Emmanuelle Nicot : « Par le cinéma, j’ai pu me réinventer »

Emmanuelle Nicot : « Par le cinéma, j’ai pu me réinventer »

Couronné par sept Magritte, Dalva, le premier long métrage d’Emmanuelle Nicot, parle de l’inceste et de l’emprise sur une fillette par son père. C’est grâce au cinéma, auquel elle n’était pas du tout prédestinée, que la réalisatrice française installée à Bruxelles a pu affronter un traumatisme de jeunesse et se reconnecter à elle-même.

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Publié le

30 avril 2024

· Mis à jour le

25 mars 2025
Photographie d'Emmanuelle Nicot devant une plante

« Je ne suis pas une fille, je suis une femme. » Enlevée à son père incestueux, Dalva, 12 ans, a été placée dans un foyer pour enfants maltraités. « Je n’ai jamais dit non », affirme-t-elle, refusant obstinément d’être séparée de la seule personne qu’elle aime sa mère ayant déserté le foyer familial depuis longtemps. Au-delà de l’inceste, c’est de l’emprise que parle Dalva, le premier long métrage d’Emmanuelle Nicot, couronné par sept Magritte (dont ceux des meilleurs film, réalisation et espoir féminin pour Zelda Samson dans le rôle-titre). « L’emprise d’un parent sur un enfant est celle dont il est le plus compliqué de se défaire, explique cette Française qui vit à Bruxelles depuis plus de quinze ans. Enfant, on voit nos parents comme des dieux, on ne remet jamais en question leur bienveillance. Avant de commencer à écrire le scénario, j’ai fait une immersion dans un centre pour ados maltraités de 10 à 18 ans. Tous, absolument tous étaient dans une loyauté folle envers leurs parents, dans un déni ultrapuissant de ce qu’ils avaient vécu. Ils souffraient beaucoup plus d’être là que de ce qu’ils avaient vécu. Ce déni leur permettait de supporter l’insupportable. »

Le sujet de l’emprise, la cinéaste l’a déjà abordé dans son premier court métrage, Rae (2012), à l’intérieur d’un couple où la femme battue, placée dans un foyer, est également dans le déni. Ce film a été récompensé dans quinze festivals internationaux. La seule fois où elle l’a accompagné, c’était à Huy. « Quand on m’a demandé quelle était sa genèse, c’était tellement personnel, que je n’ai pas pu répondreJe suis quelqu’un qui ne sait absolument pas mentir et, devant tous ces gens, je ne pouvais pas dire que cette histoire était la mienne. Ma première rencontre amoureuse a en effet été extrêmement toxique, violente, à tous points de vue. J’étais démolie, j’ai dû me sortir de cela. Le cinéma, c’est ma résilience. »

DES RÉPONSES DANS LES FILMS

Née en 1985 à Sedan, dans les Ardennes françaises, Emmanuelle Nicot, fille d’une prof et d’un éducateur, n’aurait jamais dû faire du cinéma. « Enfant, je n’y allais pas du tout, raconte-t-elle. Sauf une fois par an, mes parents m’emmenaient au Festival Les Enfants du Cinéma, à Charleville-Mézières. À toutes les questions que je me posais, je trouvais des réponses dans ces films dont les héros avaient mon âge, sans avoir à les poser à qui que ce soit. C’était immense pour moi. » L’adolescente ne pense pas, pour autant, passer derrière la caméra. Elle veut être esthéticienne, mais ses parents renâclent. Par défaut, comme elle aime beaucoup lire, elle s’inscrit en Lettres à l’université de Reims, où elle suit des cours de cinéma qui la passionnent. « Cela m’a reconnecté à un truc de mon enfance profondément enfoui en moi que la personne avec qui j’avais été en couple n’avait jamais touché. Par le cinéma, j’ai pu me réinventer, avec la volonté, complètement inconsciente à cette époque, de raconter ce qui m’était arrivé. »

En 2007, à 22 ans, après une licence en cinéma à Lille durant laquelle elle tourne quelques petits films totalement expérimentaux, elle intègre l’IAD (Institut des Arts de Diffusion) à Louvain-la-Neuve. Depuis, elle n’a plus quitté la Belgique, replantant ses racines à Schaerbeek. « Ce que j’aime ici, ce sont les liens entre les gens, cette simplicité, cette gentillesse. J’ai mis du temps à le réaliser, mais chaque fois que je vais en France, je me rends compte combien les Belges sont sympas. » La qualité d’une relation humaine est primordiale chez elle. Cela rejoint unevaleur enseignée par ses parents : ne jamais juger. « Un jugement a toujours quelque chose de hâtif, mais la réalité est bien plus complexe. Un philosophe disait que celui qui juge l’autre n’a pas assez réfléchi. » Ce refus de tout jugement, elle a d’ailleurs pu l’éprouver lorsque, chaque été, pour payer sa vie étudiante, elle allait ramasser des fruits et légumes en Drôme, dans le sud de la France. « Je bossais avec des ouvriers polonais, avec des Turcs, avec des gens complètement rustres qui n’avaient rien à faire de ma vie artistique, et j’adorais ça. J’aime les gens et les rencontres improbables. Le casting est un super prétexte pour rencontrer des gens que l’on ne rencontrerait jamais autrement. »

DU CASTING SAUVAGE

Car, entre ses films – elle a réalisé un autre court métrage en 2016, À l’arraché, dont le cadre est une fois encore un foyer d’accueil -, Emmanuelle Nicot fait du “casting sauvage”, ce qui consiste à rechercher des acteurs non professionnels. À la sortie de Rae, deux cinéastes belges, Mary Jimenez et Bénédicte Liénard, l’ont chargée de celui de leur film, Le chant des hommes, où un groupe de migrants décide de faire une grève de la faim dans une église pour obtenir des papiers. « Je devais trouver des gens issus de l’immigration, qui n’étaient pas nés en Belgique, parlant un français imparfait avec un fort accent et portant la souffrance de l’exil sur le visage. Cela m’a passionné, c’était un travail anthropologique je devais mettre des lunettes complètement différentes. Pour trouver un petit garçon iranien, par exemple, j’ai contacté des chauffeurs de taxi iraniens stationnés autour de la gare Centrale. J’ai également cherché des filles chez les coiffeurs à Matonge. C’est un immense apprentissage, un bagage tellement précieux pour la suite. L’activité d’écrire est ultra-solitaire, il est important de se reconnecter à la vraie vie et d’aller voir des gens. » Pour le long métrage dont elle s’occupe actuellement du casting, elle est en quête de travailleuses du sexe. « Je suis dans un univers sadomaso qui n’est pas du tout le mien », s’amuse-t-elle.

LOIN DES INFOS

La sémillante quadragénaire, mère d’un fils prénommé Mihail – Michel en roumain – qui avait cinq mois lors du tournage de Dalva, avoue vivre loin du fracas du monde. « Pendant longtemps, je m’informais beaucoup, et je me suis rendu compte que cela me faisait beaucoup de mal de me sentir aussi impuissante. Je ne regarde plus du tout l’actualité car cela m’affaiblit, me déprime et me fait perdre toute créativité. Je garde ainsi mon énergie et, par ce que je raconte dans mes films, j’essaie d’avoir un petit impact. Dalva, par exemple, parle d’un tabou, et j’espère infiniment que les gens qui ont subi la même chose puissent s’y reconnaître. Plus généralement, comme je l’ai vécu moi-même, le cinéma peut répondre à des questions que l’on se pose. »

Emmanuelle Nicot est en train d’écrire un nouveau film qui abordera un tout autre sujet, lucide quant à la dimension aléatoire de son métier. « Si, un jour, il devait s’arrêter, je pourrais devenir maraichère. Je tiens ce goût de mon enfance. Mon père est issu d’une longue lignée de domestiques où les hommes étaient tous jardiniers. Si le cinéma ne marchait plus, je retournerais dans les champs, et je sais que j’y trouverais du plaisir. »

Michel PAQUOT

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