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L’apreÌ€s-crise du coronavirus : VA-T-ON VRAIMENT CHANGER ?

Plus jamais ça !
Cri lanceÌ apreÌ€s les catastrophes, les guerres meurtrieÌ€res, les geÌ nocides. Il y aura un avant et un apreÌ€s ! Slogan repris aÌ€ tous les niveaux suite aÌ€ la crise financieÌ€re de 2008 et aux attentats terroristes quelques anneÌ es plus tard. La pandeÌ mie du covid-19 suscite aujourd’hui une interrogation plus profonde : on continue ainsi ou on change radicalement ?

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Sur une route de campagne, deux gamins font la course dans une caisse aÌ€ savon. Lunettes de nageur sur les yeux et casque en forme de pasteÌ€que sur la teÌ‚te, ils sont agenouilleÌ s dans une manne aÌ€ linge attacheÌ e aÌ€ leur skateboard. Au-dessus photo, un slogan : « Foncez au supermarcheÌ !  » En pleine peÌ riode de confinement, la couverture de ce magazine publicitaire a de quoi surprendre. Et meÌ‚me choquer. DistribueÌ deÌ but mai en toutes-boites, il invite les consommateurs aÌ€ se ruer dans les supermarcheÌ s pour profiter « d’incroyables promotions sur vos marques preÌ feÌ reÌ es ». Alors que les mesures prises visent aÌ€ eÌ viter l’afflux massif dans les magasins.

Le BABM, l’association belgo-luxembourgeoise des fabricants de marques, explique que la distribution de son folder a eÌ teÌ reporteÌ e aÌ€ cause de l’interdiction des promotions. Il l’a toutefois maintenue car « en cette peÌ riode deÌ licate pour les finances de beaucoup de meÌ nages belges (...) il est plus important que jamais de faire un geste en faveur du portefeuille des consommateurs ». Les "grandes marques– seraient-elles devenues subitement de bons samaritains ? Ou inscriraient-elles plutoÌ‚t leur strateÌ gie de marketing dans une relance de la consommation ? Sait-on jamais, le consommateur pourrait perdre le gouÌ‚t et l’envie d’acheter aÌ€ tout prix et aÌ€ n’importe quel prix. MeÌ‚me ce qui n’est pas neÌ cessaire.

UNE MANNE DE MILLIARDS

Sur les six semaines de strict confinement, le chiffre d’affaires de la grande distribution a bondi de vingt pour cent. Comme par miracle, une manne de milliards d’euros tombe du ciel pour eÌ viter des faillites, pour soulager la treÌ sorerie des petites entreprises, des restaurants et du petit commerce, pour soutenir le pouvoir d’achat des consommateurs et regagner leur confiance. Rien ne devrait donc changer. On espeÌ€re un retour aÌ€ la normale le plus vite possible. Pour arriver aÌ€ cet objectif, des tabous tombent : l’austeÌ riteÌ budgeÌ taire, l’impoÌ‚t sur les grandes fortunes, la taxation des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et autres Netflix qui s’enrichissent de cette crise et dominent les marcheÌ s. Ou encore l’aide aux entre- prises conditionneÌ e en matieÌ€re de maintien d’emploi et de lutte contre le reÌ chauffement climatique.
L’eÌ conomiste français Alain Minc propose meÌ‚me l’ideÌ e d’une dette publique aÌ€ perpeÌ tuiteÌ pour geler les dettes contracteÌ es pendant cette crise et pour relancer l’eÌ conomie. La creÌ ativiteÌ et l’innovation n’ont pas de limites quand il s’agit de sauver le systeÌ€me. Quitte aÌ€ renoncer aÌ€ certaines reÌ€gles reÌ puteÌ es intouchables. Quitte aussi aÌ€ renoncer au respect des droits. En France, le Medef, syndicat patronal, propose d’allonger le temps de travail des salarieÌ s pour combler la diminution du Produit intérieur brut(PIB). Plusieurs États indiens ont décidé de suspendre le droit du travail et de porter sa durée hebdomadaire à septante-deux-heures. L’économie financière capitaliste aurait encore de beaux jours devant elle car elle se nourrit des catastrophes qu’elle traverse. En témoigne la crise bancaire et financieÌ€re de 2008 qui n’a fondamentalement rien changeÌ dans les pratiques eÌ conomiques et les choix des citoyens. Au contraire.

DEÌ MOCRATIE AFFAIBLIE

Le monde politique paie aussi un lourd tribut aÌ€ la situation actuelle. Son impreÌ voyance, son incapaciteÌ aÌ€ reÌ agir, ses choix budgeÌ taires, son asservissement au monde eÌ conomique sont pointeÌ s du doigt. L’EÌ tat montre un visage autoritaire, seÌ curitaire et contraignant : pouvoirs speÌ ciaux qui court-circuitent les parlements, eÌ tat d’urgence sanitaire qui justifie la restriction des liberteÌ s et le controÌ‚le des citoyens, "guerre– contre le virus avec ses victimes et ses heÌ ros. DeÌ jaÌ€ mise en lumieÌ€re par la crise financieÌ€re de 2008 et la lutte contre le terrorisme, cette face sombre de l’EÌ tat est renforceÌ e. Or, ce qu’attend la population, selon le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval, « c’est un EÌ tat qui stimule, coordonne et finance la solidariteÌ , un EÌ tat des services publics, un EÌ tat qui prenne en compte les inteÌ reÌ‚ts vitaux de la population, un EÌ tat de citoyens faits pour les citoyens, un EÌ tat de soignants, d’eÌ boueurs, d’enseignants, de travailleurs sociaux, un EÌ tat qui garantisse l’approvisionnement en nourriture, qui prenne soin des vieux, des sans-abri, des plus pauvres, et de tous ces choÌ‚meurs qui vont se multiplier  ».

ASSOCIATIONS MOBILISEÌ ES

En GreÌ€ce, des milliers de migrants vivent enfermeÌ s dans des espaces cloisonneÌ s, en surnombre et dans des condi- tions sanitaires deÌ plorables. Si le coronavirus y rentre, c’est la catastrophe. AÌ€ Bruxelles, les associations se sont mobiliseÌ es davantage pour venir en aide aux demandeurs d’asile car ils n’ont plus acceÌ€s aÌ€ de petits boulots pour sur- vivre ni aux administrations pour reÌ gulariser leur situation. La pandeÌ mie reÌ veÌ€le et accentue les ineÌ galiteÌ s sociales. On l’a vu deÌ jaÌ€ : on n’est pas eÌ gaux dans le confinement. Pour l’eÌ conomiste Thomas Piketty, cette crise est « l’arbre qui cache la foreÌ‚t  » : une crise sociale grave s’annonce, une autre plus profonde, environnementale et climatique, est deÌ jaÌ€ aÌ€ l’oeuvre. Le sociologue Bernard Delvaux (voir aussi ci-apreÌ€s) ajoute
qu’« une troisieÌ€me dimension fait de la crise actuelle une crise au cube. Avec le coronavirus se pose en effet la question du sens de nos vies et de nos socieÌ teÌ s. Le spectre de la mort et le changement brutal de nos habitudes interrogent ce que nous avons fait de nos vies, ce que nous aurions pu en faire, et ce que nous ferons du temps qu’il nous reste aÌ€ vivre ».

LIEN SOCIAL RETISSEÌ

Dans la cour de l’Institut François d’Assise, chaque vendre- di, les clients font la queue pour reprendre leur commande au point de distribution de la coopeÌ rative Paysans-Artisans. Leur nombre a tripleÌ depuis le deÌ but du confine- ment, les circuits courts ont le vent en poupe. Les clients appreÌ cient la qualiteÌ et le gouÌ‚t des leÌ gumes, des fromages et des produits proposeÌ s aÌ€ la vente par la centaine de producteurs de la reÌ gion. Mais c’est aussi la convivialiteÌ et le lien social retisseÌ qui les y ameÌ€nent. Un souhait revient reÌ gulieÌ€rement dans les conversations : « On espeÌ€re que cela va continuer apreÌ€s. » ApreÌ€s quoi ? Certains croient fermement qu’« il y a eu un changement dans les consciences et qu’on ne vivra plus comme avant ». D’autres craignent que cette crise sanitaire ne soit finalement qu’une parentheÌ€se et n’ameÌ€ne qu’aÌ€ des changements cosmeÌ tiques. «  Les crises, aussi puissantes soient-elles, ne portent pas obligatoirement en germe un –˜monde d’apreÌ€s’  », observent Antoine Bristielle et Tristan Guerra, jeunes doctorants en Science- Po aÌ€ Grenoble.
« La premieÌ€re leçon du coronavirus est aussi la plus stupeÌ fiante
, constate Bruno Latour. La preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre par- tout dans le monde et au meÌ‚me moment, un systeÌ€me eÌ conomique dont on nous disait jusqu’ici qu’il eÌ tait impossible aÌ€ ralentir ou aÌ€ rediriger. » Cette crise est, selon lui, un moment favorable pour faire un inventaire de ce qui peut eÌ‚tre « infleÌ chi, seÌ lectionneÌ , trieÌ , interrompu pour de bon ou au contraire acceÌ leÌ reÌ  ». Mais c’est aux citoyens d’opeÌ rer ce tri et d’inventer des « gestes-barrieÌ€res contre le retour aÌ€ la production d’avant-crise ». Pour aider au discernement, le philosophe pose des questions : parmi les activiteÌ s suspendues, quelles sont celles que l’on souhaiterait n’eÌ‚tre pas reprises ? Quelles sont celles que l’on voudrait au contraire voir se deÌ velopper ? Quelles sont celles
qu’il faudrait inventer ? « De fil en aiguille, espeÌ€re le philosophe, si nous commençons, chacun pour notre compte, aÌ€ poser de telles questions sur tous les aspects de notre systeÌ€me de production, nous de- venons d’efficaces interrupteurs de globalisation –“ aussi efficaces, millions que nous sommes, que le fameux coronavirus dans sa façon bien aÌ€ lui de globaliser la planeÌ€te. Ce que le virus obtient par d’humbles crachotis de bouche en bouche –“ la suspension de l’eÌ conomie mondiale –“, nous commençons aÌ€ l’imaginer par nos petits gestes insignifiants mis, eux aussi, bout aÌ€ bout : aÌ€ savoir la suspension du systeÌ€me de production.  »

Au verso du folder publicitaire, on retrouve les deux gamins de retour du supermarcheÌ . Sur la route qu’ils avaient deÌ valeÌ e dans leur caisse aÌ€ savon, ils remontent peÌ nible- ment un caddie rempli, plus grand et plus lourd qu’eux. â– 

Thierry TILQUIN

« LES INEÌ GALITEÌ S SCOLAIRES VONT SE CREUSER »

Bernard Delvaux est chercheur aÌ€ l’UCLouvain et membre du Girsef (Groupe interdisciplinaire de recherche sur la socialisation, l’eÌ ducation et la formation). Actif dans le groupe Tout Autre EÌ cole (aujourd’hui disparu), il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’eÌ cole de demain.

–” Dans votre essai, Une tout autre eÌ cole, vous vous inquieÌ tez que l’eÌ cole rate le train du changement socieÌ tal en cours. Qu’en est-il aujourd’hui avec le deÌ confinement ?

–” Alors que, dans certains domaines (l’eÌ conomie, l’eÌ cologie, alimentation, la santeÌ ...), on dit que l’apreÌ€s-crise ne sera plus comme avant, on n’entend pas grand-chose pour l’eÌ cole. On ne voit pas un mouvement qui porte l’ideÌ e que la crise pourrait conduire aÌ€ la repenser. Je m’interroge sur les raisons de cette absence de deÌ bat pour un changement radical. Peut- eÌ‚tre est-ce parce que l’eÌ cole sort d’un long processus de concertation avec le Pacte d’excellence, et soit les gens n’ont plus envie de "repasser les plats– , soit ils en sont satisfaits. Mais je pense qu’il existe d’autres raisons plus fondamentales : d’une part, beaucoup pensent que l’eÌ cole ne peut changer que si la socieÌ teÌ a changeÌ ; d’autre part, dans cette socieÌ teÌ individualiste, les gens n’ont pas envie d’avoir un EÌ tat qui fixe de manieÌ€re centraliseÌ e des finaliteÌ s eÌ ducatives trop preÌ cises.

–” Les ineÌ galiteÌ s scolaires, deÌ jaÌ€ treÌ€s fortes, vont-elles encore eÌ‚tre renforceÌ es au sortir de cette crise ?

–” Pour de multiples raisons, et notamment la variation des soutiens des eÌ coles envers les eÌ leÌ€ves pendant le confinement, les ineÌ galiteÌ s vont se creuser. Mais lorsqu’on pose cette question des ineÌ galiteÌ s, on le fait toujours dans la perspective d’une eÌ galiteÌ des acquis de base et des chances. Or je pense que ce que l’on devrait deÌ velopper aÌ€ travers l’eÌ cole, c’est l’eÌ galiteÌ des singulariteÌ s : quelle que soit la place que j’occupe dans la socieÌ teÌ , il n’y a pas de raisons que j’aie moins de pouvoir et de reconnaissance symbolique ou financieÌ€re qu’un autre. Pensons aÌ€ tous les meÌ tiers deÌ valoriseÌ s qui se sont reÌ veÌ leÌ s essentiels et qui eÌ taient jusqu’ici peu reconnus. Mais, dans notre socieÌ teÌ heÌ teÌ rogeÌ€ne, il est difficile de tomber d’accord sur une politique eÌ ducative commune qui ne chercherait pas seulement aÌ€ doter les enfants de compeÌ tences utiles pour la compeÌ tition qu’ils devront affronter adultes.

–” Vous deÌ fendez l’ideÌ e de "territoires scolaires eÌ mancipateurs– ...

–” On peut deÌ velopper une tout autre eÌ cole aÌ€ l’eÌ chelle d’un eÌ tablissement, ce qui se fait deÌ jaÌ€, mais alimente la diffeÌ rentiation entre les eÌ coles. Une autre piste est de travailler au niveau politique aÌ€ l’eÌ chelle de la FeÌ deÌ ration Wallonie Bruxelles, mais comment deÌ gager un consensus ? DeÌ€s lors, il existe peut-eÌ‚tre une voie intermeÌ diaire avec des territoires regroupant une majoriteÌ d’eÌ coles (sinon la totaliteÌ ) qui seraient d’accord de se fixer des projets eÌ ducatifs communs eÌ mancipateurs et de reÌ aliser la mixiteÌ sociale. De laÌ€ l’ideÌ e de remplacer le terme "classe– par celui de "collectif de vie et
d’apprentissage– .

(Propos recueillis par M.P.)

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