Vous êtes ici: Archives / Numéros parus / N°416

Ariane ESTENNE : « LA QUESTION DE L’INDIGNATION TRAVERSE MA VIE »

La reÌ volte contre l’injustice a eÌ teÌ le premier moteur des engagements d’Ariane Estenne. La nouvelle preÌ sidente du Mouvement Ouvrier ChreÌ tien est une jeune femme de trente-quatre ans particulieÌ€rement sensible au feÌ minisme, consciente que les ineÌ galiteÌ s entre hommes et femmes sont encore treÌ€s nombreuses. Ce qui fait sens, pour elle, est de redonner un horizon possible aux combats collectifs porteurs de solidariteÌ .

Cliquez pour télécharger l’article en PDF

–” Sur quelles bases repose votre engagement ?

–” Les questions de l’indignation, du feÌ minisme, de l’eÌ ducation permanente et de l’action collective. Ces quatre mots dessinent la coheÌ rence de ce que je suis. Depuis que j’ai une meÌ moire, l’indignation traverse ma vie. DeÌ jaÌ€, aÌ€ l’eÌ cole, ma premieÌ€re reÌ volte concernait l’ineÌ galiteÌ entre garçons et filles. Au cours des deux dernieÌ€res anneÌ es du secondaire, avec l’organisation DeÌ fi Belgique Afrique, j’ai participeÌ au Burkina Faso aÌ€ un chantier jeunesse qui a inscrit mon comportement dans un parcours militant. J’ai eÌ teÌ assez choqueÌ e par la façon dont la coopeÌ ration eÌ tait perçue. Je me suis sentie embarqueÌ e dans un projet qui me semblait paternaliste, voire meÌ‚me raciste aÌ€ certains eÌ gards. On n’eÌ tait, par exemple, pas certains que ce pour quoi nous eÌ tions-laÌ€, c’est-aÌ€-dire la construction d’un micro barrage, allait perdurer. Il m’a sembleÌ qu’il s’agissait plutoÌ‚t d’un programme occupationnel pour des jeunes Belges. En revenant ici, je n’eÌ tais plus la meÌ‚me. Cette expeÌ rience m’a permis de reÌ orienter mes luttes sur le paysage belge.

–” ... et vers des engagements socieÌ taux.

–” En effet, j’ai deÌ cideÌ d’eÌ tudier les sciences politiques et
je me suis vraiment inteÌ resseÌ e aÌ€ la question feÌ ministe. Durant mon parcours universitaire, je me suis speÌ cialiseÌ e dans les questions de genre et me suis informeÌ e sur toutes les theÌ ories existant aÌ€ ce propos. AÌ€ la fin de mes eÌ tudes, cherchant un lieu ouÌ€ je pouvais vivre cet inteÌ reÌ‚t, je me suis engageÌ e aÌ€ Vie FeÌ minine. J’ai adoreÌ cette façon d’envisager la manieÌ€re de passer d’une theÌ orie aÌ€ des questions concreÌ€tes. Comment, de façon treÌ€s pratique, changer la condition des femmes en milieu populaire ? J’y suis resteÌ e huit ans.

–” Quels sont les dossiers que vous y avez traiteÌ s ?

–” J’ai d’abord travailleÌ au service d’eÌ tudes, puis aÌ€ la coordination de La caravane des femmes, un projet inspireÌ par ce qui s’eÌ tait passeÌ au Maroc au moment ouÌ€ le pays changeait la « moudawana », le code de la famille. Les feÌ ministes marocaines se sont dit : « C’est treÌ€s bien, mais au fin fond des villages, comment faire connaitre ce nouveau code ? » Elles ont ainsi organiseÌ une caravane pour aller in- former les femmes. L’ideÌ e de mettre sur pied, en Belgique, une marche du meÌ‚me type est neÌ e de la visite d’une deÌ leÌ gation de Vie FeÌ minine au Maroc. Son but eÌ tait d’informer les femmes d’ici sur leurs droits, qui sont les meÌ‚mes que ceux des hommes, sans eÌ‚tre toujours appliqueÌ s. Cette initiative interrogeait la manieÌ€re dont les femmes peuvent participer activement aÌ€ un projet social. Et comment, dans un mouvement institutionnel, s’ouvrir aÌ€ un nouveau public. Je suis ensuite devenue secreÌ taire geÌ neÌ rale adjointe afin de porter toutes ces questions.

–” Comment eÌ‚tes-vous passeÌ e de l’indignation aÌ€ un combat plus collectif ?{{}}

–” J’ai treÌ€s vite compris que, pour lutter contre l’injustice, il faut lutter collectivement. Il s’agit d’une construction politique. C’est un apprentissage acquis dans des combats militants au jour le jour, ouÌ€ l’on rencontre des personnes qui veulent que les choses changent et qui sont convaincues que tout est lieÌ .

–” Qu’est-ce qui fait sens pour vous ?

–” Pour moi, la reÌ ponse est politique. Fait sens notre capaciteÌ de changer le monde laÌ€ ouÌ€ l’on est, et de rendre ce monde plus eÌ galitaire et plus juste. Mais, personnellement, je ne me pose pas cette question en ces termes. Je suis une personne qui, lorsqu’elle se leÌ€ve chaque matin, a envie de se bouger. Le sens est donc assez intuitif. Je n’ai jamais de grands doutes existentiels. Je vois treÌ€s bien le sens de ce que je fais et de ce que je voudrais faire, c’est assez naturel. In fine, le sens est la capaciteÌ de changer le monde pour l’ameÌ liorer. Constater que l’on posseÌ€de cette capaciteÌ d’action et que tout n’est pas deÌ termineÌ conduit aÌ€ se rendre compte que ce que l’on fait chaque jour est porteur de sens. MeÌ‚me des projets ambitieux, difficiles, ne me font pas trop peur. Si on se donne les moyens collectivement, tout est possible.

–” Pourquoi le feÌ minisme est-il souvent connoteÌ neÌ gativement par des hommes, et meÌ‚me par des femmes ?

–” Nous vivons dans un monde fort normeÌ . Notre eÌ ducation nous fait inteÌ grer bien des choses. Il n’y a normale- ment aucune raison que les femmes soient plus feÌ ministes que les hommes. Le feÌ minisme n’est donc pas une chose naturelle que l’on vit par essence. Mais, tant pour les femmes que pour les hommes, cela deÌ pend de l’eÌ ducation, de la manieÌ€re dont chacun est construit et peut eÌ‚tre ameneÌ aÌ€ poser un regard sur des faits sociaux, qui, pour moi, sont toujours des rapports construits. La part de l’inneÌ est, aÌ€ mes yeux, assez reÌ duite. Ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on est plus sensible aÌ€ ces questions-laÌ€. D’autant que le systeÌ€me patriarcal impose aux femmes eÌ normeÌ ment de normes. Cela empeÌ‚che un espace mental de se deÌ gager pour penser. ReÌ pondre aux normes est plus facile que s’eÌ manciper. L’eÌ mancipation est une grande chance et une grande libeÌ ration, mais ce n’est pas un chemin facile.

–” Certaines deÌ cisions politiques prennent aussi des chemins insidieux qui rendent les femmes socialement plus fragiles...

–” Effectivemment. Le combat n’est pas termineÌ et les droits ne sont pas deÌ finitivement acquis. Il faut continuer aÌ€ lutter pour les deÌ fendre. Quand on voit aujourd’hui l’absence de droits des travailleurs, on a l’impression de revenir au XIXe sieÌ€cle. Dans l’histoire du feÌ minisme, on parle de vagues. Il s’agit d’un pheÌ nomeÌ€ne cyclique : chaque vague produit des avanceÌ es, puis est suivie de retours de baÌ‚ton qui, de manieÌ€re reÌ currente, proclament que, maintenant, ça suffit ! Maintenant qu’elles peuvent voter, main- tenant qu’elles sont en mesure de choisir leur materniteÌ , que veulent-elles de plus ? Tandis que des choses s’ameÌ liorent, en meÌ‚me temps, d’autres refluent.

–” AÌ€ ce propos, pour vous, le mouvement "me too– constitue une avanceÌ e ?

–” Tout aÌ€ fait. Il fait prendre conscience que des femmes sont instrumentaliseÌ es, sujettes aÌ€ des agressions sexuelles. Mais, en meÌ‚me temps, certains droits reculent, tels ceux lieÌ s aÌ€ la seÌ curiteÌ sociale. Une autre cause d’indignation concerne les postes de pouvoir occupeÌ s par les femmes vis-aÌ€-vis desquels on est en droit de se poser des questions. Il faut aussi prendre conscience de la force de reÌ - action des hommes, meÌ‚me si cela ne concerne pas tous les hommes, bien entendu. Certains d’entre eux sont atteints d’une "crise de la masculiniteÌ – deÌ€s que les femmes acquieÌ€rent de nouveaux droits. Une crise qui, en reÌ aliteÌ , a toujours existeÌ comme contre-discours face aÌ€ l’eÌ mancipation des femmes.

–” Comment et pourquoi eÌ‚tes-vous devenue preÌ sidente du Mouvement Ouvrier ChreÌ tien (MOC) ?

–” Vie FeÌ minine est l’une de ses composantes. C’est laÌ€ que j’ai deÌ couvert l’eÌ ducation permanente, un domaine que j’ai progressivement appris aÌ€ bien connaiÌ‚tre. Quand Alda Greoli est devenue ministre, elle m’a demandeÌ de travailler aÌ€ ses coÌ‚teÌ s comme conseilleÌ€re dans ce secteur. J’ai alors deÌ missionneÌ de Vie FeÌ minine. Et lorsque la preÌ sidence du MOC a duÌ‚ eÌ‚tre renouveleÌ e, mon nom a eÌ teÌ citeÌ , au vu de mes responsabiliteÌ s en eÌ ducation permanente. Cette proposition m’a fortement inteÌ resseÌ e, car le travail de transformation sociale dans un mouvement qui lutte pour plus d’eÌ galiteÌ et de justice m’a toujours passionneÌ .

–” Quel plus le MOC peut-il apporter dans le combat social ?

–” Le MOC est un objet hyper particulier. Il posseÌ€de un noyau avec juste les travailleurs qui ne repreÌ sentent pas l’ensemble de l’action et, au-delaÌ€, une enveloppe treÌ€s large avec tous les membres de ses diffeÌ rentes organisations. Il faut reÌ ussir aÌ€ mettre en mouvement cette tension-laÌ€. Comment, aÌ€ partir de ce noyau, faire en sorte que l’on travaille avec tous les acteurs potentiels du mouvement. Les enjeux que nous vivons doivent eÌ‚tre travailleÌ s avec le regard pluriel de toutes les organisations. Et le MOC me semble eÌ‚tre le seul aÌ€ pouvoir le faire.

–” Comment renforcer l’eÌ ducation permanente, plus preÌ ciseÌ ment en milieu populaire ?

–” Pour moi, elle constitue vraiment un levier puissant pour transformer la socieÌ teÌ . Car cela touche tout le monde. Quand on parle d’eÌ ducation permanente, On est dans un travail culturel. La question est de savoir comment changer les mentaliteÌ s. Il s’agit d’un travail de longue haleine, collectif et aÌ€ moyen et long terme. L’eÌ ducation permanente doit permettre aÌ€ chacun de s’eÌ manciper de ses maitres, de penser par soi-meÌ‚me. Le deÌ cret qui vient d’eÌ‚tre reÌ formeÌ permet de travailler cela. Il invite les organisations aÌ€ mener une auto- reÌ flexion sur leurs actions. Comment, en tant qu’organisation, deÌ velopper une penseÌ e critique ?

–” La militance dans les mouvements change. Certains s’en plaignent. Comment observez-vous ces transformations ?

–” Les choses eÌ voluent, et c’est bien. Les organisations doivent eÌ couter ces nouvelles preÌ occupations. Les gens s’engagent autrement et pour des causes bien deÌ finies. Les reÌ seaux sociaux changent aussi la donne, car ils permettent aÌ€ chacun d’inviter aÌ€ se mobiliser. Et je me rends compte qu’il y a beaucoup de mobilisations. Les gens ressortent dans la rue, pour le climat, pour l’accueil des reÌ fugieÌ s. La question qui se pose aÌ€ nous, en tant qu’organisation, concerne la manieÌ€re de se positionner face aÌ€ cela. Comment pouvons-nous rencontrer ces preÌ occupations ? Si on propose des actions qui font sens par rapport aux besoins des personnes, et qui reÌ pondent aÌ€ leurs contraintes organisationnelles, elles viennent. Par exemple, aÌ€ Vie FeÌ minine, la caravane du droit des femmes a deÌ placeÌ des milliers de femmes. Cela nous demande d’eÌ‚tre creÌ atifs et de faire un gros boulot pour trou- ver la façon de proposer de s’engager. C’est ce qu’on voit aujourd’hui sur le climat.

–” Certains disent qu’il n’y a plus de gauche, plus de droite. Vous partagez cette lecture ?

–” Moi, je vois que les travailleurs ont des droits, qu’il existe une seÌ curiteÌ sociale et des services publics. AÌ€ partir de cela, on peut parler de gauche et de droite. Si on deÌ fend les services publics, la seÌ curiteÌ sociale et le droit des travailleurs, on peut penser que ce sont des ideÌ es de gauche. Les deÌ tricoter est une politique de droite. Si je devais deÌ finir ce qui fait socieÌ teÌ avec des gens qui partagent des cultures diffeÌ rentes, je parlerais de solidariteÌ , qui est la base de toute communauteÌ .

–” Selon vous, comment reÌ enchanter le monde, sortir du tout argent ? Est-il possible d’avoir des projets qui tiennent compte de l’homme et le re- mettent au centre ?

–” Redonner des horizons, voilaÌ€ ce qui manque actuellement. La gauche peut eÌ‚tre porteuse d’un tel projet. Fixer des horizons pour voir ouÌ€ l’on veut aller est de notre responsabiliteÌ . Aujourd’hui, les gens qui voient clairement ouÌ€ ils vont nous font peur. Notre taÌ‚che est de proposer des projets globaux baseÌ s sur des valeurs telles que la solidariteÌ et la justice sociale. Par exemple, l’individualisation des droits pourrait eÌ‚tre un projet commun du MOC. « M » pour mouvement, c’est-aÌ€-dire dire bouger, ne pas eÌ‚tre figeÌ . « O » pour ouvrier, ce qui impose de marquer son ancrage dans une lutte ouvrieÌ€re, deÌ fendre l’eÌ mancipation des personnes les plus preÌ caires. « C » pour chreÌ tien, un heÌ ritage d’une façon de mobiliser les personnes en partant d’elles-meÌ‚mes plutoÌ‚t que de la teÌ‚te. â– 

Propos recueillis par Paul FRANCK

Mot(s)-clé(s) : Le plus de L’appel
Documents associés
Partager cet article
Vous êtes ici: Archives / Numéros parus / N°416