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Après Vatican II, mai 68

Depuis quarante ans, Mai 68 suscite la polémique. L’an dernier, Nicolas Sarkozy voulait en « liquider » l’héritage. Pour Daniel Cohn-Bendit, qui en avait été le symbole, « c’était une soif de vie », « un moment important de la modernisation de la société française ». A l’époque, l’Eglise catholique sortait à peine du concile Vatican II. Avec Mai 68, elle est à nouveau traversée par des profondes remises en questions...

« Mai 68 fut pour moi une seconde naissance » explique la journaliste Monique Hébrard. « J’avais vécu mes premières transgressions de lois morales comme des options personnelles que je ne pouvais que cacher à mon entourage, et qui me mettaient à distance, sinon de Dieu, du moins de l’Eglise. Mai 68 me donna une cohérence et des mots pour transformer ces transgressions personnelles en analyse des oppressions collectives, et en contestation sociétaire et ecclésiale ».

Une mutation culturelle

Quatre ans après le Concile Vatican II et les profonds bouleversements amenés dans l’Eglise, une nouvelle génération surgissait avec des nouvelles remises en cause. Mais celles-ci ne visaient pas spécifiquement l’Eglise. « L’appartenance catholique ne modifie pas fondamentalement l’expérience libératrice vécue par les étudiants dans le mouvement » observe l’historien Denis Pelletier (1). « Grande fête collective, Mai 68 rend publiques les revendications d’émancipation –“ sexuelle, féminine, générationnelle, politique –“ de la génération des sixties et leur donne droit de cité. Le discours anti-institutionnel, qu’il vise la famille, l’Etat gaulliste, le parti communiste ou l’Eglise, offre une armature politique et conceptuelle à ces revendications. Bref, pour les jeunes catholiques comme pour les autres, Mai 68 est d’abord la cristallisation, sous couvert politique, de la mutation culturelle des Trente Glorieuses et de l’affrontement de générations qui en résulte » [1].

Appel aux chrétiens

Pendant les premières journées, les chrétiens ne vont donc pas se manifester comme tels. C’est le 21 mai que l’hebdomadaire « Témoignage chrétien » publie un « Appel aux chrétiens » signé par 14 personnalités catholiques et protestantes, parmi lesquels le dominicain Marie-Dominique Chenu et le philosophe protestant Paul Ricoeur. Ils y affirment que « la présence des chrétiens à la révolution suppose et requiert la présence de la révolution à l’Eglise, à ses modes de vie, à ses habitudes de pensée, dans leurs expressions tant collectives qu’individuelles ». Quelques jours plus tard, des étudiants organisent des débats tous les après-midi au Centre Saint Yves avec l’appui des aumà´niers dominicains. Un comité d’action pour la révolution dans l’Eglise (CARE) se met en place. Son existence sera éphémère : il se dissout le 26 juin. Mais le 2 juin, il interrompt la messe de Pentecà´te de la paroisse Saint-Séverin, qui était à la pointe de la réforme liturgique. Sur les tracts qu’il distribue, il affirmait : « Nous refusons la coupure scandaleuse entre le culte et la politique, entre le sommeil liturgique et l’action révolutionnaire, entre les croyants-enfants et leurs « pères » : curés et pasteurs ». Quinze jours plus tard, ils interrompaient le culte protestant au temple de la rue Madame aux cris de « Vous êtes la naphtaline de la terre ».

Å’cuménisme de base

Parallèlement à ces coups d’éclat des étudiants, certains signataires de « l’Appel aux chrétiens » décident de poser ce qui deviendra un acte fondateur de l’ « oecuménisme de la base » : ils organisent une « célébration eucharistique communautaire » qui réunit catholiques et protestants. Peu après, ils expliquent leur geste dans un communiqué de presse. « Depuis quelques semaines, nous partageons aussi le pain et le vin du combat, y compris celui de la rue, dans un mouvement profond qui soulève une société mal faite et qui la refuse. Conscients de notre profonde communion dans la foi, nous avons été poussés à célébrer par un signe commun nos nombreuses rencontres au milieu du peuple des ouvriers et des étudiants en luttant pour sa liberté ». L’initiative sera dénoncée par les responsables des différentes confessions chrétiennes. Mais d’autres réagissent avec enthousiasme et y voient un signe précurseur. Soixante-huit prêtres, pasteurs et laà¯cs s’expriment publiquement : « Sans doute, des premiers chrétiens, nous avons appris que « rien ne se fait sans l’évêque », mais de toute l’histoire de l’ancien Israël, de l’Eglise et des hommes, nous avons aussi retenu que rien ne se fait sans le peuple. Lorsqu’un souffle de révolution soulève les masses, le signe de Pentecà´te se perçoit dans l’insurrection des consciences et dans la subversion de l’esprit prophétique ».

Réactions de la hiérarchie

Du cà´té de la hiérarchie catholique, les réactions sont globalement mesurées. Moins directement exposée à la contestation que le pouvoir politique, elle accueille la révolte sans trop de crispations. Le nouvel archevêque de Paris, Mgr Marty, entré en fonction 4 mois plus tà´t, tient des propos favorables au mouvement et déclare : « Dieu n’est pas conservateur ». Dans quelques grands séminaires, des séminaristes font comprendre à leurs professeurs qu’ils attendent, eux aussi, des transformations des méthodes, des programmes et des enseignements. Et cela pas uniquement en France. Gabriel Ringlet témoigne de cette réalité dans notre pays : « J–˜étais alors en plein coeur de mes études de théologie au grand séminaire de Liège. Les événements de Mai 68 ont eu une répercussion tout-à -fait déterminante sur notre vie. Nous avons vécu de manière pacifique, mais très forte, cette interpellation. Je garde un très beau souvenir du risque que nos éducateurs ont pris dans ce contexte. Une de mes interprétations, c’est que nous étions à ce moment-là dans les retombées du concile Vatican II, qui était le mai 68 de l’Eglise, pour ne pas dire plus. Je fais partie de la génération qui attendait ce grand tournant depuis longtemps ».

Coup de froid venu du Sud

Quelques semaines plus tard, le pape Paul VI publie l’encyclique « Humanae vitae » qui réaffirme la condamnation par Rome de la contraception. A contre-courant du mouvement de Mai 68, cette position suscite des réactions hostiles et provoque une rupture silencieuse entre de nombreux catholiques et l’autorité morale de Rome. Yves Congar, un des théologiens les plus importants du Concile, explique, amer : « Je ressens très fort et très douloureusement la gravité de la crise actuelle portant sur une certaine autorité ou un certain exercice du Magistère. Elle est peut-être définitive. Il se pourrait que Rome ait perdu, en un coup, ce qu’elle a mis seize siècles à construire ».

Paul de Theux

La reprise en main

Mai 68 relance avec force dans l’Eglise des questions qui n’avaient pas été tranchées par Vatican II. Parmi celles-ci, le statut des prêtres et l’obligation du célibat. A l’automne de 1968, une pétition circule dans le clergé parisien qui débouche sur la création d’un mouvement : « Echanges et dialogues ». En janvier 1969, plus de 600 prêtres se réunissent à Paris pour réclamer une évolution de leur statut et la réintégration dans leurs fonctions des prêtres qui se sont mariés. Le clergé français n’est d’ailleurs pas le seul à partager ces questions. Un an plus tard, le concile pastoral de Hollande opte pour l’abandon de l’obligation du célibat. La réaction du Vatican ne tarde pas. Il organise un synode qui ne s’apprête qu’à traiter d’une option que le pape Paul VI ne paraît pas rejeter d’emblée : la possibilité d’ordonner des hommes mariés. Malgré les initiatives de plusieurs évêques français, le synode se rallie aux options conservatrices qui plaident pour le statu quo. L’archevêque de Paris Mgr Marty, déçu, déclare : « Vatican II n’est pas encore assimilé, il n’est pas encore totalement appliqué ». Dans le courant des années 70, certains, et en particulier Mgr Riobé, évêque d’Orléans, tenteront d’assouplir la discipline ecclésiastique. Mais il est trop tard : ils vont se retrouvés isolés. La fin des années 70 confirme le verrouillage d’un certain nombre de questions ouvertes durant la décennie précédente. La reprise en main est achevée.

L’essor des communautés de base

Les communautés de base représentent un des effets les plus marquants de Mai 68 dans l’Eglise. Elles existaient déjà avant, mais elles prennent de l’ampleur à partir de ce moment. Elles sont, explique l’historien Denis Pelletier « le tissu de la contestation, le lieu où s’invente une autre manière de vivre le christianisme à l’écart du bruit et de l’institution. Le plus souvent pourtant, elles ne rompent pas avec cette dernière : elles naissent, vivent et meurent discrètement ». Ces groupes, souvent éphémères, et qui comptent rarement plus de 20 personnes, naissent à la marge des paroisses ou des mouvements d’action catholique. L’organisation peut aller de la réunion mensuelle ou hebdomadaire à la vie commune.

Face à ce mouvement, les autorités religieuses hésitent entre méfiance et récupération. Globalement, elles tentent de mettre le dynamisme des communautés de base au service de l’Eglise. La commission épiscopale française de la liturgie précise les conditions de célébrations. Il faut faire la différence entre la messe et le repas qui peut la suivre. La célébration peut se dérouler dans un lieu privé et le prêtre peut donner la parole à chacun, mais ces petits groupes doivent garder un lien avec la paroisse et donc l’Eglise.

Le théologien Yves Congar y voit « une réinvention de l’Eglise à la fois en elle et en dehors de ses organes institués : à la limite contre ceux-ci, mais le plus souvent simplement à coté d’eux. Il s’agit donc, finalement, d’un renouvellement de l’ecclésiologie ». Un point de vue confirmé par la sociologue Danièle Hervieu-Léger pour qui « dans une conjoncture politique où les perspectives de transformation sociales sont faibles, ces groupes tentent, en vase clos, l’expérimentation d’un autre type de rapports possible entre Eglise et société ».

L’héritage de Mai 68

Au fil des décennies, ce qui reste de Mai 68 dans la société apparaît essentiellement culturel. Comme le synthétise bien Laurent Joffrin, « la vie quotidienne a changé. L’ancienne rigidité des rapports sociaux a disparu. Une certaine décontraction a envahi peu à peu les relations de travail et de famille, les disciplines s’assouplissent, les codes s’estompent... Le « dialogue », la « concertation » deviennent des mots de passe de tout exercice du pouvoir. Les ordres sans répliques, les consignes indiscutables, les directives arbitraires sont reléguées provisoirement au musée de l’autorité. Celle-ci doit désormais se justifier, convaincre et séduire. Diffus, confus, évanescent et omniprésent, l’héritage de Mai dit sa vraie nature. Celle d’une révolution de l’intime, d’un bouleversement du vécu, d’une insurrection individuelle, et non d’une épopée collective, d’un grand récit national, d’une promesse de refonte de structures...

Bien au contraire, le marché, la concurrence sociale, l’autonomie libérale, la paix civile, l’assouvissement des pulsions sont les grands vainqueurs de l’après-Mai ».

Laurent Joffrin, Mai 68, histoire du mouvement, point histoire n° 133, 1988, rééd 2008.

[1Denis Pelletier, La Crise catholique, Payot - Petite bibliothèque, 2005.

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