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Axel KAHN : « J’AI CHERCHEÌ AÌ€ FONDER UN HUMANISME SANS DIEU »

« Alors, souriant et apaiseÌ , je vous dis au revoir, amis. » C’est par ces mots qu’Axel Kahn cloÌ‚t la lettre posteÌ e sur son compte facebook le 21 mai, dans laquelle il annonce qu’il va « mourir, bientoÌ‚t ». Le preÌ sident de la Ligue nationale française contre le Cancer est en ef- fet atteint d’un cancer incurable diagnostiqueÌ en aouÌ‚t 2020. L’appel avait rencontreÌ ce geÌ neÌ ticien de 76 ans, auteur de nombreux ouvrages sur le bien et le mal, l’eÌ thique et la morale, lors de la promotion de son nou- vel essai, Et le Bien dans tout ça ?

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–” Vous citez souvent cette phrase de votre peÌ€re : « Sois raisonnable et humain. » En quoi vous a-t- elle fondeÌ ?

–” AÌ€ sa mort en se jetant sous un train - j’avais vingt-six ans -, mon peÌ€re m’a laisseÌ une breÌ€ve lettre commençant par ces mots : « Tu es sans doute le plus capable, Axel, de faire dure- ment les choses neÌ cessaires. » ApreÌ€s une petite eÌ numeÌ ration de ce qu’il me demande de faire, il ajoute : « Sois raisonnable et humain. » Plusieurs questions me sont venues treÌ€s rapide- ment : Pourquoi moi ? Que veut-il me dire ? Tout au long de ma vie, chaque fois que j’avais aÌ€ prendre une deÌ cision im- portante, je me suis demandeÌ s’il la jugerait « raisonnable et humaine ». Et est-ce que je consideÌ€re avoir aujourd’hui tenu fermement cette injonction ? Ce n’est pourtant pas ma premieÌ€re interrogation sur le bien et le mal, elle est venue onze ans auparavant. AÌ€ l’eÌ poque, je suis dans une eÌ cole jeÌ suite et au cours d’une balade, je perds la foi, car je me rends compte eÌ‚tre incapable d’accorder foi aux items du credo. J’entreprends alors ce
qui sera la reÌ flexion de ma vie : refonder un humanisme qui ne fait pas l’hypotheÌ€se de la transcendance, mais de l’immanence. C’est sur cette base que mon peÌ€re a, en quelque sorte, rajouteÌ une couche.

–” Les valeurs ne restent-elles pas pour autant identiques ?

–” Oui, mais elles sont donneÌ es et eÌ videntes dans le cadre d’un humanisme chreÌ tien, tandis qu’elles sont aÌ€ deÌ couvrir et aÌ€ construire, aÌ€ eÌ difier pour soi-meÌ‚me, dans celui que je me forge. Que sont le bien et le mal sans reÌ feÌ rence aÌ€ Dieu ?

–” Quelle est votre deÌ finition du bien, terme qui figure, avec une majuscule, dans le titre de votre nouveau livre, Et le Bien dans tout ça ?

–” Pour moi, elle est extreÌ‚mement simple : est bien tout ce qui proceÌ€de de la valeur de l’autre. Ce qui le respecte et veille aÌ€ ce que ce respect soit efficient dans la reÌ aliteÌ . Qui preÌ serve sa santeÌ , qui facilite son eÌ panouissement, lui per- met d’acceÌ der aÌ€ la liberteÌ , aÌ€ l’autonomie. Tout ce qui va eÌ vi- ter qu’on lui fasse du mal et corriger les injustices les plus consideÌ rables dont il est victime.

–” Cela semble aller de soi, et vous dites pourtant que l’homme n’est pas programmeÌ pour le bien.

–” Heureusement ! Si, chaque fois qu’il doit agir, l’homme le faisait au beÌ neÌ fice des humains, ce ne serait pas faire le bien, ce serait sa nature. Or le bien n’est pas notre nature, le mal l’est tout autant. Comme nous sommes libres, nous pouvons toujours utiliser les pouvoirs dont nous disposons au deÌ triment des autres. Ce travail mental sur nous-meÌ‚mes pour orienter nos choix positifs, c’est la tension eÌ thique. Le mal est le prix aÌ€ payer de la liberteÌ humaine.

–” L’eÌ thique, justement, aÌ€ laquelle vous avez consacreÌ un livre, L’EÌ thique dans tous ses eÌ tats, vous la consideÌ rez comme « une seconde nature ». Tout en la distinguant de la morale.

–” La morale et l’eÌ thique, ce n’est pas pareil. L’eÌ thique, comme le dit Aristote, est « une morale en action  ». C’est ce qui est correct de faire avec la conscience claire des raisons pour lesquelles ce l’est. J’ai aÌ€ agir, et il me faut deÌ terminer quelle est la voie bonne et speÌ cifier les valeurs qui fondent mon action. Pour que ma deÌ marche soit eÌ thique, je dois donc eÌ‚tre capable d’argumenter pourquoi j’ai fait tel ou tel choix. Les valeurs qui fondent cette eÌ thique ont deÌ€s lors forceÌ ment aÌ€ voir avec le bien et le mal, donc avec la morale qui est en la science. Je crois aux bases ontologiques universelles de la morale : les valeurs morales contenues dans l’eÌ popeÌ e de Gilgamesh, vieille de plus de quatre mille ans, sont deÌ jaÌ€ les noÌ‚tres. Tandis qu’en eÌ thique, chaque probleÌ€me est nouveau. Et si elle est chez moi une seconde nature, c’est parce qu’elle m’obseÌ€de depuis mes quinze ans.

–” Cette reÌ flexion est-elle lieÌ e aÌ€ votre choix de devenir geÌ neÌ ticien ?

–” Non, plus prosaïquement, la meÌ decine est un choix par eÌ limination. Mon peÌ€re eÌ tait un philosophe de haut vol ; Jean-François, l’aiÌ‚neÌ de la fratrie devenu journaliste, avait commenceÌ des eÌ tudes d’histoire, des sciences molles ; et
Olivier, le deuxieÌ€me, faisait des eÌ tudes de chimie theÌ orique, des sciences dures. Or je ne voulais pas m’engager sur la voie parcourue par l’un d’eux, non par crainte de la compeÌ tition, mais parce que je consideÌ rais que c’eÌ tait inconfortable. Il me restait les sciences semi-molles, et la meÌ decine s’est im- poseÌ e. TreÌ€s rapidement, je me suis dirigeÌ vers la biochimie et une approche scientifique de cette discipline. Et lorsque, plus tard, je suis passeÌ aÌ€ la geÌ neÌ tique, il m’est apparu immeÌ diatement, aÌ€ moi qui suis un humaniste, qu’elle eÌ tait une science ayant servi d’alibi aux brigands de l’ideÌ ologie anti- humaniste. De nombreux geÌ neÌ ticiens ont en effet utiliseÌ leur science pour disqualifier l’humaniteÌ , comme l’eugeÌ nisme, le racisme ou le nazisme.

–” Vous accordez une grande importance aÌ€ la digniteÌ . Au point d’avoir proposeÌ de l’introduire dans le preÌ ambule de la Constitution française. Que repreÌ sente-t-elle pour vous ?

–” C’est un terme d’une extreÌ‚me complexiteÌ , deÌ jaÌ€ parce qu’il est polyseÌ mique. Or la digniteÌ dont je parle ne peut eÌ‚tre heÌ teÌ ronome. AÌ€ partir du moment ouÌ€ il est clair qu’elle est une qualiteÌ intrinseÌ€que aÌ€ notre commune humaniteÌ , on ne peut pas deÌ cider que certaines personnes sont moins dignes que d’autres. Notamment celles qui, souffrant d’un handicap ou d’un grave deÌ ficit mental, n’ont pas conscience de leur propre digniteÌ .

–” Enfant vous eÌ tiez quasiment mystique, au point de vous imposer des seÌ vices. Que reste-t-il de cette enfance chreÌ tienne ?

–” Je suis de culture chreÌ tienne, mon pays natal est la religion catholique. Pourtant je ne crois pas au Bon Dieu, je n’ai meÌ‚me aucun doute. Tous les soirs, quand je rentre aÌ€ pied de la Ligue contre le cancer, je m’arreÌ‚te quelques minutes dans l’eÌ glise Notre-Dame du Travail. Au deÌ part, je me demandais si quelque chose allait se passer, si le bon Dieu allait me revenir, mais peau de balle, rien du tout. Mais cela ne me deÌ range pas, je suis bien.

–” Dans votre livre, vous racontez avoir croiseÌ Jean Vanier, fondateur de la communauteÌ de l’Arche accuseÌ d’avoir abuseÌ de femmes.

–” J’ai eÌ teÌ l’un des premiers laïcs aÌ€ remplacer les sermons de careÌ‚me aÌ€ Notre-Dame de Paris par un dialogue avec un homme d’EÌ glise. En 2006, j’ai eu l’occasion d’eÌ changer avec lui. Nous eÌ tions illumineÌ s par les rayons de soleil traversant la grande rosace devant des centaines de per- sonnes, c’eÌ tait treÌ€s eÌ mouvant, meÌ‚me pour un incroyant comme moi. Jean Vanier eÌ tait impressionnant. Apprendre que, toute sa vie, il n’a jamais cesseÌ d’agresser des femmes, comme avant lui son mentor, le peÌ€re Thomas, a enrichi ma reÌ flexion sur le bien et le mal. Cet homme extreÌ‚mement intelligent avait besoin de se trouver des justifications aÌ€ ses entreprises de sujeÌ tion pour s’attirer les faveurs des chreÌ tiennes deÌ voueÌ es, ce qui est l’un des ressorts qui meÌ€nent au mal.

–” Vos cinq premieÌ€res anneÌ es, vous les avez passeÌ es chez une nourrice dans le Berry, avant d’aller vivre aÌ€ Paris chez vos parents. La campagne reste importante pour vous ?

–” J’y suis treÌ€s attacheÌ . La vraie vie, pour moi, est peu urbaniseÌ e, ce sont des chemins creux, des fermes isoleÌ es.
Pendant le confinement, entre les bureaux de la Ligue et mon domicile, tous les jours je traversais six minuscules squares avec des arbres, ce qui me rendait parfaitement heureux.

–” Vous vous eÌ‚tes engageÌ dans les jeunesses communistes puis, plus tard, chez les socialistes. Que repreÌ sentent ces engagements ?

–” C’est le principe de justice qui m’a tout naturellement conduit vers la gauche. Pour un jeune homme, ancien catholique, qui cherche aÌ€ refonder les valeurs de
l’humanisme, il n’y a pas photo. Et si je me suis preÌ senteÌ contre François Fillon aÌ€ Paris aux eÌ lections leÌ gislatives de 2012, c’eÌ tait parce que c’eÌ tait un deÌ fi magnifique. Mais je ne pouvais pas eÌ‚tre eÌ lu.

–” AÌ€ deux reprises, aÌ€ soixante-huit et soixante- neuf ans, vous avez traverseÌ la France aÌ€ pied, du nord au sud puis d’est en ouest. Que vous apporte la marche ?

–” Elle est pour moi une condition de vie. Je ne vis pas pour marcher, mais j’ai du mal aÌ€ vivre sans marcher. La marche est au coeur de deux projets de vie : l’acceÌ€s aÌ€ la beauteÌ et aÌ€ l’eÌ merveillement qu’elle favorise et la penseÌ e. Jamais je ne pense de manieÌ€re aussi riche, intense, qu’en marchant. J’ai connu la marche amoureuse, magnifique, et celle en groupe. Mais c’est la solitaire que je preÌ feÌ€re car elle est plus propice aÌ€ la penseÌ e. Elle permet un dialogue extraordinaire entre "je– et "moi– qui en est un autre. Dans ma traverseÌ e de la France de la Pointe du Raz aÌ€ Menton, j’ai imagineÌ que cet autre "je– eÌ tait une peluche que je transportais sur mon dos, un autre feÌ minin, meÌ‚me si c’eÌ tait un poulain.

–” Dans votre dernier livre, vous parlez de l’intelligence artificielle comme d’une invention aussi importante que l’eÌ criture.

–” Cette invention va transformer radicalement l’humaniteÌ . Nous n’avons plus besoin de rentrer des choses nouvelles dans nos cerveaux, tant les robots que nous fabriquons sont prodigieux. La question d’en avoir peur ou non ne signifie rien, de toute façon, c’est le monde qui est en train de se faire. Le mieux est de savoir comment continuer aÌ€ y vivre heureux. Comment preÌ server un preÌ carreÌ de vie humaine pour acceÌ der au bonheur.

–” Une autre reÌ volution que vous relevez est l’ubeÌ risation de la socieÌ teÌ fondeÌ e sur la geÌ neÌ ralisation de l’eÌ conomie participative. Elle marque le triomphe de la deÌ reÌ gulation.

–” Une de mes reÌ feÌ rences d’eÌ tudiant eÌ tait les grandes
encyclopeÌ dies ouÌ€ des "sachants– entraient des items dans leur speÌ cialiteÌ . Elles ont pratiquement cesseÌ d’exister. On s’est en effet rendu compte que si, par le biais des plateformes
participatives, on arrive aÌ€ mettre ensemble les fifrelins de connaissances de milliers de personnes sur un meÌ‚me domaine, alors on deÌ passera le plus savant des speÌ cialistes. C’est aÌ€ la base Wikipedia, mais aussi de l’ubeÌ risation : il n’y a plus besoin de speÌ cialisation, chacun peut eÌ‚tre chauffeur, hoÌ‚telier, etc. MeÌ‚me si je crois que, finalement, cela ne fera pas disparaiÌ‚tre les speÌ cialiteÌ s.

–” Vous avez eÌ crit beaucoup de livres, on vous voit souvent dans les meÌ dias. Vous recherchez cette exposition meÌ diatique ?

–” Je ne l’ai pas voulue, ça s’est trouveÌ comme ça. J’ai d’abord dirigeÌ une revue scientifique, MeÌ decine/Sciences, et aÌ€ chaque prix Nobel ou deÌ couverte, on faisait appel aÌ€ moi. Assez toÌ‚t, j’ai eÌ teÌ membre du ComiteÌ national d’eÌ thique, puis vice-preÌ sident de la Commission du geÌ nie geÌ neÌ tique, des domaines qui inteÌ ressent les journalistes.

–” Et depuis 2019, vous eÌ‚tes preÌ sident de la Ligue française contre le cancer.

–” J’ai d’abord refuseÌ parce que je fais beaucoup de choses. Puis je me suis rappeleÌ que j’ai deÌ buteÌ comme heÌ matologiste canceÌ rologue et que mes recherches en biologie moleÌ culaire portent eÌ normeÌ ment sur le cancer. De plus, engageÌ dans l’aide aÌ€ la fragiliteÌ , j’ai creÌ eÌ le ComiteÌ d’eÌ thique et cancer. Je me suis alors dit que, de toutes les propositions que l’on pouvait me faire aÌ€ mon aÌ‚ge, aucune ne correspondait mieux que celle-laÌ€ aÌ€ ce qu’a eÌ teÌ ma vie. â– 

Propos recueillis par Michel PAQUOT

Axel KAHN, Et le Bien dans tout ça ?, Paris, Stock, 2021. Prix : 20,60€. Via L’appel : - 5% = 19,57€.

Axel KAHN et Denis LAFAY, L’EÌ thique dans tous ses eÌ tats, Paris, L’Aube, 2019. Prix : 12€. Via L’appel : - 5% = 11,40€.

Mot(s)-clé(s) : Le plus de L’appel
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