Gaël Giraud : « Il est urgent que nous revenions au rythme lent de la nature »

Gaël Giraud : « Il est urgent que nous revenions au rythme lent de la nature »

Économiste et mathématicien de formation, diplômé de hautes écoles, Gaël Giraud, 54 ans, est aussi prêtre, théologien et jésuite français. Très engagé, il propose de profondes réformes du système capitaliste, vu l’urgence climatique et écologique.

Par

Publié le

31 août 2024

· Mis à jour le

20 février 2025
Gaël Giraud à l'extérieur, devant un buisson

— Comme économiste, votre sensibilité et votre expérience spirituelle chrétienne peuvent-elles nourrir utilement la réflexion intellectuelle sur l’avenir de la planète ?

— Il n’y a pas une science économique chrétienne ou catholique. Des chrétiens comme des non-chrétiens y réfléchissent et s’y engagent, mais mon expérience de foi m’aide à rester libre par rapport à un certain nombre de dogmes économiques qui sont considérés comme intouchables depuis un siècle et demi. La foi chrétienne me donne une confiance fondamentale qu’il existe dans l’humanité des ressources d’invention, de courage, de sainteté, pourrait-on dire dans le vocabulaire biblique, qui nous permettront de faire face aux énormes défis qui sont les nôtres aujourd’hui.

Les chrétiens doivent s’engager activement à la construction d’un monde plus juste et viable ?

— Oui, je suis de cette école-là, clairement. Je crois que c’est aussi celle du Christ. Il n’est pas parti vivre en ermite dans le désert. Il n’était pas non plus comme Jean-Baptiste, son cousin qui vivait très simplement, mangeait des sauterelles, vêtu de peaux de bête, au bord du Jourdain. Jésus vivait dans la société de son époque avec des gens de toutes sortes et il mangeait avec eux, et on le lui reprochait. Je crois que c’est cela l’option chrétienne ou, pourrait-on dire, “christienne”, celle des proches du Christ. Le pape François va d’ailleurs dans cette direction dans son exhortation apostolique Laudate Deum. L’engagement dans la vie quotidienne est très utile, mais le faire dans des médiations institutionnelles, y compris politiques, est aussi fondamental, voire davantage pour les chrétiens aujourd’hui. Je ne crois pas que nous ayons le droit de nous abstraire des grands enjeux politiques qui sont les nôtres aujourd’hui.

« Nous devons nous considérer comme interdépendants. »

— Comment en êtes-vous arrivé à ce type d’engagement ? 

— Je suis né à Paris d’un père français et d’une mère suisse, un milieu d’artistes peintres, graphistes, architectes avec une tradition plutôt intellectuelle. Après le lycée, j’ai fait un parcours dans de hautes écoles et une thèse en mathématiques que j’ai terminée à 25 ans. Je suis ensuite parti au Tchad en service civil. Cette expérience a été vraiment décisive pour moi. J’ai été prof de math et de physique dans un collège jésuite. Surtout, j’ai travaillé avec des enfants de la rue et fondé avec d’autres un centre d’accueil qui fonctionne toujours aujourd’hui. Ce sont ces enfants-là qui m’ont évangélisé et m’ont réappris une joie très élémentaire, y compris quand on n’a plus rien. La joie radicale de l’existence peut être celle du Christ ou de saint François. J’étais un peu encombré par tout ce que j’étais en train d’apprendre comme jeune étudiant français. Après ce séjour-là, la question de l’entrée chez les jésuites est devenue vivante pour moi mais, avant d’y entrer, j’ai travaillé notamment dans des banques, comme ingénieur mathématicien sur les marchés financiers. J’ai passé le concours d’entrée au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) où je suis aujourd’hui directeur de recherche. J’ai été aussi pendant cinq ans économiste en chef de l’agence française de développement. C’était aussi une magnifique expérience.

Travailler dans une banque, avec une connaissance de près des dérives des marchés financiers, cela a aussi été très  marquant ?

— J’ai vu cela de l’intérieur et, en 2008, lorsqu’arrive la grande crise financière, c’était devenu clair pour moi que ces banques manipulaient des objets extrêmement risqués sans en apprécier leur dangerosité. Certains considèrent les marchés financiers comme dotés des attributs d’un dieu omniscient, omnipotent et bienveillant. C’est une idolâtrie. Aujourd’hui, nous faisons dépendre du bon vouloir de ces marchés la capacité de financement d’une politique publique par un État. Les électeurs peuvent voter ce qu’ils veulent, mais si, à la fin, les marchés financiers sont opposés à la politique publique que les électeurs ont choisie, celle-ci n’aura pas lieu parce qu’il n’y aura pas de financement possible.

Vous avez proposé en 2009 une vingtaine de réformes du système capitaliste. Aujourd’hui, quinze ans plus tard, quelles sont celles qui vous semblent particulièrement pertinentes ?

— Notamment, toutes les mesures concernant la transition écologique. Aujourd’hui c’est de plus en plus d’actualité quand on voit les dégâts colossaux que provoque le réchauffement climatique. Il est urgent de mettre en œuvre un plan de décarbonation de nos économies.

— Vous venez d’écrire un livre en italien, préfacé par le pape, Il Gusto di cambiare (Le goût du changement), avec Carlo Petrini, le fondateur du mouvement Slow Food…

— Nous avons essayé, dans notre conversation à bâtons rompus, de couvrir les sujets d’actualité dans le domaine surtout de l’écologie, et notamment la question importante de notre alimentation. À titre personnel, je suis végétarien par conviction écologique, en sachant que manger la viande rouge a un impact négatif important sur l’écosystème. Nous abordons aussi la question de la nécessaire transformation de notre imaginaire à propos de l’être humain. Nous ne devons plus nous considérer comme des individus libres de toute contrainte, mais comme tous interdépendants et, en particulier, dépendants tous de la nature. Un exemple très simple : un verre d’eau sur cinq que je bois dans la journée provient de la transpiration des grands arbres de l’Amazonie. Une bouffée d’oxygène sur cinq que nous respirons tous les jours provient de la photosynthèse des grands arbres d’Amazonie.

— Le mot limite vous parle ?

— Bien sûr. Je crois que l’un des enjeux de la crise écologique que nous traversons aujourd’hui, est qu’une partie d’entre nous n’accepte pas les limites planétaires qui nous sont imposées. Nous sommes pris dans une espèce de folie, d’accélération qui a été rendue possible pendant deux siècles par l’usage des énergies fossiles, mais qui ont une fin. Il est urgent que nous revenions au rythme lent de la nature, la vitesse lente à laquelle les arbres poussent.

Les chrétiens ont souvent promu l’idée du “bien commun”. Vous avez développé une réflexion plutôt sur les “biens communs” dans votre livre Composer un monde en commun…

— Les biens communs, c’est un certain type de propriété communautaire des ressources. Par exemple, lorsque, dans un village, les membres d’une communauté mettent ensemble de l’argent pour acheter des panneaux photovoltaïques dont l’électricité sera répartie dans la communauté, c’est typiquement un bien commun. Il existe de nombreuses expériences dans toutes les sociétés humaines. Dans la plupart des sociétés africaines traditionnelles, très souvent, la terre est en commun et la propriété privée a très peu de sens. Si nous voulons relever le défi de la crise écologique, il y a urgence à repenser notre rapport à la propriété, non pas pour faire disparaître la propriété privée, mais pour lui assigner des limites, justement. Lorsque l’ancien président brésilien Bolsonaro a refusé de protéger l’Amazonie, alors que c’est le principal poumon de la planète, il a porté atteinte aux générations d’aujourd’hui et de demain qui vont souffrir de la déforestation. Mais le droit international ne nous donne aucun moyen de faire pression sur le Brésil, État souverain, autonome. La question posée par un certain nombre de juristes présents dans les négociations internationales aujourd’hui, est de concevoir comment nous pourrions attribuer un statut spécifique de “commun” à une ressource aussi importante que l’Amazonie ou le fond des océans, par exemple. Tel est aussi le cas pour l’eau potable. Certains ont essayé d’introduire dans la constitution, notamment en Italie, mais sans succès, cette idée de bien commun pour l’eau. Un seul pays européen l’a fait, la Slovénie. 

« À la manière d’un sourcier qui cherche des sources d’eau dans le désert, Jésus cherche des sources de sainteté et de foi. »

Vous avez aussi très récemment développé une réflexion sur la place de l’intelligence artificielle dans un livre Le capital que je ne suis pas, écrit avec la philosophe Anne Alombert. Ce développement est foudroyant. Vous expliquez que l’on constate une crainte quasi apocalyptique ou une adaptation résignée du phénomène… 

— Aucune de ces deux attitudes n’est satisfaisante. La première, selon laquelle les machines vont prendre le pouvoir, pèche par anthropomorphisme. Les machines calculent très vite, mais ne sont pas intelligentes. Elles ne prendront jamais le pouvoir. Ce sont des fantasmes. Elles sont incapables de produire une interprétation de données, une interprétation du monde. Par ailleurs, se contenter de s’adapter, c’est oublier le modèle économique et politique sous-jacent, à l’usage aujourd’hui, qui est fait de l’IA. La question que l’on doit se poser à son propos concerne ce qu’elle rend possible et ce qui est ou non souhaitable humainement. Par exemple, aux États-Unis aujourd’hui, un nombre croissant de tribunaux et de juges utilisent un logiciel pour connaitre la jurisprudence, c’est à dire comment dans le passé des juges ont rendu leur jugement dans des cas similaires. Ces juges sont obligés de déployer des trésors de rhétorique pour justifier leur décision lorsqu’elle n’est pas celle que recommande le logiciel. Vous imaginez la pression que cela exerce sur eux et la tentation va être énorme, un jour ou l’autre, de s’en remettre à la machine plutôt qu’au jugement personnel. 

Je reviens à votre parcours spirituel singulier. Comment avez-vous décidé de rentrer chez les jésuites à 34 ans, il y a vingt ans ? 

— Cela a été un lent chemin. Il y a bien eu des moments décisifs, mais j’ai laissé mûrir. Il y a certainement le fait que j’ai été accompagné spirituellement par un jésuite depuis l’âge de 20 ans. Il m’a fait découvrir la prière quotidienne, la participation à des retraites et, un trésor selon moi, les exercices spirituels de saint Ignace qui nous invitent à discerner notre mission. Il s’agit là certainement d’un pôle absolument fondamental pour moi. Ensuite, au Tchad, j’ai découvert des missionnaires extraordinaires, notamment l’un d’entre eux qui a vécu en brousse de manière extrêmement simple, avec les gens pour parler leur langue, apprendre leurs cultures et vivre avec eux. Vraiment, quand je l’ai rencontré, je me suis dit que j’étais en présence d’un saint homme. D’autres rencontres m’ont beaucoup inspiré, ainsi que des lectures. Un oncle, théologien en Suisse, m’a fait apprécier très tôt deux grands théologiens, Hans Urs von Balthasar et Karl Rahner. 

— Qu’est-ce qui vous a séduit dans la personnalité de Jésus ?

— Le visage que je retiens de Jésus n’est pas le même que celui que j’appréciais quand j’avais 20 ans. C’est normal. Nous bougeons, heureusement, nous nous laissons déplacer. Aujourd’hui, j’aurais tendance à dire : le Jésus qui m’attire et que j’essaye de suivre, c’est un sourcier. C’est-à-dire un homme qui se met à l’écoute de la sainteté qu’il rencontre dans les hommes et les femmes sur son chemin. À la manière d’un sourcier qui cherche des sources d’eau dans le désert. Lui, il cherche des sources de sainteté et de foi et dans la rencontre et quelque chose advient. Il peut dire à une femme, non pas : « Je t’ai sauvée », mais : « Ta foi t’a sauvée ». C’est cette manière pour le Christ de se mettre à l’écoute et de ne jamais désespérer du fait qu’il reste toujours une source d’eau quelque part, même dans les déserts les plus arides, qui m’attire aujourd’hui. Et aussi la règle d’or qu’on trouve à la fois chez Matthieu et Luc : « Tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux. » Je suis invité à me mettre à la place de l’autre sans quitter la mienne. Au moment même où nous parlons, chacun de nous fait un petit peu cette expérience. Et si nous devions entrer dans une délibération conséquente sur un projet commun, nous ferions forcément cette expérience-là. Tout débat démocratique en dépend et toute relation d’amitié ou relation amoureuse aussi. 

Dans les Évangiles, deux récits vous touchent particulièrement : la dernière Cène et l’Ascension

 — Oui. À l’Ascension, son corps devient invisible et disparaît et, à la dernière Cène, le Christ donne son propre corps en commun qu’il partage avec ses disciples à travers le pain et le vin. C’est nous qui devenons le corps du Christ à la mesure de notre propre sainteté. Les deux événements se répondent pour dire selon moi la chose suivante : le Christ refuse de nous laisser l’idolâtrer, mais veut laisser le trône du pouvoir vide pour que nous puissions apprendre à l’occuper avec nos propres mises en commun. La vie se transmet en partageant en commun avec d’autres. 

Propos recueillis par Gérald HAYOIS

Gaël GIRAUD, Composer un monde en commun, Paris, Seuil, 2022.

Anne ALOMBERT et Gaël GIRAUD, Le capital que je ne suis pas, Paris, Fayard, 2024. 

Partager cet article

À lire aussi

  • Photo de Yann Vagneux en noir et blanc
  • Une main en train de découper avec un petit couteau des pièces de monnaie
  • Un crayon dans un fusil
  • Madame Béatrice Delvaux debout au milieu de la rue sur les rails du tram à Bruxelles