Synodalité : renverser la perspective
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Quand on dit « Église », le réflexe de la plupart est encore de comprendre l’appareil ecclésiastique, le Vatican, les évêques, les curés, le cadre paroissial. Bref, le gros machin bien installé dans ses règlements, son droit canon, ses inerties. Accessoirement, les laà¯cs. .
Je m’en tiendrai ici à l’usage du mot « laà¯c » dans notre Église : il désigne tous les baptisés sauf les ministres ordonnés, diacres, prêtres et évêques. Je laisse de cà´té la « laà¯cité » à la française ou à la belge, objet de débats périodiques.
Pour le pape François, le grand obstacle à l’indispensable réforme de notre Église catholique romaine, c’est le cléricalisme. De plus en plus nombreux sont ceux et celles qui, dans le petit troupeau des croyants, sont persuadés que le machin ne bougera pas sans une sorte de remise à zéro du compteur. Traduisons : retour à la source, retour à ce que nous savons de l’expérience des premières communautés. Qu’a voulu Jésus ? Qu’ont fait les disciples après l’expérience mystérieuse de Pâques ? C’est là que toutes les réformes ont puisé leur inspiration.
L’Église, c’est quoi ?
Depuis un bout de temps, exégètes, historiens, archéologues, étudient spécialement la période entre 50 avant JC et 100 après JC. Ils nous en donnent une image de plus en plus complexe : un monde de grands bouleversements internationaux, où les voyages sont de plus en plus faciles, avec des courants commerciaux, économiques, culturels, qui se croisent, qui influencent les mentalités.
Dans ce contexte, un petit groupe insignifiant, né quelque part dans une des colonies romaines assez turbulente de Mésopotamie, se répand à une vitesse surprenante. D’autant plus surprenante qu’ils se réclament d’un juif exécuté par les Romains au temps du procurateur Ponce Pilate.
Ce qui séduit chez eux, c’est leur foi, basée sur un événement, mystérieux mais à leurs yeux décisif : ce Jésus que l’occupant romain a fait exécuter, il est vivant, la mort n’a pas le dernier mot. C’est aussi l’impact que cette foi a sur leur vie. Elle les rassemble en des sortes de fraternités locales où se retrouvent, dans une humanité commune, des pauvres et des riches, des esclaves et des gens libres. Ce qui les rend contagieux, c’est leur conviction que Jésus a vaincu la mort et que cela suffit à faire tomber les barrières entre les gens. Sa consigne n’est-elle pas toute simple ? Si nous aimons Dieu –“ ce qui pour tout juif est le « premier commandement », nous devons aussi nous aimer les uns les autres : ce commandement, dit Jésus, est inséparable du premier, il lui est « égal » (Matthieu 22, 37-40).
On mesure chaque jour à quel point ce retour à l’essentiel est difficile. Car il s’agit bien d’une transformation de nos réflexes courants lorsque nous utilisons le mot « Église ». Au lieu de voir d’abord un ensemble institutionnel bien organisé, avec ses responsables soigneusement hiérarchisés, son quadrillage géographique, ses unités de taille de plus en plus grandes, son personnel de permanents et de spécialistes, ce qui devrait nous être d’emblée présent à l’esprit, c’est la multitude d’hommes et de femmes, groupés en communautés plus ou moins grandes, qui se caractérisent par la confiance qu’ils font à ce Jésus de Nazareth, qui éclaire leur vie, qui lui donne sens, et qui, tant bien que mal, inspire leurs actes. Ce sont eux, les porteurs de la Bonne Nouvelle. Eux, petit troupeau dans la foule immense des humains, qui témoignent, par leur présence, de la force libératrice de l’Évangile. Sans eux, il n’y a pas d’Église. L’Église ne subsiste à travers les siècles que par eux, les croyantes et les croyants. Avec la conviction plus ou moins claire qu’ils ne sont pas obligés d’être là , qu’ils y sont librement, parce qu’ils veulent bien.
Clergé et laà¯cs
En venir à voir les choses sous cet angle ne va pas de soi. Je propose de partir d’une évidence première : que le mot laà¯c est un terme foncièrement clérical. Il sert à délimiter nettement la frontière entre l’immense majorité des baptisés et la petite minorité d’entre eux qui occupent dans notre Église catholique des positions de pouvoir.
En effet, nous sommes bien sur le terrain du pouvoir. Dans les années qui ont suivi le concile, l’effort de la curie a porté principalement sur un point : limiter la collégialité qui devait caractériser les assemblées d’évêques. Il s–˜agissait de bien réglementer les rapports entre les évêques, spécialement avec l’évêque de Rome. Pendant le concile, Paul VI avait fait introduire dans la Constitution Lumen Gentium une « Note explicative préalable » qui en donnait une définition restrictive, et qui surtout n’entamait en rien les pouvoirs du pape. Dès avant la fin du concile, il promulguait un règlement des Synodes romains qui en faisait un corps purement consultatif, destiné à éclairer le pape sur l’état de l’Église.
Les années suivantes allèrent dans le même sens. Rome a limité l’autorité des conférences épiscopales, qu’elles soient régionales ou continentales. Lors des dernières grandes assemblées d’évêques latino-américains, Medellàn, Puebla, Santo Domingo, Aparecida, les documents finaux de ces assemblées n’ont pu paraître qu’avec le feu vert du Vatican, qui ne s’est pas privé d’y introduire des corrections. Les aspirations clairement exprimées pour un Concile africain ont fait place à des « synodes spéciaux pour l’Afrique », tenus à Rome et sous la conduite de Rome.
La pénurie du clergé
Il a fallu un phénomène sociologique massif pour qu’on prenne conscience de la nécessité de faire un pas de plus. Tant qu’il y a eu beaucoup de prêtres dans les Églises du « centre » (le centre, c’est l’Occident, l’Europe, l’Italie), l’édifice tenait debout. Depuis que la pénurie de prêtres atteint ce « centre », on s’y pose des questions. Y compris à Rome, mais sans que cela ébranle en rien le système hyper-centralisé de notre Église.
Même sur ce point, il a fallu du temps pour qu’on prenne la mesure de la question. Ceux et celles de ma génération se souviennent des beaux temps de l’Action Catholique. L’A.C., c’était la forme organisée de l’ « apostolat des laà¯cs ». On parlait sans complexe de la « collaboration des laà¯cs au ministère des prêtres ». Les laà¯cs étaient donc des collaborateurs. Sans doute, on ajoutait parfois un correctif en parlant de la dimension missionnaire de la foi chrétienne tout court, mais en fait l’ensemble du Peuple de Dieu était une masse d’auxiliaires. De toute façon les rà´les étaient bien définis : aux laà¯cs la christianisation du temporel, au clergé le spirituel. De cela aussi, il reste des traces.
Avec la diminution du clergé, les pays du centre se trouvaient dans une situation analogue à celle de multiples communautés dans les jeunes Églises, comme on disait. D’où l’apparition de diverses formes de « collaboration de laà¯cs au ministère des prêtres » : c’est le titre d’une Instruction du Vatican (1995) tout entière consacrée à délimiter minutieusement la frontière des pouvoirs des uns et des autres.
Une forme plus récente de la question, c’est la « nécessité d’une nouvelle évangélisation », à laquelle l’ensemble des baptisés sont conviés. Elle trahit des inquiétudes, mais ici non plus, aucune trace de mise en question du modèle actuel, toujours aussi hyper-centralisé.
Renverser la perspective
Le « renversement de perspective » indispensable, c’est d’abord dans nos têtes qu’il doit se produire. Ce dont il s’agit, c’est d’abandonner purement et simplement notre idée d’une pyramide dont le sommet est le pape, l’étage plus bas les évêques, plus bas encore les prêtres, enfin une base de laà¯cs parmi lesquels un petit nombre, par suppléance, seraient appelés à rendre des services que le clergé n’est plus en mesure d’assurer lui-même.
À la place, il nous faut revenir à l’image qui était celle des premiers siècles : celle d’un réseau de communautés de tailles variables, en communion entre elles, dont chacune était dotée des structures indispensables à son bon fonctionnement. Ce modèle, le pape Jean-Paul II y avait déjà fait allusion dans son encyclique sur l’oecuménisme, lorsqu’il parle du fonctionnement du premier millénaire de l’histoire de l’Église. Jusqu’ici, le pape François a avancé quelques pions, prudemment. Le mot « collégialité » ayant été neutralisé, il a choisi un mot plus classique : synodalité, qui sera l’objet du prochain synode des évêques.
Pour entrer un peu plus dans cette optique, rappelons-nous tout d’abord que Jésus était un laà¯c (!), et qu’il n’a jamais voulu fonder une religion nouvelle, encore moins instituer un clergé. Il a bien choisi quelques disciples plus proches, pour « être avec lui et pour les envoyer annoncer le message et chasser les démons », comme dit Marc (Mc 3, 14). .Mais il a aussi envoyé sur les routes une série d’autres disciples. Des « envoyés » : c’est le sens du mot « apà´tre ». Saint Luc a accolé ce titre aux « Douze » choisis par Jésus (Lc 6, 13), qui ont joué un rà´le particulier en tant que témoins de la résurrection, mais Paul a revendiqué le titre (Rm 1, 1 ; Gal 1, 1 etc.), et il a aussi été utilisé pour d’autres.
Il n’est pas mauvais de nous remettre devant le sens premier du mot : dans le groupe des adeptes de la « voie », certains sont des chargés de mission. Rien à voir avec une caste de spécialistes du culte, députés à la manipulation - toujours dangereuse - du sacré. Par rapport à la foule des humains, tous les baptisés sont des « envoyés ».
Lorsque les premières communautés ont commencé à se réunir, après l’expérience déroutante de la résurrection, elles ont bien dû se donner quelques règles de fonctionnement et se répartir les tâches. Pour désigner ces responsables, elles ont soigneusement évité tous les termes qui auraient pu évoquer la catégorie des spécialistes du culte, aussi bien dans le judaà¯sme que dans la culture grecque environnante. Elles ont donc parlé de « président » (proestà´s), de « pilote » (kubernètès), de « superviseur » (épiskopos), de « serviteur » (diakonos), d’ « anciens ». (presbuteroi) C’est le groupe entier des hommes et des femmes attirés par l’espérance nouvelle qui s’est très vite perçu comme le porteur d’un message destiné à « toutes les nations » (Mt 28,19). Pour se désigner lui-même, ce groupe a choisi un terme emprunté à la vie politique : assemblée, convocation, ekklesia.
Dans les aspirations actuelles à la réforme de notre Église, le mot qui vient spontanément à l’esprit est celui de démocratie. Chez les autorités vaticanes, il provoque immédiatement un réflexe de rejet : l’Église n’est pas une démocratie. A quoi on peut rétorquer qu’elle est plus qu’une démocratie, car elle est tout entière maintenue dans l’existence par des personnes libres qui se sont laissé attirer –“ par grâce, certes, sous l’impulsion de l’Esprit - à adhérer au groupe des disciples de Jésus.
C’est bien pourquoi le dicton ancien (souvent cité par le Père Yves Congar) affirmait que dans l’Église, « ce qui concerne tout le monde doit être débattu par tout le monde ». Plus impressionnante encore, cette citation de saint Augustin à propos du texte de Mt 16 sur le « pouvoir des clefs » confié à Pierre : « Ce n’est pas un homme seul, mais l’Église dans son unité qui a reçu ces clefs. Ceci met en relief l’excellence de Pierre, car il a représenté l’universalité et l’unité de l’Église, lorsqu’il lui fut dit : –˜je te confie’, alors que c’était confié à tous » (cité par J.-M. Tillard, L’évêque de Rome, p. 134-135).
De ce point de vue, le fonctionnement des « communautés de base » a quelque chose d’exemplaire. C’est toute l’assemblée des croyants qui prend les grandes décisions, même si elle confie certaines fonctions différenciées à tel ou tel membre de la communauté. En effet, ce régime d’assemblées permet à la communauté de garder la conscience que c’est elle tout entière qui est responsable de sa bonne marche, comme c’est elle tout entière qui est responsable de la présence de la Bonne Nouvelle dans la société. Et c’est devant l’assemblée que les « chargés de services » ont à rendre compte de leur gestion.
Dans le même sens va la pratique qui consiste à confier les divers services non à une seule personne, qui risque d’en devenir le –“ ou la –“ spécialiste, mais à des équipes. De même, la pratique selon laquelle les services sont confiés pour des périodes limitées, ce qui oblige l’assemblée à reprendre conscience périodiquement du fait que c’est elle-même qui en est responsable.
Je propose donc de disqualifier les termes de laà¯c, laà¯cat et de les bannir autant que possible de notre vocabulaire. Dans la foulée, je propose de mettre au frigo le mot « sacerdoce », emprunté au vocabulaire du sacré. Mais ceci est une autre histoire...
(Paul Tihon, jésuite, théologien)