Alain Lallemand : indigneÌ ou insurgeÌ ?

NeÌ en juillet 1962, Alain Lallemand est journaliste au quotidien Le Soir depuis 1990. Grand reporter et correspondant de guerre,
il est aussi professeur en journalisme. En ce deÌ but 2016, il publie son quatrieÌ€me roman Et dans la jungle, Dieu dansait. L’histoire d’un jeune wallon aÌ€ la recherche de lui-meÌ‚me dans la gueÌ rilla colombienne.

« Le journalisme m’inteÌ ressait depuis mes vingt ans. En meÌ‚me temps que mes eÌ tudes aÌ€ l’IHECS aÌ€ Mons, j’eÌ tais deÌ jaÌ€ actif dans une des premieÌ€res radios priveÌ es : InterfreÌ quence aÌ€ Huy. J’ai ensuite travailleÌ comme indeÌ pendant pour Belga, Le Vif, la RTBF », confie Alain Lallemand.
Ce LieÌ geois d’origine a vingt-huit ans quand il inteÌ€gre la reÌ daction du quotidien bruxellois, ouÌ€ il multiplie les expeÌ riences et parcourt des milliers de kilomeÌ€tres. Il couvre d’abord les affaires judiciaires internationales, et s’inteÌ resse au crime organiseÌ , aux trafics de drogues et aux mafias russes. En 2001, apreÌ€s les attentats du World Trade Center aÌ€ New York, sa carrieÌ€re bifurque vers les grandes zones de conflits : Afghanistan, Irak, LibeÌ ria, YeÌ men... Le grand reporter est devenu globe-trotter.

INVESTIGATIONS.

« Ce qui eÌ tait inteÌ ressant pour moi, issu d’une geÌ neÌ ration qui n’a connu que la paix en Europe, c’eÌ tait de pouvoir comprendre ce que mes grands-parents avaient pu vivre eux-meÌ‚mes en temps de guerre. Pour comprendre, il faut eÌ‚tre dedans. Il faut eÌ‚tre avec les gens, partager leur souffrance et leur peur. La pulsion du reÌ cit, et puis du roman, vient de laÌ€. Il ne faut pas se laisser submerger par l’eÌ motion, mais arriver aÌ€ la trans- mettre de l’inteÌ rieur... »
Arrive ensuite 2012. « J’ai toujours mes deux jambes, mes deux bras et je souhaite les garder encore longtemps. Les zones de conflits, j’ai assez donneÌ  » estime-t-il. Le stress s’est accumuleÌ , l’envie d’autre chose est laÌ€.
Aujourd’hui, Alain Lallemand est chargeÌ d’investigations, aÌ€ plein temps. « Le journaliste rapporte les prioriteÌ s immeÌ diates du reÌ el. Il pro- duit de l’info signifiante. Pas la grande image aÌ€ 360 degreÌ s. Il y a aujourd’hui une attente pour un journalisme plus fouilleÌ , plus approfondi. Les gens veulent que l’on retourne les cartes... »
Pour cela, Le Soir rejoint un reÌ seau qui se constitue au sein de la presse internationale, afin d’aller encore plus loin et mettre en commun les efforts d’investigation. Il y aura ainsi les publications d’enqueÌ‚tes autour de Offshore Leaks, de Lux Leaks et enfin de Swiss Leaks. « En avril, avec Der Spiegel, El Mundo et Mediapart, nous sortirons une nouvelle enqueÌ‚te. Une sorte de quatrieÌ€me eÌ pisode. Ce travail d’investigation est devenu un nouveau meÌ tier. Il implique de nouvelles meÌ thodes de collaboration, mais aussi de seÌ curiteÌ . Ces collaborations augmentent aussi les standards de qualiteÌ de l’investigation. »

UN INSURGÉ DANS LA JUNGLE.

Et quand il ne voyage pas ou n’eÌ crit pas, que fait Alain Lallemand ? Il eÌ crit encore... mais des romans. « Avec le journalisme, il n’est pas possible de mettre en avant l’eÌ paisseur affective de l’histoire que vous racontez. Au contraire, le roman permet aux gens d’eÌ prouver de l’empathie absolue. Le journalisme reste austeÌ€re. Lorsque vous eÌ crivez un article, vous deÌ crivez de manieÌ€re factuelle ; l’expeÌ rience est brideÌ e. L’ellipse, elle, est plus puissante que la description », analyse-t-il. Son dernier roman Et dans la jungle, Dieu dansait met en sceÌ€ne un jeune wallon, TheÌ o, parti faire sa reÌ volution en Colombie.
« C’est un livre d’amour entre personnages, d’amour de la vie et de l’AmeÌ rique latine. Je voulais deÌ passer la violence, j’avais envie que l’on sourie, que l’on regarde la nature avec des yeux eÌ merveilleÌ s.  » Mais le reÌ veil de TheÌ o sera rude : la violence et ses impasses l’ameÌ€neront aÌ€ traverser un chemin difficile. Et l’obligeront aÌ€ grandir, aÌ€ quitter sa naïveteÌ et son ignorance pour enfin trouver une part de reÌ ponse au sens de sa vie et de celle d’Angela, compagne franco-colombienne de ce « road movie » en pleine jungle.

INSUFFISANTE INDIGNATION.

TheÌ o –“ qui veut vivre aÌ€ fond ses engagements –“ est ici le miroir d’une geÌ neÌ ration qui se cherche. « IndigneÌ est devenu un slogan. Mais qu’est-ce qu’on fait apreÌ€s ? Je clique, je like, je reÌ agis sur Facebook... Et puis ? interroge Alain Lallemand. L’indignation est une verbalisation sans action. L’insurgeÌ est deÌ jaÌ€ dans le travail de reÌ solution. »
Bien suÌ‚r, il y a une forme d’ideÌ alisation de l’engagement. D’ailleurs, Alain Lallemand reÌ€gle ses comptes avec Malraux. « Il faut arreÌ‚ter avec lui. Dans L’Espoir, il chante la gloire des kamikazes, eÌ crit des tirades lyriques sur le sang qui seÌ€che au soleil. Non ! Les gens qui prennent les armes pour partir deÌ fendre un territoire eÌ tranger commettent des crimes de guerre. Se deÌ fendre soi, sa famille et son territoire, c’est leÌ gitime. Mais pas plus. »
Aujourd’hui, les reÌ volutionnaires qui misaient sur l’eÌ‚tre humain ont fait place aÌ€ ceux qui misent sur les dieux... « Le steÌ reÌ otype du geÌ neÌ ral Alcazar, eÌ ternel gueÌ rillero maÌ‚chouillant son cigare, est fort. Il incarnait le Sud-AmeÌ ricain marxiste, non lieÌ aÌ€ une religion. Mais ce modeÌ€le ne repreÌ sente presque plus rien aujourd’hui, par rapport aux mouvements insurrectionnels aÌ€ preÌ texte religieux  », constate Alain Lallemand. Qui, dans son livre, se fend aÌ€ son tour d’une tirade bien sentie aÌ€ l’eÌ gard des jeunes djihadistes en herbe : « Rien aÌ€ voir avec ces gamins de banlieue, fausse racaille et deÌ jaÌ€ vrai bourgeois, assez nantis pour se payer des tickets d’avion et s’envoler vers le djihad pour y commettre aÌ€ balles reÌ elles les crimes de leurs jeux videÌ o. »

REÌ FEÌ RENCES BIBLIQUES.

Une partie de la geÌ neÌ ration qu’Alain Lallemand observe peut eÌ‚tre tenteÌ e par les armes. Cette classe d’aÌ‚ge interroge les acquis des mouvements sociaux d’aujourd’hui, sur la « gentillesse » de mai 68... Mais aÌ€ la diffeÌ rence de l’eÌ crivain- reporter hollandais Arnold Karkens –“ qui releÌ€ve des signes de l’imminence d’un printemps europeÌ en –“, il convient de se questionner sur la direction du vent. Les scores eÌ lectoraux des partis d’extreÌ‚me- droite, les actes d’hostiliteÌ aÌ€ l’eÌ gard des reÌ fugieÌ s ne sont-ils pas plutoÌ‚t annonciateurs de soubresauts populistes que de mouvements libeÌ rateurs ?
« La tentation des armes, c’est comme la tentation de Caïn », ajoute Alain Lallemand, dont le roman est jalonneÌ d’extraits de la GeneÌ€se. Il ne s’agit pourtant pas ici du livre d’un chreÌ tien. « Mais, reconnaiÌ‚t le journaliste, mon eÌ ducation catholique est encore en moi. Je ne me suis pas rendu compte aÌ€ quel point mon livre traduisait cette volonteÌ de mettre la GeneÌ€se en contrepoint... Ce texte est une eÌ vidence de simpliciteÌ . Nous avons tous en nous un mythe fondateur qui nous rassemble. En citant ce texte, je voulais rappeler que tout est toujours possible, que le choix est entre nos mains. Je voulais un heÌ ros dégoûté par le djihadisme, reÌ volteÌ par l’esprit suiveur de ses amis. TheÌ o finit par fuir la violence. AÌ€ la fin du roman, il est coucheÌ les bras en croix. Les bras ouverts plutoÌ‚t que fermeÌ s, ou cloueÌ s. Un symbole qui va au-delaÌ€ de la crucifixion... TheÌ o termine sa mutation, sa construction et s’ouvre aux autres dans un bonheur simple. »

PROJETS FUTURS.

Et quid de ses prochains ouvrages ? D’abord un livre de reÌ cit, autour d’une affaire actuellement jugeÌ e en Cour d’assises. AÌ€ ce stade, motus sur le projet. Ensuite, Alain Lallemand pense aÌ€ un livre sur l’Afrique, dans les collines du Congo et du Burundi, pour explorer la rage des jeunes, l’exploitation des minerais... Quant aÌ€ TheÌ o, « c’est un personnage qui fera son retour dans un autre livre. Il risque de revenir un jour en Europe...  »

STEPHAN GRAWEZ

Alain LALLEMAND, Et dans la jungle, Dieu dansait, Avin, EÌ ditions Luce Wilquin, 2016. Prix : 20 € -10% = 18 €.  : www.alainlallemand.be