UN MONDE EN MAL D’OBJET
Le monde serait-il malade d’un “manque d’objet” ? C’est ce que pense le philosophe québécois Alain Deneault, récemment invité dans l’émission radio de Pascal Claude Dans quel monde on vit (RTBF La Première). Un objet, y expliquait-il, est ce sur quoi porte la pensée, c’est ce qui motive l’action. Au Moyen-âge, pour le philosophe, cet objet était la chrétienté. Au XVIIIe siècle, la raison, la science. Au XIXe, pour plusieurs, c’était le socialisme, etc. « Chez moi, disait-il ensuite, à la fin du XXe siècle, le projet indépendantiste québécois était structurant. C’était un objet de la pensée. Ou, disons, un dessein. »
Et pour ce siècle-ci ? Alors que cet “objet” pourrait être l’écologie politique, le philosophe en doute. En réalité, pense-t-il, « nous sommes maintenant des “sans-dessein”. Et, puisque nous sommes en mal d’objet, nous nous rabattons sur des objets de substitution. » Car, « lorsqu’on est angoissé et dans le désarroi parce qu’on ne sait plus à quel saint se vouer, on cherche des objets de substitution. » Parmi ces objets sur lesquels on se rabat par dépit, Alain Deneault distingue par exemple le Trumpisme, mais aussi certains courants qui animent le secteur du développement durable et à cause desquels on « finit par se faire croire qu’en travaillant sur le petit, on agit sur le grand ».
Tout le monde sent que notre monde ne tourne pas rond. Mais pourquoi ? La pensée du philosophe québécois, que l’on n’est pas obligé de partager dans sa totalité, a en tout cas le mérite d’ouvrir une perspective de réponse : celle de cette absence de “grand dessein” qui caractérisait notre époque. Un “manque d’objet” qui nous mettrait dans un désarroi tel que, pour continuer à vivre, nous n’aurions d’autre choix que de nous rabattre sur des ersatz de projet. Des objets de substitution dans lesquels nous investirions faute de mieux, qui nous feraient à court terme croire
que les choses pourraient à nouveau avoir un sens, mais qui, à long terme, nous pousseraient surtout dans des impasses où nous pourrions nous perdre.
Les éléments relevés ici ne constituent qu’une partie de la pensée de ce philosophe, qui considère qu’une des issues aux errements actuels est de s’engager politiquement, comme l’indique le titre de son dernier livre : Faire que ! L’engagement politique à l’ère de l’inouï.
Au-delà des préconisations qu’y développe l’auteur, c’est son constat de départ qu’il a paru intéressant de mettre en exergue alors que le calendrier 2026 succède à celui de 2025. L’année nouvelle étant l’occasion de se fixer des objectifs, ou le moment de re- mises en question, en voilà une, et de taille : s’interroger sur l’objet qui pourrait occuper notre pensée et nous pousser à agir. Et réfléchir au dessein que nous pourrions définir pour le monde d’aujourd’hui, mais aussi pour nous-mêmes et pour nos proches. En essayant de mettre de côté ces objets de substitution qui nous tiennent certes en vie, mais comme sous perfusion, et ne nous aident pas nécessairement à grandir. Sur une planète où, faute de projet collectif structurant, de plus en plus de monde ne considère l’avenir que de manière pessimiste, il s’agit là de bien plus que d’une belle résolution de l’an neuf. C’est une impérieuse nécessité.
Alain DENEAULT, Faire que ! - L’engagement politique à l’ère de l’inouï, Montréal, Lux Québec, 2024. Prix : 15€. Via L’appel : -5% = 14,25€. auvio.rtbf.be/media/dans-quel-monde-on-vit-dans-quel-monde- on-vit-3267032
Frédéric ANTOINE, Rédacteur en chef du magazine L’appel