance. Je cours aussi un peu, le week-end. Sinon, je marche avec mon chien.

–“ À l’heure actuelle, réussissez-vous à vous vider l’esprit–‰ ?

–“ J’ai l’impression que mon cerveau travaille tout le temps. Je n’ai pas réellement pu faire le vide depuis le début de cette pandémie. Même quand on est en vacances, on se tient à jour. Alors, aller marcher pendant une heure me fait du bien. Il y a des moments où je déprime, comme tout le monde, mais cela ne dure pas longtemps.

–“ En quoi croyez-vous–‰ ?

–“ Malgré tout, en l’être humain. Même si beaucoup de gens sont très pessimistes à ce propos. Il y a des imbéciles, comme partout, mais je reste fondamentalement convaincue qu’il y a beaucoup plus de gens bien et bienveillants qu’on ne veut de temps à autre le faire croire. J’ai déjà été déçue, et je le serai encore, comme beaucoup. Mais j’ai l’occasion de m’occuper et d’aider des personnes réfugiées, et j’ai participé à des actions bénévoles diverses. Au final, quand on va dans ce genre de l’association, on se rend compte qu’il y a beaucoup de gens qui donnent de leur temps. Beaucoup de gens qui donnent. On n’insiste pas assez là -dessus.
Quand on lit les journaux ou que l’on regarde les médias, il y a des moments où on nous montre trop la folie d’hommes porteurs d’une certaine agressivité. Sur les réseaux sociaux, quand on lit certains commentaires, on voit une telle agressivité, une telle méchanceté ! Mais je reste intimement convaincue que cela ne représente qu’une fraction de la population et que la plupart des gens sont bienveillants.

–“ On pourrait dire la même chose à propos des religions. On a actuellement l’impression qu’elles sont un mal, et que c’est elles qui génèrent les horreurs du monde...

–“ Je crois qu’il y a des Hommes ( avec un H majuscule, pour hommes et femmes) qui utilisent les religions pour leurs propres buts, pour leurs propres fins, et les détournent de leurs principes. À la base, une religion est plutà´t là pour essayer d’aider, de guider l’être humain. Malheureusement, certains les exploitent pour leurs propres intérêts, qui sont souvent des intérêts belliqueux, ou des intérêts de pouvoir.

–“ Il arrive que l’on affirme que tout cela se trouve dans les textes sacrés...

–“ Il faut toujours remettre les textes religieux dans leur contexte historique. Que ce soit l’Évangile, il y a deux mille ans, ou du Coran, il y a plusieurs centaines d’années, on ne peut pas interpréter un texte sans s’en remettre au contexte historique de l’époque et sans essayer d’expliquer, de contextualiser. En plus, comme pour tout, il faut éviter la lecture au premier degré. Que signifie le sens–‰ ? Certains ont parfois tendance à vouloir tout prendre à la lettre, peut-être par facilité. Il est aisé de ne pas réfléchir et de se dire : « –‰J’obéis parce que c’est comme ça–‰–‰ », plutà´t que d’essayer d’extraire le sens et, dans le sens, de chercher la signification profonde de ce qui se trouve derrière les mots.

–“ Comment vous ressourcez -vous–‰ ?

–“ Je suis une amoureuse de la vie. Cet amour, je le trouve dans tout ce que je fais au quotidien. Je me rends compte que j’ai vraiment beaucoup de chance, déjà , de façon générale, de ne pas avoir de soucis. Je travaille énormément, mais j’ai de formidables enfants, une chouette famille, de super amis, beaucoup de gens autour de moi que j’aime et qui m’aiment, de très bons collègues... Et il y a ce métier aussi que j’aime, malgré toutes les difficultés. Il me nourrit, réellement.
Mais je ne suis ni une superwoman ni un super héros. J’ai bien sûr des jours plus compliqués, des moments où cela ne va pas, où je pleure un peu dans ma voiture. Mais, en général, cela ne dure pas. Au boulot, il y a des collègues qui pleurent. Parfois, moi aussi j’en ai ras le bol. Fin de la semaine, j’en parlais avec l’infirmier-chef de l’unité covid de Saint-Luc : au niveau infirmiers ou infirmières, il y en a qui sont complètement démotivés. C’est dur, vraiment. Mais, à cà´té, il y a beaucoup de solidarité, on est là à se serrer les coudes, et je trouve cela très beau.

–“ Pourquoi avez-vous un tel amour de la vie–‰ ?

–“ Parce que moi, je ne dois pas me poser la question de savoir ce que je vais manger demain, ou comment je vais boucler les fins de mois... Quand on a conscience d’avoir la chance extraordinaire qui est la mienne, il y a comme un devoir qui se met en place. Quand cela roule dans ma vie quotidienne, je ne peux que me dire : « –‰Ma cocotte, toi, tu dois contribuer aussi à ce que cette société fonctionne, à ce que ça aille dans l’hà´pital–‰ ». J’ai toujours été comme cela. Je suis un petit moteur. Et j’aime ça.
Bien sûr, il y a des gens qui sont dans des situations telles dramatique qu’ils ont le droit d’être foncièrement tristes. Je ne dis pas qu’on ne peut pas se plaindre. On a chacun une force et un bagage différent. Moi, j’ai la chance d’avoir beaucoup de force. Et j’estime que je dois redistribuer autour de moi une partie de cette chance-là .

–“ Comment redistribue-t-on sa chance–‰ ?

–“ En donnant. Du temps, de l’écoute, de l’attention, de l’amour... En essayant de bien faire les choses. En étant bienveillant. Une citation a guide toute ma vie : If you change nothing, nothing will change. Si quelque chose te paraît injuste, tu dois essayer de faire en sorte qu’elle ne le soit plus. Je ne sais pas si j’y arriverai, mais au moins, j’aurai essayé.
Quand je vois quelqu’un qui est plus malheureux. Quelqu’un ou une situation qui n’est pas correcte, par exemple avec des réfugiés. Ou même à l’hà´pital. Tout au début de la crise, on avait ainsi interdit toute visite aux personnes qui décédaient. Je trouvais que c’était inhumain, pas juste. Cela me mettait dans tous mes états. Je suis montée au front ! Je n’étais pas la seule. On a alors très vite fait marche arrière. À Saint-Luc, il y a aussi eu des personnes –“ pas des médecins –“, qui se sont retrouvées en grosses difficultés financières lors de la pandémie. Par rapport aux médecins qui, au final, n’avaient pas beaucoup perdu, ce n’était pas juste. On a créé alors une cagnotte pouvoir redistribuer à ceux qui étaient en difficulté.
Si on a plus, il faut pouvoir partager. Je ne veux pas mourir dans un cercueil en or. La justice distributive est importante. Je ne suis pas une communiste. J’aime bien me faire plaisir aussi. Mais je ne suis pas dans l’autre extrême non plus. Il y a moyen de faire les deux choix.

–“ Finalement, vivre, c’est partager–‰ ?

–“ Ah oui. Et on est tellement heureux quand on partage !

Propos recueillis par Frédéric Antoine.

Mot(s)-clé(s) : Le plus de L’appel
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