Le Camerounais Achille Mbembe, neÌ en 1957, est l’auteur de nombreuses contributions en sciences politiques
et sociales. Docteur en histoire de la Sorbonne et diploÌ‚meÌ de l’Institut d’eÌ tudes politiques de Paris, il enseigne en Afrique du Sud et aux EÌ tats-Unis. Au SeÌ neÌ gal, il coanime les Ateliers de la penseÌ e de Dakar. Et il a eÌ teÌ reÌ cemment fait docteur honoris causa d’un institut de l’UCL.
–” Quelles sont vos origines ?
–” Je suis neÌ dans un village du Cameroun situeÌ entre la capitale YaoundeÌ et le port de Douala, au sein d’une fa- mille treÌ€s modeste dont des membres, du coÌ‚teÌ de ma meÌ€re, avaient eÌ teÌ impliqueÌ s dans les luttes anticoloniales des anneÌ es 50. J’ai grandi en eÌ coutant des histoires raconteÌ es en particulier par ma grand-meÌ€re Suzanne Ngo Yem. Ces histoires, elle en avait eÌ teÌ teÌ moin et les avait veÌ cues. De toutes les possessions coloniales françaises en Afrique sub-saharienne, le Cameroun a eÌ teÌ la seule dont la demande d’accession aÌ€ l’indeÌ pendance a eÌ teÌ appuyeÌ e par une lutte armeÌ e. Celle-ci s’est soldeÌ e par la deÌ faite du mouvement nationaliste, l’assassinat ou l’exil de la plupart de ses leaders. Les soirs, aÌ€ l’heure des contes, ma grand-meÌ€re revenait sans cesse sur ces reÌ cits, sur la theÌ matique de la deÌ livrance et sur le calvaire qu’ont endureÌ les heÌ ros nationalistes, privileÌ giant les significations chreÌ tiennes qu’elle donnait aÌ€ ces eÌ veÌ nements.
–” Est-ce du croisement entre ces histoires de combats et ces signi cations chreÌ tiennes que vient votre choix de faire des eÌ tudes d’histoire aÌ€ l’universiteÌ de YaoundeÌ , sans pouvoir y deÌ fendre votre meÌ moire consideÌ reÌ comme subversif, et aÌ€ Paris ? Ainsi que vos engagements parmi les eÌ tudiants camerounais et dans la Jeunesse EÌ tudiante ChreÌ tienne (JEC) ?
–” Oui. Et aussi parce que, parmi les femmes et les hommes remarquables qui m’ont formeÌ ou influenceÌ , il y a eu, aÌ€ coÌ‚teÌ de mes parents et de ma grand-meÌ€re, des professeurs d’eÌ cole secondaire et des aumoÌ‚niers de la JEC, dont le peÌ€re dominicain belge AndreÌ CouleÌ e. Ainsi que des intellectuels d’Afrique et du Cameroun. En particulier feu le theÌ ologien Jean-Marc Ela qui, aÌ€ l’instar des theÌ ologiens de la libeÌ ration, estimait que la meÌ moire des luttes eÌ tait fondamentale dans le processus d’eÌ veil des consciences. Je consideÌ€re donc que mes engagements, tant intellectuels que politiques, puisent leurs racines dans ces grandes figures qui m’ont servi de modeÌ€les. De plus, c’est graÌ‚ce aÌ€ la JEC que j’ai deÌ couvert l’inteÌ rieur de mon pays, en particulier le nord ouÌ€ vivent des chreÌ tiens et des musulmans. Notamment en participant aÌ€ des campagnes d’alphabeÌ tisation meneÌ es en milieux paysans dans la reÌ gion de Mokong, avec des peÌ€res spiritains dont l’ethos eÌ tait tout aÌ€ fait diffeÌ rent de celui de leur supeÌ rieur qu’a eÌ teÌ Mgr Marcel Lefebvre. C’est aussi graÌ‚ce aÌ€ la JEC que j’ai voyageÌ pour la premieÌ€re fois dans le reste de l’Afrique, speÌ cialement en Tanzanie, quand Julius Nyerere, eÌ ducateur et chreÌ tien, en eÌ tait le preÌ sident. Ce mouvement m’a encore ameneÌ aÌ€ deÌ couvrir le monde,en particulier l’Italie, Rome, avec une audience du pape Jean-Paul II, et l’AmeÌ rique latine. J’ai grandi aÌ€ une eÌ poque d’optimisme pour l’Afrique, qui tranche beaucoup avec la peÌ riode qui a deÌ buteÌ dans les anneÌ es 80 marqueÌ es par la crise eÌ conomique, la consolidation des dictatures, la fermeture de l’espace public et la grande migration des cerveaux africains hors du continent.
–” N’avez-vous pas eÌ teÌ tenteÌ de vous engager en politique ?
–” Non, et ce choix a eÌ teÌ marqueÌ par beaucoup de facteurs. Principalement l’infuence de ma grand-meÌ€re dont les reÌ ac- tions ont fait apparaiÌ‚tre en moi une conception tout aÌ€ fait tragique du pouvoir politique. AÌ€ cause d’elle, j’ai consideÌ reÌ assez toÌ‚t la queÌ‚te de ce pouvoir comme un exercice meÌ‚lant espeÌ rance et deÌ faite. J’ai finalement acquis d’elle une conception du politique comme un acte fondamentalement insurrectionnel qui implique une prise consideÌ rable de risques. J’en suis meÌ‚me arriveÌ aÌ€ me meÌ fier fondamentalement de tout pouvoir, qu’il soit politique, eccleÌ sial ou autre.
–” De laÌ€ votre choix pour un autre pouvoir, celui de l’eÌ criture, aÌ€ travers de nombreux ouvrages...
–” Ce choix n’a pas seulement eÌ teÌ neÌ gatif. En e et, pour moi, l’eÌ criture participe aÌ€ une espeÌ€ce de communion avec l’eÌ terniteÌ . EÌ crire, c’est un peu comme aspirer aÌ€ ce qui dure. Le pouvoir
politique est fondamentalement eÌ pheÌ meÌ€re ; l’eÌ criture ne l’est pas, du moins faut-il le croire. Le deÌ sir de durer me
semble eÌ‚tre constitutif de l’acte d’eÌ crire, lequel consiste avant tout aÌ€ redonner la vie, aÌ€ reÌ animer ce qui, sinon, serait
condamneÌ aÌ€ la peÌ trification. EÌ crire, c’est reconvoquer aÌ€ la vie ce qui est menaceÌ par la mort. VoilaÌ€ comment je conçois l’eÌ criture, et ce devoir de veille sur le vivant, je ne le retrouve pas dans la politique.
–” Vous eÌ crivez aÌ€ la fois en français et en anglais, langues appartenant aux cultures d’anciens colonisateurs combien diffeÌ rentes !
–” Pourquoi ne le ferais-je pas ? Le français, l’anglais et le portugais sont devenues des langues africaines. Elles sont utiliseÌ es par des millions d’Africains qui les ont profon- deÌ ment transformeÌ es, faisant ainsi l’objet d’une extension plastique. Le français parleÌ aÌ€ Abidjan ou aÌ€ YaoundeÌ n’est pas le meÌ‚me que celui employeÌ aÌ€ Paris et aÌ€ Bruxelles. Il est devenu une langue-monde qui se deÌ ploie de multiples manieÌ€res dans diffeÌ rents lieux. Et les Africains parlent aussi d’autres langues. Au fond, les cultures africaines ont toujours fait preuve d’une reÌ elle plasticiteÌ , de grandes capaciteÌ s d’absorber et de se reÌ approprier des formes dont elles ne sont pas neÌ cessairement les auteures. Car ce sont des cultures treÌ€s creÌ oles, et c’est ce qui fait leur vitaliteÌ , en lien avec un pouvoir de reÌ silience et d’endurance que l’on observe dans la vie quotidienne africaine. Autrement dit, en Afrique, la condition humaine originale, les cultures, les langues et les religions se conjuguent au pluriel. Tandis qu’en Europe, on n’arrive pas vraiment aÌ€ geÌ rer le multiple.
–” D’ouÌ€ votre plaidoyer pour la remise aÌ€ jour de solidariteÌ s transversales en vue de promouvoir la deÌ mocratie en Afrique et ailleurs ?
–” En effet, dans mon livre Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique deÌ coloniseÌ e, j’essaie d’identifier un certain nombre de lignes d’actions susceptibles d’aider aÌ€ approfondir, deÌ velopper et promouvoir la deÌ mocratie en Afrique. Par « solidariteÌ s transversales », je songe aÌ€ des solidariteÌ s allant au-delaÌ€ des appartenances ethniques, des liens de sang et de sol parce que, chez nous, le pathos ethnique constitue un obstacle primordial aÌ€ la mobilisation collective. J’aimerais maintenant approfondir cette reÌ flexion en y incluant tout ce qui touche au vivant dans son ensemble, les non-humains y compris. Nous avons besoin de repenser la deÌ mocratie et la solidariteÌ aÌ€ partir du rapport que nous entretenons avec la Terre sur laquelle notre vie elle-meÌ‚me repose. Dans ce cas, la solidariteÌ commence par l’activation des capaciteÌ s de reÌ sistance de la socieÌ teÌ aÌ€ la marchandisation.
–” Qu’entendez-vous par la mobilisation des gisements religieux, eÌ galement souhaiteÌ e dans cet ouvrage ?
–” Je pense profondeÌ ment que le religieux est absolument neÌ cessaire dans la structure d’une socieÌ teÌ et dans la capaciteÌ de celle-ci aÌ€ forger le monde des symboles. Car le religieux est l’un des rares lieux ouÌ€ l’on apprend aÌ€ creÌ er des liens au-delaÌ€ des rapports biologiques, et ouÌ€ les conceptions de la communauteÌ et de la fraterniteÌ sont eÌ largies et font une place aÌ€ toutes et aÌ€ tous.
–” Vous parlez aussi d’espeÌ rance...
–” L’espeÌ rance est vraiment un mot qu’il faut garder, et sur- tout ne pas se priver d’en faire usage, car il est un terme cleÌ pour tous ceux et celles qui sont engageÌ s dans la lutte pour la transformation du monde. Sans l’espeÌ rance, les luttes hu- maines risquent de tomber dans le nihilisme ambiant. Sans elle, il est di cile de concevoir un monde autre, c’est-aÌ€- dire habitable, ouvert aÌ€ toutes et aÌ€ tous. Et, par conseÌ quent, aÌ€ partager.
–” N’est-ce pas aussi ce que vous avez tenu aÌ€ faire mieux comprendre en commentant les diverses contributions au colloque qui vous a eÌ teÌ consacreÌ en octobre dernier aÌ€ Louvain-la- Neuve ?
–” Sans doute. J’ai notamment dit que le temps nous fait signe en Afrique, dans le sud et dans le nord, parce qu’il n’y a plus aujourd’hui un centre qui leÌ gifeÌ€re et impose son pouvoir au reste, meÌ‚me s’il y a encore des foyers politiques, eÌ conomiques et culturels heÌ geÌ moniques. Et alors qu’hier, la plus grande partie du monde vivait sous la domination coloniale, tel n’est plus le cas aujourd’hui. Cet eÌ veÌ nement nous fait signe. En tout cas, il existe, en Afrique comme ailleurs, une eÌ norme attente de deÌ frichement de ce monde qui semble aller dans tous les sens. Et ouÌ€ la vieille distinction entre ici et ailleurs paraiÌ‚t deÌ sueÌ€te, tant nos vies sont deÌ sormais encheveÌ‚treÌ es. DeÌ€s lors, la demande d’intelligence n’a jamais eÌ teÌ aussi urgente et pressante qu’aujourd’hui. Mais si l’humaniteÌ dispose deÌ sormais des ressources neÌ cessaires pour tout savoir, le paradoxe est que la volonteÌ d’ignorance n’a jamais eÌ teÌ aÌ€ ce point manifeste. Par ailleurs, certains commencent aÌ€ comprendre que la penseÌ e du monde preÌ sent et de celui aÌ€ venir ne viendra plus d’Europe. Cette perte de monopole est une bonne chose, car on assiste aÌ€ un deÌ placement de la penseÌ e critique de l’Occident vers les mondes du Sud. On est arriveÌ aÌ€ un grand moment aÌ€ la fois d’encheveÌ‚trement et de dispersion. La force des penseÌ es qui viennent du sud du monde tient au fait qu’il s’agit de penseÌ es aÌ€ la fois du dedans et du dehors, des interfaces. Pour les anneÌ es aÌ€ venir, le grand deÌ aÌ€ relever est celui de l’eÌ mergence d’une veÌ ritable conscience planeÌ taire. Une partie de l’avenir de notre planeÌ€te risque de se jouer en Afrique. C’est laÌ€ que le basculement du monde se fera de la manieÌ€re la plus eÌ clatante. Il faut en tirer toutes les conseÌ quences en relation avec l’avenir meÌ‚me de la penseÌ e critique.
–” Et que retenez-vous plus speÌ cialement de ce colloque et du titre de docteur honoris causa que vous a attribueÌ l’Institut d’analyse du Changement dans l’Histoire et les
SocieÌ teÌ s Contemporaines
(IACCHOS) de l’UCL ?
–” Je voudrais exprimer ma gratitude aÌ€ l’UCL et aux eÌ minents colleÌ€gues qui m’ont proposeÌ aÌ€ ce doctorat. J’ai surtout eÌ teÌ content pour les nombreux jeunes eÌ tudiants et chercheurs d’origine africaine qui ont pris part au colloque. Ils ont consideÌ reÌ que ce colloque et ce doctorat les concernaient directement, qu’il y avait laÌ€ quelque chose en jeu pour eux-meÌ‚mes. Ils eÌ taient vraiment contents. D’autres aussi, mais je parle d’eux parce que, dans ce genre de milieux, l’Afrique est si souvent oublieÌ e et marginaliseÌ e, rendue invisible ! Pour une fois, ils eÌ taient symboliquement inclus. L’attribution d’un doctorat honoris causa aÌ€ l’un d’entre eux repreÌ sente sans doute une reÌ ponse symbolique forte aÌ€ la demande d’inteÌ gration qu’ils portent. Elle les conforte peut-eÌ‚tre dans l’ideÌ e que cela vaut la peine de parier sur la possibiliteÌ d’un monde commun, d’un monde en commun, duquel ils ne seront pas exclus. C’est un peu tout cela que j’ai veÌ cu lors des jours passeÌ s aÌ€ Lou- vain-la-Neuve. Et je voudrais nourrir l’espoir que l’Univer- siteÌ catholique de Louvain prendra l’Afrique au seÌ rieux et, surtout, prendra soin des quelques Africains en soin sein. â–
Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit.Essai sur l’Afrique deÌ coloniseÌ e, Paris, EÌ ditions La DeÌ couverte, 2010. Prix : 11,60 €. Via L’appel : - 5% = 11,02 €.