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LA GRATUITÉ, UNE PANACÉE CONTRE LES INÉGALITÉS ?

Début 2023, la ministre de l’Enfance a lancé un plan visant à réduire le coût des crèches et milieux d’accueil de l’enfant. Cette volonté d’augmenter l’accessibilité financière relance le débat sur la gratuité des services. Demain, tout serait-il gratuit, des transports à la culture ? Entre pragmatisme et idéologie du –˜tout gratuit’, sur quelles bases être plus juste ?

« Le débat sur la gratuité revient régulièrement dans l’actualité. Le plus souvent, ces dernières années, c’était autour des transports en commun locaux, avec le relais d’expériences menées à plusieurs endroits en Europe, dont celle de Dunkerque, analyse Philippe Defeyt, économiste et responsable de l’Institut pour un Développement Durable. Ce débat se greffe sur cette question plus large, explorée par des économistes, des sociologues et aussi des activistes : si on veut accompagner les gens, pour orienter les choix, est-ce qu’il vaut mieux agir sur les revenus pour leur donner des moyens suffisants pour qu’ils puissent faire leurs propres choix. Ou est-ce qu’on travaille avec des services plus ou moins gratuits, plus ou moins subsidiés ?  »

ACCOMPAGNER LA GRATUITÉ

En matière d’accueil de la petite enfance, la ministre Linard vient de choisir la deuxième option en Fédération Wallonie-Bruxelles. Tout d’abord, les crèches seront gratuites pour les ménages qui bénéficient de l’intervention majorée (BIM) de l’assurance soin de santé. C’est-à -dire les bénéficiaires du revenu d’intégration sociale du CPAS ou d’une allocation de sécurité sociale comme personne handicapée, ou encore de la garantie de revenu aux personnes âgées (1). Par ailleurs, un tarif diminué de 30% sera appliqué pour les familles monoparentales, puisqu’elles ne contribueront plus que pour 70% du prix. Ce qui correspond à celui en vigueur pour les familles nombreuses (voir encadré).

« Le débat sur la gratuité n’est pas binaire. Les situations sont souvent mixtes, complète l’économiste. Par exemple, une personne en maison de repos contribue grosso modo pour moitié aux frais de séjour, alors que l’autre moitié est à charge de la collectivité. Pour les transports en commun, deux tiers sont déjà pris en charge par la collectivité. Et, dans certains cas, l’employeur règle le solde du prix de l’abonnement de ses travailleurs. Ces derniers ne paient donc quasi rien. »
Il en va de même en matière de culture, où un consommateur ne paie environ qu’un tiers du prix réel du coût d’une place à l’opéra, alors que les deux tiers restants sont à charge de la collectivité ou de sponsoring privé. Parfois, la gratuité est totale. Pour certains soins de prévention, comme les frais de dentiste, elle l’est jusqu’à dix-huit ans.
« En dehors de positionnements idéologiques non basés sur l’observation du réel, les économistes se retrouvent malheureusement un peu trop souvent seuls pour rappeler que les questions sont avant tout celles de l’accès à ces divers services et celle de la redistribution des moyens d’action, c’est-à -dire le pouvoir d’achat au sens très large, poursuit Philippe Defeyt. On doit bien constater que cela ne marche pas toujours. Pour reprendre l’exemple des soins de prévention, même gratuits, cet avantage n’est pas activé par tout le monde. Recourir à ce type de soins n’est pas qu’une question de niveau de pauvreté ou d’éducation. En activant des soins de prévention gratuits ou très bon marché, on part de pourcentages relativement faibles et l’on va vers des pourcentages relativement élevés, mais qui n’atteignent pas 100%. Ceci signifie que, même où elle est instaurée, la gratuité ne va pas changer grand-chose si elle n’est pas accompagnée d’autres politiques. Elle n’est pas suffisante à elle seule.  »

ABSENCE D’ÉVALUATION

Dans le secteur culturel, les politiques tarifaires préférentielles ne sont guère évaluées. « Prenons un service partiellement subsidié, comme l’opéra. Est-ce que des tarifs moins chers favorisent l’accès des personnes qui n’ont pas nécessairement, au départ, tous les outils économiques, culturels et autres pour y accéder ? Il ne s’agit pas de dire que tout le monde doive aller à l’opéra. La question est de voir si baisser le tarif modifie la fréquentation. On constate que celle-ci reste essentiellement élitiste. La probabilité que des personnes en difficulté aillent assister à tel spectacle est quasiment nulle, sauf si un travail d’accompagnement, de préparation, de mise à l’aise des bénéficiaires est réellement mené, comme avec l’association Article 27. »
Dans cette matière, comme dans d’autres, la question demeure pertinente : l’État est-il le meilleur acteur pour faire des choix en lieu et place de ses citoyens ? « Faut-il subsidier l’opéra ou d’autres formes de culture ? Soyons honnête, à un moment il faut trancher, il n’y a pas de modèle idéal. Mais ne jamais se poser la question, cela ne va pas non plus... »

Différents approches sur le rà´le de l’État co-existent : doit-il organiser des services, doit-il orienter les décisions ou faut-il donner du pouvoir d’achat à tout le monde pour pouvoir faire des choix ?
Sans subsides dans le monde culturel, certains répondront que le risque est que les programmateurs ou les créateurs proposent des spectacles faciles ... « Quand on regarde à Paris, de nombreux théâtre ne sont pas soutenus. Et cela ne disqualifie pas du tout la qualité de l’offre. Je ne suis donc pas pour la gratuité totale, je n’y crois pas. Et c’est trop d’argent gaspillé avec un faible résultat. Je ne dis pas que le fait que l’opéra soit abondamment subsidié ne permet pas à certains d’y accéder et qu’ils ne seraient sans doute pas venus sans des prix attractifs. Mais donner à tout le monde ce subside, pour que peut-être quelques bénéficiaires –“ quelques pensionnés ou quelques jeunes financièrement démunis –“ puissent quand même accéder à l’opéra... il y a un problème ! »

EFFET D’AUBAINE

Deux effets indésirables guettent toutefois la gratuité. En premier lieu, l’effet d’aubaine. Il se produit lorsque des usagers qui utilisaient déjà un service en le payant peuvent tout d’un coup le consommer... mais gratuitement. « Dans les transports en commun locaux, cet effet d’aubaine a joué beaucoup. De plus, même des gens qui se déplaçaient à pied ou en vélo en profitent, sans que cela diminue vraiment l’usage de la mobilité mécanique. Et même si, à certains moments de la semaine, la gratuité amène de nouveaux usagers, cet effet positif doit-il mobiliser autant de moyens ? », questionne Philippe Defeyt. Beaucoup d’économistes préféreront sans doute privilégier une autre solution que celle de la subsidiation. Si on a un objectif de mobilité visant à favoriser d’autres modes de déplacements, on peut aussi rendre la voiture plus chère.
Le deuxième effet concerne la dévalorisation. « Les transports en commun sont culturellement encouragés et valorisés mais, à l’inverse, ils perdent de leur valeur parce que, en règle générale, ce qui est gratuit n’est pas bien géré. Quand il n’y a aucun –˜signal-prix’ ou que celui-ci est tellement faible, ou bien que le subside est tellement important, ça ouvre la voie à une dévalorisation. On peut aussi illustrer cela avec le logement social, qui est un logement extrêmement bon marché puisque, pour les personnes précarisées, il correspond à maximum 20% de leurs revenus. Mais on arrive à constater que les loyers sont si modérés qu’ils ont peu d’impact sur la gestion budgétaire des sociétés de logement, et donc, que certains locataires finissent par ne pas payer... Il y a une dévalorisation  ». En matière de logement, comme d’accueil des enfants, la même question surgit cependant : celle du manque de places et donc de l’accès à tous. « Dans beaucoup de programmes ou de politiques subsidiées, en général, on ne se préoccupe pas s’il va y avoir des listes d’attente. L’archétype de cela, ce sont les stages de sport ou de vacances. Il y en a qui ont plus de succès que d’autres. On va dire vous ne payez que deux euros par heure, par exemple Dans ce cas, certains pourront profiter des subsides et d’autres personnes qui seraient dans les conditions n’y auront pas droit. Dans la plupart des cas, il n’y pas de mécanismes de régulation. Donc, le parent qui peut réserver en ligne depuis son bureau dès 8 h du matin aura plus de chance qu’une caissière qui ne peut pas quitter son service pour téléphoner.... Appliquer ce que j’appelle le "rationnement démocratique– permettrait de résoudre la question de la redistribution d’une ressource en quantité limitée et à qui ? »

DIFFÉRENCIATION

« Tant que l’on n’aura pas réalisé une grande réforme sur une redistribution plus équitable des revenus, il faut bien que l’on continue à subsidier certains services ou programmes. Entièrement d’accord. Mais sans aller jusqu’à la gratuité. Si l’on subsidie de manière différenciée en fonction du revenu, c’est déjà mieux. Mais ce n’est pas le cas en maison de repos, par exemple. Pourquoi trouve-t-on normal que la contribution des parents soit proportionnelle aux revenus pour les crèches, mais pas pour les maisons de repos ? » Encore faut-il avoir une vision correcte du revenu et éviter l’effet de seuil : c’est-à -dire passer de tout à rien si le revenu est juste au-dessus de ce seuil. « C’est la classe moyenne inférieure qui est pénalisée. Prenons un ménage classique où les deux personnes gagnent leur vie. Même s’ils ont de petits revenus ou si l’un des deux travaille à temps partiel, la somme de leurs revenus les met bien au-dessus du seuil BIM ou du tarif social. Ils sont effectivement en quelque sorte pénalisés. Si un certain nombre de personnes de la classe moyenne inférieure - dans laquelle figurent également de petits indépendants - avaient clairement conscience qu’en dépassant tout juste ce seuil, ils risquent de payer leurs soins de santé plus chers, de perdre la réduction sur les transports ou encore une bourse d’études pour un enfant... Cet effet de seuil peut créer un ressentiment qui peut aussi naître chez des personnes qui étaient allocataires avec un certain nombre d’aides et qui constatent qu’une fois qu’elles se remettent à travailler elles perdent certains –˜avantages’. Il faut une progressivité. »

Mais une autre nécessité est évoquée : celle de passer du concept de revenu disponible à celui de niveau de vie. Car, en matière d’équité, il est important d’élargir encore le regard. « Le revenu n’est plus un prédicteur parfait du niveau de vie de la personne. Un salarié de la classe moyenne qui bénéficie d’une carte d’essence, cela augmente le sien, mais n’a pas une traduction dans son revenu. En bas de l’échelle des revenus, une personne qui habite un logement social améliore son niveau de vie, puisqu’au lieu d’acquitter huit cent euros de loyer, elle va en payer trois cents. Elle dispose d’un avantage de cinq cents euros qui ne se traduit pas dans ses revenus. Dans certaines situations, pour des choses importantes, il faut mesurer la capacité contributive de quelqu’un à son niveau de vie et pas seulement à son revenu.  »
Car les réalités peuvent être variées. Pour des personnes passant d’une allocation de mille cinq cent euros à un salaire de trois mille euros, il est clair que leur niveau de vie sera nettement amélioré. Et cela même en tenant compte de frais professionnels ou de garde d’enfants... Ils ne seront pas perdants. Par contre, pour les petits jobs, souvent à temps partiel, pas très bien payés... : le fait de passer du droit au tarif social à un niveau de revenu qui n’y donne plus accès entrainera une diminution du niveau de vie. Philippe Defeyt poursuit : « Prenez deux ménages avec un revenu d’intégration identique, un même nombre d’enfants et le même montant d’allocations familiales : ils ne seront pas à égalité si l’un bénéficie d’un logement social. Pour celui qui a la chance d’accéder au logement social, l’obtention d’une nouvelle aide, renforcera le fait que l’un des ménages est favorisé par rapport à l’autre. Donner la même aide ne fonctionne pas... »

Stephan GRAWEZ

(1) Le revenu BIM est d’environ vingt-cinq mille euros brut de revenus imposables par an ; plus cinq mille euros par enfant.

INQUIÉTUDES EN CRÊCHES

Lorsqu’on évoque le secteur des crèches, un leitmotiv revient : celui des places disponibles. Le nouveau plan de la ministre de l’Enfance, Bénédicte Linard, veut y remédier en promettant d’en créer cinq mille deux cents nouvelles.
Le plan de répartition a déjà suscité des mécontents, comme les Villes de Gembloux ou Namur, qui ne verront pas de nouvelles places se créer sur leur territoire. Certains observateurs craignent que vu l’état des finances communales, beaucoup d’entités qui se sont lancées –“ parfois avec gourmandise - dans cet appel de création de places, ne se dédisent ensuite. Au risque d’avoir finalement bloqué d’autres projets, ailleurs. Même si un retour de ces postes non utilisés dans un pot commun est envisagé, le temps se sera écoulé au détriment des besoins pourtant urgents.

Des besoins qui évoluent selon les régions : si les demandes sont fortes en Brabant wallon pour les parents qui travaillent, il se dit que ce ne serait pas la priorité de la Ministre ; tandis qu’avec des taux de couverture moins élevés le Hainaut et Liège se verraient comblés... Alors que les demandes ne sont pas toujours fortes. Une enquête du CIRTES-UCL sur les motifs de non-recours aux milieux d’accueil évoque diverse hypothèses : soit que les familles ne se sentent pas concernées par l’offre, soit qu’elles soient en désaccord avec cette offre, ou encore qu’elle se soient découragées face aux conditions d’inscription ou face à un refus, ...
Ce qui évolue aussi, ce sont les types d’accueil. Entre 2017 et 2021, l’accueil individuel chez une accueillante d’enfants à domicile est passé de 29% à 23 % ; alors que les accueils collectifs en crèches sont passés de 71 % à 77 %.

Plus directement tangibles, ce sont les tarifs qui sont aussi au coeur du nouveau dispositif. Gratuité pour les BIM et coût limité à 70% pour les familles monoparentales. Comme la mesure va d’abord toucher les parents déjà utilisateurs des crèches, l’effet d’aubaine va jouer, sans vraiment accroître le nombre de bénéficiaires. « On a toujours adapté le tarif à la situation des familles en difficulté, notamment monoparentales, explique Françoise Malotaux, directrice des Bouts d’Choux, l’une des crèches du réseau SONEFA à Namur. Entre une infirmière ou une personne agent d’entretien, on faisait la différence. Via une enquête sociale, on appréciait la situation personnelle : seule ou en couple, avec voiture ou logement... et on allait au minima du tarif. Mais jamais jusqu’à zéro, même si on en avait l’autorisation. »
Ce que met en place la ministre n’est donc pas très nouveau. Ce qui change est une forme de généralisation et sa médiatisation. « Maintenant que les gens sont au courant, ils vont demander leur réduction de 30%  », observe la directrice. Dans cette structure, la participation financière des parents (PFP) était calculée sur les derniers salaires nets, cumulés pour un ménage. Par contre, à l’avenir, ce sera sur base de la déclaration fiscale, qui élargit l’assiette à l’ensemble des revenus annuels.
Dans ce nouveau système, le nombre de bénéficiaires avec des PFP nulles ou réduites va augmenter. Dans une crèche du Brabant wallon, fréquentée majoritairement par des parents étudiants, la situation financière est déjà catastrophique, puisque les recettes directes provenant des PFP ont chuté drastiquement. L’inquiétude gronde donc pour savoir comment l’ONE va pondérer ces pertes. Dans le système précédent, les parents payant un prix plein compensaient les tarifs réduits. Aujourd’hui, la crainte d’un déséquilibre est réelle. Enfin, la question de l’équité et de seuils reste entière. « On va aller appliquer un système uniforme pour les familles monoparentales à 70% de la PFP, sans tenir compte que certaines peuvent avoir tout de même des revenus confortables ; ou à l’inverse qu’une famille monoparentale bénéficie d’un logement social par rapport à une autre qui n’a pas cet avantage. » La ministre s’est engagée « dans les prochains mois » à élaborer une grille tarifaire plus progressive... Demain, on rase gratis ! (St.G.)

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