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Election au Vatican : Le poids des mots

Depuis son élection, le pape François parle. Autrement que Benoît XVI. Une comparaison du vocabulaire utilisé lors de leurs premières interventions publiques révèle deux univers différents. Une analyse exclusive de L’appel.

L’analyse de l’usage du vocabulaire pontifical repose sur un corpus de textes mis à disposition des médias par le service de presse du Vatican. Il est constitué d’interventions publiques des deux papes, de leurs premiers mots à la loggia de St-Pierre à leurs premières grandes célébrations publiques. Dans chaque cas, le corpus est donc composé de prises de parole, de discours et d’homélies. Les deux corpus sont assez semblables, mais pas totalement identiques car on dispose d’un peu plus d’interventions du pape François que de son prédécesseur. Il est constitué de 11 interventions du pape François et de 9 du pape Benoît. Les prises de paroles de Benoît étant un peu plus longues que celles de François, cette différence s’estompe sur l’ensemble du corpus.

Nous avions dans un premier temps pris des corpus élargis, comprenant également les homélies des papes (Semaine sainte pour François, Pentecà´te pour Benoît), mais ces textes, commentant les lectures du moment, apportaient un léger biais thématique et volumétrique au travail. Il a donc été recentré sur des textes plus aisément comparables. Ajoutons enfin que l’étude a été réalisée sur les traductions françaises des textes, et non sur les originaux.

FRANà‡OIS, PLUS BREF

En règle générale, les interventions de Joseph Ratzinger étaient longues, structurées en points précis, et communiquées telles quelles par le service de communication. Celles de François sont plus brèves, et leur compte-rendu officiel est parfois moins précis, comprenant des résumés de certains propos plutà´t que leur retranscription in extenso. Dans ces cas, ce ne sont que les paroles dites par le pape qui ont été prises en compte. Pour la même raison, les invites des discours, dans lesquels les papes s’adressent à leurs interlocuteurs, n’ont pas non plus été retenues.

19.000 MOTS SOUS LA LOUPE

Au total, le corpus étudié pour le pape François comporte un peu moins de 8000 mots, dont 3804 noms, adjectifs, verbes et adverbes. Pour le pape Benoît, il est constitué de plus de 11000 mots, dont 5435 noms, adjectifs, verbes et adverbes.

Benoît XVI avait coutume de faire des phrases plus longues que François (24,5 mots en moyenne, contre 20,7). On sait que, lorsque l’on communique, les phrases plus courtes sont mieux comprises et retenues par les auditeurs et les lecteurs que les phrases longues et que, plus les phrases sont longues, plus le public qui peut les retenir doit être éduqué et formé.

FRANà‡OIS, DAVANTAGE DANS L’ACTION

Le type de mots utilisés par les deux papes diffère aussi sur certains points. Si l’on exclut les mots « outils » employés et qu’on se concentre sur les mots qui génèrent du sens (Tableau 1), les deux papes recourent autant l’un que l’autre à l’usage de noms (même si Benoît emploie un peu plus de noms communs et François un peu plus de noms propres). Leur emploi des adverbes est aussi identique. Mais ils diffèrent sur les verbes et les adjectifs. Le pape Benoît connote davantage ses expressions en employant plus d’adjectifs que François. Il indique ainsi le sens à donner à son exposé. François, par contre, utilise plus de verbes que Benoît, le verbe permettant notamment de rendre les phrases actives, agissantes.

Tableau 1

Noms communs Noms propres Adverbes Verbes Adjectifs
François 40% 5,5% 10,2% 32,2% 12,1%
Benoît 41,3% 4,0% 10,7% 28% 16%

Mais c’est au niveau des mots utilisés que les différences apparaissent de manière la plus claire, les deux papes se situant en partie dans des registres différents.

DIEU OU CHRIST ?

Un repérage des mots les plus fréquemment utilisés par les papes révèle d’intéressantes différences.

Ainsi, comme le montre le tableau 2, si le mot le plus souvent utilisé par les deux papes est « Être », l’ordre d’usage des mots varie ensuite fortement. Chez le pape François, « Dieu » est le deuxième mot le plus fréquent, alors que c’est « Église » chez Benoît, et que ce mot n’est que quatrième chez François. « Jésus » est 5e chez François alors qu’il n’est que le 244e mot utilisé par Benoît, qui lui valorise « Christ » davantage de François (3e place contre 7e place).

Trois mots figurent dans les termes les plus usités par François alors qu’ils ne le sont pas par Benoît : « Jésus », « Homme » et « Dire ». Benoît valorisait par contre des mots comme « Pouvoir », « Grand » ou « Faire », univers que François exploite beaucoup moins.

Les mots les plus employés par François ne divergent pas fondamentalement de ceux de Benoît, mais ils paraissent plus « proches », un peu moins liés à l’institution.

TABLEAU 2

Les 10 mots les plus fréquents François Benoît
être 1er 1er
Dieu 2e 4e
Avoir 3e 5e
Église 4e 2e
Jésus 5e (244e)
Homme 6e (16e)
Christ 7e 3e
Seigneur 7e 10e
Plus 7e 9e
Dire 10e (16e)
Pouvoir (15e) 5e
Grand (41e) 7e
Faire (22e) 8e

Analysons maintenant les différents types de mots utilisés. Au niveau des noms communs, nous avons retenu les substantifs dont la fréquence d’usage par rapport à l’ensemble des noms communs exprimés est supérieure à 0,6% (tableau 3).

Quelques substantifs sont communément fréquents dans les discours des deux papes : « Église », « Homme », « Seigneur », « Christ » et « Monde », et, dans une moins forte mesure, « Personne », « Pape », Frère » et « Paix ». Ces substantifs représentent la plateforme commune aux deux hommes, mais aussi sans doute à l’image globale que l’on a de l’Église catholique. Le fait que le mot « Église » soit le plus prononcé, et en proportion quasiment égale par les deux papes, en est un indicateur. Si ces noms sont communs aux deux pontifes, François utilise clairement davantage le nom « Homme » et, dans une moindre mesure « Seigneur ». Benoît de son cà´té emploie plus « Christ » et « Pape ». Ce qui révèle des accents sur des aspects différents de l’Église.

FRANà‡OIS, RÉFÉRENCE À L’HUMANITÉ

Mais il y a surtout lieu de porter de l’attention, au tableau 3, aux noms stiffés en jaune et en gris. Ils représentent les substantifs dont l’usage par un des deux papes est inférieur à 0,6% des noms employés par l’un, alors qu’il y est supérieur chez l’autre. C’est là que se confirme la différence entre les deux papes. Alors que ces substantifs sont rares chez Benoît, François utilise très fréquemment « Miséricorde », « Autre », Amour » et « Foi », un peu moins souvent « Prière », « Esprit », « Coeur », et l’on retrouve aussi parmi les substantifs qu’il valorise bien davantage que Benoît XVI « Père », « Évêque », « Cardinal », « Peuple », « Création », « Gardien », « Femme » et « Croix ». François recourt par contre rarement, et bien moins que Benoît, aux noms « Vie », « Pasteur », Prière », « Service », « Unité », « Prédécesseur », « Successeur », « Jour ».

TABLEAU 3

Noms communs (>0,6 %) % François (n=1521) %Benoît (n=2247) ≠(%)
Église 3,04 2,98 0,06
Homme 1,92 1,29 0,63
Seigneur 1,79 1,42 0,37
Christ 1,79 2,45 -0,66
Monde 1,32 1,42 -0,1
Miséricorde 1,26 <0,6
Autre 1,12 <0,6
Amour 1,12 <0,6
Foi 1,06 <0,6
Prière 0,86 <0,6
Esprit 0,86 <0,6
Coeur 0,86 <0,6
Personne 0,79 0,8 -0,01
Père 0,79 <0,6
Évêque 0,79 <0,6
Cardinal 0,79 <0,6
Peuple 0,73 <0,6
Pape 0,73 1,34 -0,61
Frère 0,73 0,67 0,06
Création 0,73 <0,6
Paix 0,66 0,76 -0,10
Gardien 0,66 <0,6
Femme 0,66 <0,6
Croix 0,66 <0,6
Vie <0,6 1,42
Pasteur <0,6 1,16
Prière <0,6 0,85
Service <0,6 0,76
Unité <0,6 0,67
Prédécesseur <0,6 0,67
Successeur <0,6 0,62
Jour <0,6 0,62

On constate ainsi que les propos de François recourent peu à des substantifs institutionnels, tourné vers l’intérieur de l’Église, mais davantage à des noms faisant référence à l’humanité (« Homme », « Personne », « Autre », « Monde », « Peuple », « Femme » , « Père ») et, aux sentiments et aux affects (« Miséricorde », « Amour », « Coeur », « Foi »). Les discours du pape François semblent donc davantage marqués par la diversité de l’humanité, l’incarnation et le ressenti que ceux de son prédécesseur.

FRANà‡OIS AIME QUALIFIER

Pour l’analyse des adjectifs (Tableau 4), n’ont été pris en compte que ceux dont la fréquence d’usage était supérieure à 1% des adjectifs du corpus. Peu de points rassemblent les deux papes, les adjectifs fréquemment employés par les deux pontifes étant peu nombreux : « Grand », « Autre », « Humain », « Nouveau », « Bon », « Plein », « Vivant ». Le successeur de Benoît XVI emploie beaucoup moins que lui les adjectifs « Grand » et « Vivant », mais aussi « Humain », ce qui peut étonner. Il est par contre seul à utiliser très fréquemment l’adjectif « Saint », et un peu moins souvent les qualificatifs « Dernier » et « Spirituel ». Il emploie aussi davantage de Benoît XVI « Catholique », « Religieux », « Chrétien », « Ecclésial », ce qui laisse à penser que c’est dans les éléments qualifiants que le nouveau pape inscrit davantage ses références à l’Église.

FRANà‡OIS NE VEUT PAS « PROBLÉMATISER »

Les qualificatifs utilisés par Benoît XVI et peu utilisés par le nouveau pape sont, en partie, de l’ordre des formules de politesse. Mais on y relève aussi deux éléments marquants : « Seul » et « Social », dont la faible présence chez François pourrait étonner : dans l’ensemble du corpus, le pape Bergoglio n’utilise cet adjectif qu’à une seule reprise. Ce qui pourrait être interprété comme une volonté de ne pas « problématiser » les situations.

TABLEAU 4

Adjectifs (>1%) %François (n=462) %Benoît (n=868) ≠(%)
Saint 4,55 <1
Grand 2,16 4,15 -1,99
Dernier 1,73 <1
Autre 1,73 1,04 0,69
Humain 1,52 1,96 -0,44
Nouveau 1,52 1,27 0,25
Spirituel 1,52 <1
Catholique 1,3 <1
religieux 1,3 <1
Bon 1,08 1,04 0,04
Même 1,08 <1
Plein 1,08 1,38 -0,3
Chrétien 1,08 <1
Ecclésial 1,08 <1
Vivant 1,08 1,84 -0,8
Particulier <1 1,27
Cordial <1 1,27
Vénéré <1 1,61
Seul <1 1,5
Social <1 1,38
Sincère <1 1,04

FRANà‡OIS : UN DISCOURS PLUS DYNAMIQUE

Pour les verbes, il a été procédé comme pour les adjectifs (Tableau 5). L’analyse ne montre pas de grande différence dans l’usage fréquent de la plupart des verbes communs (outre les auxiliaires, « Pouvoir », « Devoir », « Vouloir », « Faire »). Ces verbes figurent d’ordinaire parmi les plus employés. François utilise toutefois davantage les auxiliaires que Benoît, ce qui peut traduire une simplicité de langage, et « Être » beaucoup plus fréquemment que « Avoir » (mais Benoît en faisait de même dans une moindre mesure). Le seul autre verbe que le nouveau pape pratique de manière significative davantage que son prédécesseur est « Dire », et un peu « Donner » alors qu’il emploie surtout moins « Faire », « Pouvoir » et un peu moins « Vouloir ». Par contre, il utilise bon nombre de verbes très peu usités par Benoît XVI : « Demander », « Garder », « Aller », « Penser », « Savoir », « Vivre » et « Construire ». Bon nombre de ces mots sont des verbes d’action et non d’état. Le vocabulaire verbal du nouveau pape semble ainsi mu par un peu plus de dynamique, mais on notera qu’un des verbes les plus employés est « Garder », alors que « Vivre » ou « Construire », qui marquent une action plus proactive, sont moins utilisés.

Tableau 5

Verbes (>1%) %François (n=1224) %Benoît
(n=1524)
≠(%)
Être 13,48 10,96 2,52
Avoir 3,84 2,43 1,41
Dire 2,04 1,51 0,53
Demander 1,96 <1
Garder 1,63 <1
Pouvoir 1,55 2,43 -0,88
Devoir 1,47 1,51 -0,04
Vouloir 1,47 2,1 -0,63
Faire 1,39 2,3 -0,91
Aller 1,39 <1
Penser 1,39 <1
Savoir 1,39 <1
Donner 1,31 1,18 0,13
Vivre 1,31 <1
Construire 1,31 <1
Adresser <1 1,31

FRANà‡OIS : PLUS « PRÉSENT »

Enfin, dans les temps utilisés par ces verbes, il apparaît clairement que François recourt davantage au présent que son prédécesseur (Tableau 6), et utilise moins des temps relatifs au passé. Cela aussi n’est pas sans signification, et assez bien associé aux constatations faites ci-dessus.

Tableau 6

Temps présent passé futur
François 72,8% 24,3% 2,9%
Benoit 67,1% 29,6% 3,3%

Deux papes, deux manières de s’exprimer qui se rejoignent sur l’essentiel mais présentent des nuances, des univers du dire différents, qui révèlent sans doute autant des personnalités que des projets, même si l’on sait qu’une partie au moins des prises de parole pontificales ne sont pas le fait des papes eux-mêmes, mais de ceux qui les conseillent...

Frédéric ANTOINE

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