Au Népal, des raisons d’espérer
Au Népal, des raisons d’espérer
Le pays d’Asie où se dresse le mont Everest a récemment été secoué par une violente, mais peu médiatisée, crise politique suite à des manifestations d’étudiants. Il dispose d’atouts dont il pourrait tirer profit, analyse le père jésuite Étienne Degrez qui y a vécu plusieurs années, jusqu’en 2020.
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Enclavé entre l’Inde et le Tibet (occupé par la Chine), le Népal compte trente millions d’habitants, dont quatre vivent dans la vallée de Katmandou, la capitale, avec Patan et Bhaktapur que visitent de nombreux touristes aux diverses motivations. Cette région a connu en septembre d’importantes manifestations des étudiants contre les gouvernants issus de partis communistes qui se sont partagé le pouvoir depuis la création, en 2008, de la République fédérale instaurée après la chute de la monarchie. En 2001, quasi tous les membres de la famille royale ont été massacrés dans leur palais, avant un dernier règne autoritaire. Les récentes protestations des jeunes ont tourné à l’insurrection et ont été violemment réprimées. On a dénombré plusieurs dizaines de morts, dont l’épouse d’un ancien Premier ministre. Le gouvernement a finalement été renversé avec la fuite (à l’étranger ?) du Premier ministre.
JAMAIS COLONISÉ ET JOYEUX
Ces événements n’ont pas étonné le père jésuite Étienne Degrez qui y a vécu de 2013 à 2020 et fait à présent partie de la communauté de la Pairelle à Wépion. Dans son parcours, après ses années de noviciat à Arlon, ses études en sociologie à l’Université de Louvain et son ordination comme prêtre en 1976, il a eu des responsabilités de formateur religieux et de supérieur à Calcutta, New Delhi et Katmandou. Il a aussi été aux côtés du père général de la Compagnie de Jésus à Rome. À son arrivée au Népal en 2013, il s’est rapidement rendu compte avoir eu tort de croire que ce pays était assez semblable à l’Inde qu’il connaissait bien. « J’ai laissé une partie de mon cœur dans ce pays qui n’a jamais été colonisé. J’y ai découvert une mentalité et une joie de vivre différentes de ce que j’avais observé à Calcutta où j’avais pourtant vécu le dialogue entre chrétiens, hindous et musulmans et donné des cours du soir pour étudiants défavorisés. »
Selon lui, dépourvus de tout complexe colonial, les Népalais ne rejettent pas sur “l’étranger colonisateur” les problèmes auxquels fait face leur pays, mais bien sur la mauvaise gouvernance des dirigeants, sans doute compliquée par les différences socio-économiques et culturelles internes liées à la mosaïque des groupes ethniques composant la population. « Or je suis personnellement très attiré par la différence, puisque dans la différence, il y a de la richesse », souligne-t-il. Mais il note également le fossé séparant, d’une part, les habitants de Katmandou et ceux des montagnes entre les mains desquels se trouve le pouvoir et, d’autre part, ceux du sud du pays – le Terai ou plaine du Gange – qui forment la plus grande partie de la population.
Le prêtre a été proche des Tamangs qui occupent les contreforts de l’Himalaya où se dessine un timide mouvement de conversion au christianisme. Composant la deuxième ethnie du pays, ces Tamangs vivent de l’élevage des yaks et d’une agriculture de haute altitude, pauvre en rendement. Habitués à la vie rude et austère des montagnes, ils ont de profondes valeurs humaines, culturelles et spirituelles, y compris sur le plan de la vie personnelle et en tant que novices jésuites.
LE RAS-LE-BOL DES ÉTUDIANTS
Par rapport à la révolte des étudiants, le père jésuite explique que « cette claire et brève expression de colère est survenue à la suite de la fermeture par les gouvernants des réseaux sociaux, ce qui a été la goutte qui a fait déborder le vase. Car ils constituaient le principal ou même seul moyen d’échanger des informations au sujet de la corruption commise par les détenteurs du pouvoir depuis la création de la République. En effet, la presse n’est présente qu’à Katmandou, où elle n’a pourtant guère d’influence, et encore moins ailleurs dans le pays. À cela s’ajoutait l’insolente et ostentatoire présence sur les réseaux sociaux des “nepo-kids”, de jeunes nouveaux riches, fils et filles de la classe dirigeante. Cependant, le retrait des mesures contre les réseaux est arrivé trop tard. »
Contrairement à d’autres observateurs, ce témoin ne va pas jusqu’à faire le lien entre le récent soulèvement des étudiants népalais et la vague de mouvements qui a pris naissance au Sri Lanka et s’est répandue à travers l’Asie du Sud. Notamment au Bangladesh, où le chef du gouvernement a voulu réprimer les manifestants avant de devoir s’enfuir, tout en s’identifiant explicitement à la “Gen Z”, la génération née avec les nouvelles technologies à la fin des années 90. Mais le père Degrez note qu’au Népal, comme dans les autres pays, si les jeunes n’ont rien à perdre, ils n’ont pas toujours suffisamment d’esprit critique.
AUX DÉPENS DES GENS ORDINAIRES
Il relève par contre que ce qui s’est passé à Katmandou a eu des effets immédiats au niveau politique. Le gouvernement a été renversé et le président de la Républiquea nommé comme Première ministre l’ancienne présidente de la Cour suprême, Sushila Karki, à la tête d’ungouvernement provisoire jusqu’aux élections de mars 2026.Or cette magistrate a été victime du pouvoir précédent pour son action dans certains procès retentissants impliquant des haut placés. Mais le jésuite indique que, au Népal, il n’y a ni réactions ni interpellations par rapport au fait que les gouvernants issus de partis communistes idéologiquement divisés ont été incapables, depuis 2008, d’apporter une solution aux graves problèmes socio-économiques. Et notamment aux inégalités entre les classes sociales qui ont toujours existé. Il rappelle que le pays dépend aussi beaucoup des apports de ses citoyens travaillant en Inde, dans les États arabes et en Malaisie, et que le nombre de jeunes qui vont chercher un avenir meilleur à l’étranger est dramatique.
C’est dans le même sens que le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes du Tiers Monde (CADTM), habituel défenseur des gouvernants de gauche des pays du Sud, a publié une analyse dans laquelle il relève que « le (récent) soulèvement a plutôt été motivé par le mécontentement croissant des Népalais ordinaires, qui s’intensifie depuis près de deux décennies en raison des manœuvres politiques à leurs dépens ». Dans ce rappel de ce qui s’est produit depuis la chute de la royauté, avec notamment la fragmentation d’un Parti communiste qui s’était constitué en 2018, il apparaît que le Népal est tombé dans une crise profonde après 2022 et que l’augmentation de l’inégalité économique continue entre les zones urbaines et rurales. Selon la Banque mondiale, en effet, 20% de la population vivent sous le seuil de pauvreté et le revenu des 10% les plus riches est plus de trois fois supérieur à celui des 40% les plus pauvres.
DE NOMBREUX ATOUTS
À quelles conditions le ras-le-bol des jeunes et ses suites ne sera-t-il pas un feu de paille et pour que le Népal devienne un pays d’avenir ? Pour le père Degrez, qui a gardé des contacts sur place, il faudrait que, en plus des décisions prises au niveau politique, le pays gère mieux ses richesses naturelles (il peut, à ce point de vue, être comparé à la Suisse) et qu’il fasse preuve de créativité. « Comme dans beaucoup d’autres pays en développement, explique-t-il, la corruption empêche de bons projets de voir le jour, surtout à cause du poids administratif, dont celui des autorisations à obtenir. ».Parmi ces atouts, il y a l’agriculture dans la plaine du Gange, l’unique zone montagneuse de l’Himalaya, ses forêts, ses lacs et rivières, et les richesses culturelles susceptibles d’attirer les visiteurs, le tourisme constituant un très important secteur de l’économie nationale. Il mise aussi sur des engagements citoyens spontanés développés à la suite du récent soulèvement. Il constate, par contre, que, si les Chinois investissent beaucoup sur ce territoire, notamment dans les infrastructures et les transports, c’est d’abord dans leurs propres intérêts.
L’événement majeur de ses années passées dans ce pays reste, pour lui, le séisme du 25 avril 2015, qui est à ses yeux « l’illustration de la résilience et du courage du peuple népalais ». « Ce jour-là, se souvient-il, avait lieu à Okhaldhunga l’ordination sacerdotale d’un jeune compagnon jésuite, enfant de ce village de moyenne montagne du nord du pays,devenu catholique durant ses études à Katmandou. La cérémonie venait de se terminer quand le séisme a eu lieu vers 11h45. Le soir même, le nouveau prêtre et moi-même visitions les familles pour évaluer les dégâts. Pas un mort, pas un blessé ! On nous recevait à l’extérieur de maisons fortement endommagées ou en ruines en nous offrant une tasse de thé. Pas de lamentations au milieu d’une telle catastrophe, tandis que l’hospitalité restait sacrée et une priorité. Ahurissant à nos yeux d’Occidentaux. Pour le reste, un “nous rebâtirons”. Et ensuite, l’action de grâce d’Hindous : “C’est grâce à votre Seigneur Jésus que nous sommes sauvés, car tous les villageois se trouvaient sur le terrain de sport de l’école pour assister à l’ordination sacerdotale d’un des leurs”. Cette expérience m’a marqué pour la vie. »
Jacques BRIARD

