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Jean-Claude Servais :« EN FOREÌ‚T, ON S’OUVRE AÌ€ PLUS GRAND QUE SOI »

Jean-Claude Servais est un auteur de bandes dessineÌ es largement inspireÌ par la vie en Ardenne et en Gaume, par la nature, la foreÌ‚t et la faune. AÌ€ soixante-trois ans, il propose, dans son dernier album, Le chalet bleu, une reÌ flexion plus personnelle sur l’accomplissement d’une vie selon le cycle des saisons.

–” AÌ€ quoi travaillez-vous en ce moment ?
–” Je viens de terminer une histoire d’ours dans les Vosges, du Moyen-AÌ‚ge au XVIIIe sieÌ€cle quand le dernier a eÌ teÌ abat- tu dans la reÌ gion de Munster. Je travaille maintenant aÌ€ une histoire du loup en deux tomes, des origines aÌ€ aujourd’hui. Son rapport avec les hommes, son eÌ limination puis sa dis- parition lors de la reÌ volution industrielle, et son retour au- jourd’hui. C’est aussi une reÌ flexion sur la sagesse de cet animal aÌ€ partir d’un livre eÌ crit par un eÌ crivain allemand.
–” Le chalet bleu raconte l’histoire d’une petite fille qui va devenir adolescente. Elle reÌ‚ve du prince charmant et de quitter le carcan familial rigide en allant en foreÌ‚t, monde merveilleux ouÌ€ l’imaginaire se deÌ ploie dans la rencontre avec les animaux, les arbres puis l’amour. C’est un livre, me semble-t-il, plus personnel.
–” Pour une part, oui. Je me suis inspireÌ des contes de Grimm sur les aÌ‚ges de la vie. Ils posseÌ€dent une porteÌ e un peu plus universelle que les contes de nos reÌ gions, et j’ai lu l’analyse qu’en a faite le psychiatre Bruno Bettelheim. J’avais deÌ jaÌ€ travailleÌ ce theÌ€me avec l’album Les saisons de la vie. Je crois que c’est quelque chose qui touche tout le monde : naissance, enfance, adolescence, recherche de son chemin, de l’amour, venue des enfants, qui nous quittent, petits-enfants, vieillissement et fin de vie. Et nous vivons, ma femme et moi, une partie de ce cycle. Je viens de feÌ‚ter mes soixante-trois ans. Avec mon eÌ pouse, nous sommes parents de trois enfants aujourd’hui adultes. Nous nous entendons treÌ€s bien avec eux. C’est bien de les avoir vus prendre leur vie en main. Nous sommes aussi grands-parents de deux petites filles et d’un petit garçon de quelques semaines. Nous vivons avec bonheur la venue de ces petits-enfants. C’est un peu ce que je raconte indirectement dans Le chalet bleu.
–” Un chalet le long d’un eÌ tang figure en couverture de l’album. Existe-t-il reÌ ellement ?
–” Oui, il s’agit d’un petit chalet que j’ai acquis il y a quinze ans, situeÌ dans des fonds de bois mareÌ cageux abandonneÌ s par les agriculteurs. C’est pour moi un vrai petit coin de paradis. J’y vais reÌ gulieÌ€rement pour travailler mes sceÌ narios. Il n’y a pas d’eÌ lectriciteÌ . J’y suis entoureÌ d’animaux. Passent toujours un eÌ cureuil ou un blaireau, un heÌ ron, un martin-peÌ‚cheur, des buses et parfois des cerfs.
–” Dans un petit dossier qui suit l’histoire, CeÌ cile Bolly, meÌ decin psychotheÌ rapeute et guide nature aÌ€ propos des bienfaits de la foreÌ‚t pour les humains, eÌ crit que la foreÌ‚t nous ouvre aÌ€ une dimension de nous-meÌ‚mes infiniment plus vaste que les penseÌ es qui nous occupent au quotidien. Vous ressentez cela aussi ?
–” Bien suÌ‚r. D’ailleurs, si j’eÌ cris mes sceÌ narios preÌ ciseÌ ment dans mon chalet bleu en foreÌ‚t, c’est parce que cela me permet de m’ouvrir aÌ€ plus grand que moi. EÌ videmment quand j’y arrive en voiture, je fais enfuir les animaux qui se trouvent preÌ€s de l’eÌ tang. Mais une fois installeÌ calmement sur ma terrasse, je ne fais plus de bruit, et les animaux reviennent aÌ€ mes coÌ‚teÌ s.
–” CeÌ cile Bolly dit aussi qu’il faudrait prendre ou recommander des bains de foreÌ‚t comme vertu theÌ rapeutique .
–” Oui, une promenade en foreÌ‚t, cela peut eÌ‚tre aussi beÌ neÌ fique que des tas de meÌ dicaments ou des consultations de psy. On peut eÌ‚tre en osmose avec elle, mais il faut la respecter. Certains vont dans la foreÌ‚t et sont insensibles aÌ€ sa beauteÌ ou aÌ€ l’esprit qui s’en deÌ gage.
–” Vous eÌ‚tes attacheÌ aÌ€ votre reÌ gion, la Gaume...
–”Je ne suis pas neÌ ici, mais aÌ€ LieÌ€ge en 1956 ouÌ€ mon peÌ€re avait trouveÌ du travail. Il est pourtant originaire de la reÌ gion, de Tintigny, et ma meÌ€re de Jamoigne. AÌ€ la retraite, mes parents
sont venus s’installer deÌ finitivement ici. Mes quatre soeurs vivent toutes dans le coin. J’habite dans la maison
familiale occupeÌ e jadis par ma grand-meÌ€re. J’ai donc veÌ cu ma jeunesse aÌ€ LieÌ€ge, mais nous revenions en vacances l’eÌ teÌ . Mes racines sont ici et j’y suis vraiment attacheÌ .
–” Vous pourriez vivre ailleurs ?
–” Dans une grande ville, ce serait difficile. J’ai besoin de ce lien avec la nature. Elle est partout preÌ sente ici et preÌ serveÌ e, meÌ‚me si je m’inquieÌ€te de projets d’installation d’eÌ oliennes sans le respect du paysage, des riverains et de la preÌ sence d’animaux d’exception comme des cigognes noires. Je ne suis pas contre l’eÌ olien, mais pas n’importe ouÌ€.
–” Venez-vous d’un milieu chreÌ tien ?
–” Oui, ma grand-meÌ€re eÌ tait abonneÌ e aÌ€ L’appel des cloches. Certaines choses qu’on nous a fait croire sont ridicules, mais oui, j’ai eÌ teÌ eÌ duqueÌ dans cette tradition. Il y a des choses scandaleuses dans l’EÌ glise, mais ailleurs aussi. Je crois en ma famille, dans certaines personnes, en ma foreÌ‚t.
–” Comment vous est venue l’ideÌ e d’exercer ce meÌ tier ?
–” Tout gamin, deÌ jaÌ€, j’en reÌ‚vais. C’est pour cela que j’ai fait des eÌ tudes de dessin aÌ€ Saint-Luc aÌ€ LieÌ€ge. Mes parents eÌ taient un peu inquiets. Auteur de bandes dessineÌ es, ce n’est pas un meÌ tier qui court les rues. Ici, dans le village de Jamoigne, les gens eÌ taient un peu sceptiques : « Ça va, le petit meÌ tier ? », me demandaient-ils au deÌ but. Et puis, quand ils m’ont vu de temps en temps dans les gazettes ou aÌ€ la teÌ leÌ , ils ont compris que c’eÌ tait un vrai meÌ tier.
–” Quelles sont les eÌ tapes de la creÌ ation de vos B.D. ?
–” C’est comme pour un film. Une fois le theÌ€me choisi, je me documente, je lis beaucoup. Je consulte des videÌ os. J’eÌ cris alors un plan de l’histoire, un synopsis. L’eÌ tape suivante, c’est le deÌ coupage. AÌ€ la main, au crayon, dans un cahier d’eÌ colier, aÌ€ l’eÌ cart du monde, dans mon chalet bleu je divise mes pages en deux : la colonne de gauche pour la description des dessins que je compte faire, la page de droite pour les dialogues que je preÌ vois. J’eÌ cris alors le sceÌ nario que je donne aÌ€ diffeÌ rentes personnes pour qu’elles me fassent leurs commentaires et puis vient le dessin.
–” Comment appreÌ ciez-vous le parcours accompli ?
–” J’avais ce reÌ‚ve aÌ€ dix-huit ans et j’ai pu le reÌ aliser, vivre de mon art et de ma passion, le dessin. C’est eÌ videmment une satisfaction d’y eÌ‚tre arriveÌ , meÌ‚me si ce n’est pas simple tous les jours. ReÌ aliser un album, c’est tout un travail. Le succeÌ€s se meÌ rite et chaque album est une remise en question. Mais la passion et l’eÌ nergie sont toujours laÌ€. Elles sont neÌ cessaires. Sinon, ce n’est pas possible d’exercer ce meÌ tier.
–” Au moment ouÌ€ vous me recevez chez vous, vous eÌ‚tes encore en tenue de cycliste...
–” Je reviens d’une balade. Pour me maintenir en forme, je fais du veÌ lo avec des pneus larges dans la campagne et dans les bois. Cela me permet de sortir des routes et sentiers battus. Je ne me lasse pas de parcourir la reÌ gion. Et, avec mon eÌ pouse, nous faisons souvent des marches ADEPS. Cela nous permet de deÌ couvrir des coins que l’on ne connaissait pas, des chemins qu’on n’oserait pas emprunter.
–” AÌ€ propos de marche, vous avez consacreÌ quatre albums au peÌ€lerinage aÌ€ Saint-Jacques- de-Compostelle. Avez-vous parcouru une partie du trajet ?
–” Je n’ai pas le temps actuellement. Je suis indeÌ pendant, j’ai du travail, des deÌ lais aÌ€ respecter. Je n’ai pas besoin de partir loin. Je vais dans la foreÌ‚t proche de chez moi et j’ai laÌ€ aussi ce recul par rapport au quotidien. Je n’en ai pourtant pas fini avec Compostelle, il y aura d’autres albums, mais pas dans l’immeÌ diat. Je laisse pour l’instant en veilleuse. L’action du prochain se passera probablement autour de VeÌ zelay. Je voudrais davantage toucher le public français via les librairies geÌ neÌ rales ou de voyage, ou sur les grands sites touristiques comme le Mont-Saint- Michel.
–” Pour ces albums, allez-vous en repeÌ rages sur place ?
–” Oui, j’ai fait de belles deÌ couvertes par les lectures et la preÌ sence sur certains lieux. Au-delaÌ€ de sites grandioses comme le Mont-Saint-Michel, je deÌ couvre et mets en eÌ vi- dence plein de petits deÌ tails qui pourraient passer inaperçus. Pour le reÌ cit sur Compostelle, j’ai imagineÌ suivre le parcours de quatre marcheurs et marcheuses partis pour des raisons diffeÌ rentes : l’une s’interroge sur sa vocation religieuse ; une autre va sur les traces de son grand-peÌ€re deÌ ceÌ deÌ ; un homme est sans emploi et disponible ; un dernier est en deuil de sa fille. Certaines personnes qui ont fait ce peÌ€lerinage me confient qu’ils ne s’y retrouvent pas ou que c’est trop descriptif. D’autres me disent apprendre beaucoup de choses au rythme de la marche. Il n’y a pas de demi-mesure dans les reÌ actions des lecteurs face aÌ€ cette seÌ rie. Je vais me donner un temps de reÌ flexion pour voir comment traiter la suite : plus descriptif de certains lieux ou plus proche des personnages.
–” On ne peut pas plaire aÌ€ tout le monde...
–” C’est exact. Mes seÌ ries plus historiques, comme Godefroid de Bouillon et Orval, plaisent aÌ€ certains. Parfois, je pars dans le fantastique, et cela plait aÌ€ d’autres. Lors de deÌ dicaces avec les lecteurs, je constate des avis treÌ€s contrasteÌ s.
–” Vous avez fait un album sur Orval, la grande abbaye de la reÌ gion. Vous en eÌ‚tes proche ?
–” Maintenant oui, mais pas avant de faire ce livre. Un meÌ decin de Florenville, Marc Heyde, est le preÌ sident de l’association historique d’Orval et est aussi amateur de B.D. Il m’avait lanceÌ le deÌ fi d’eÌ crire un livre sur l’histoire de l’abbaye. C’est eÌ videmment un lieu majeur du patrimoine dans la reÌ gion. Je n’osais pas trop. J’avais un peu peur des reÌ actions des moines, mais ceux-ci se sont montreÌ s d’accord. Je voulais rester treÌ€s libre, ils m’ont fait confiance. J’ai lu l’histoire de l’abbaye par le peÌ€re GreÌ goire et j’ai conçu une fiction dans ce cadre historique. Les moines ont deÌ couvert mon sceÌ nario progressivement. Je suis alleÌ chez eux avec mes planches et ils n’ont pas fait d’objections. Aujourd’hui, ils vendent ces albums aÌ€ l’abbaye.
–” Qu’est-ce que vous avez voulu transmettre aÌ€ vos enfants ?
–” Dans ma famille et celle de mon eÌ pouse, on croit encore aux vraies valeurs. Mes enfants les respectent. Mes parents eÌ taient treÌ€s stricts aÌ€ ce niveau-laÌ€ aussi, tout en eÌ tant toleÌ rants. Je n’ai plus une bonne image de l’EÌ glise. Le pape est proche des pauvres, mais on voit bien qu’il ne peut pas faire certaines choses et que des gens en place ne veulent pas que cela change. Je m’entends treÌ€s bien avec les moines. Ils me respectent. Ma spiritualiteÌ est plutoÌ‚t lieÌ e aÌ€ la nature, cette vibration que l’on y ressent. Sans la nature, je ne suis rien et je n’existe pas.
–” Qu’est-ce qui donne de la saveur aÌ€ votre vie, outre la nature ?
–” La famille est importante pour nous. L’amour bien suÌ‚r aussi. Eh oui, j’aime dessiner des belles femmes ! Je suis toujours avec la meÌ‚me. C’est beau aussi l’amour au-delaÌ€ de la jeunesse.
–” L’avenir ne vous fait pas peur ?
–” Tant que je peux dessiner, tout va bien. Je gagne correctement ma vie, mais on ne fait pas fortune. Je suis mobiliseÌ par ce que je dois faire. Je vais avoir une exposition aÌ€ Bastogne, au museÌ e en Piconrue consacreÌ e aÌ€ la vie rurale dans la reÌ gion, et ensuite au Centre belge de la BD aÌ€ Bruxelles. â– 

Propos recueillis par GeÌ rald HAYOIS

Jean-Claude SERVAIS, Le chalet bleu, Marcinelle, EÌ ditions Dupuis, 2018. Prix : 20,95€. Via L’appel : -5% = 19,91€.

Mot(s)-clé(s) : Le plus de L’appel
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