L’abbé Pierre : l’impossible distinction

L’abbé Pierre : l’impossible distinction

Les affaires d’abus sexuels peuvent toucher divers milieux : cinéma, musique, sport. L’Église n’y échappe malheureusement pas. Dans ces situations peut-on séparer l’homme de son œuvre ? 

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Publié le

31 octobre 2024

· Mis à jour le

20 février 2025
Les affaires d’abus sexuels peuvent toucher divers milieux : cinéma, musique, sport. L’Église n’y échappe malheureusement pas. Dans ces situations peut-on séparer l’homme de son œuvre ? 

L’icône des pauvres et des sans-abri est tombée de son piédestal. Sans doute bien trop lentement, au vu de l’absence de réactions, alors que « certains savaient » de quoi s’était rendu coupable le chiffonnier d’Emmaüs. Mais ils ne disaient rien. Tant à l’intérieur du mouvement que dans les sphères ecclésiales. La chute fut donc plus lente qu’un soudain déboulonnage sous les huées de la foule. Ce capucin en sandales aura donc créé le scandale, surtout à titre posthume.

L’apôtre des démunis est mort en 2007. Et c’est très récemment, de manière officielle et assez courageuse que Emmaüs International a décidé de commanditer et publier, en juillet 2024, un rapport accablant (avec Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre). Les entretiens avec d’anciennes victimes, menés par un groupe externe, confirment les agissements du prêtre. Un deuxième rapport, rendu public en septembre 2024 ajoute : « À la suite de ces révélations le mouvement Emmaüs a mis en place un dispositif d’écoute géré́ par le groupe Egaé. Ce dispositif a reçu de nombreux témoignages concernant des agissements de l’abbé́ Pierre. 17 d’entre eux sont présentés dans une synthèse élaborée par le groupe Egaé, et concernent des violences sexuelles commises par l’abbé́ Pierre sur des femmes mineures et majeures. Ces témoignages s’ajoutent aux 7 rendus publics en juillet 2024 ». 

PORTÉ AUX NUES ET À L’ÉCRAN

Si cette affaire est restée tue trop longtemps, c’est sans doute grâce au capital de sympathie dont jouissait l’abbé Pierre. Imaginez le pédigrée, avec entre autres : un engagement dans la Résistance qui lui vaut la Croix de guerre 1939-1945 avec palme ; un combat politique qui le mènera à être élu trois fois député à l’Assemblée Nationale française (1945-1951) comme indépendant apparenté au Mouvement républicain populaire (MRP). Mouvement qu’il quittera en 1950. Il s’engage en 1963 aux côtés d’André Breton, Albert Camus, Jean Cocteau et Jean Giono pour un statut des objecteurs de conscience en pleine guerre d’Algérie. Combattif, communicateur, un rien frondeur, il séduit. Son appel de l’hiver 1954, alors que la neige et les – 25 °C frappent durement les plus vulnérables et les sans-abri, lui vaut un retentissement incroyable et un afflux de dons et de mobilisation. Le mouvement Emmaüs, qu’il avait fondé en 1949, en sort grandi et renforcé.

Les combats sont nombreux et il joue de sa notoriété pour les faire avancer. Même le cinéma le canonise. À l’écran, Lambert Wilson l’incarnera dans Hiver 54, l’abbé Pierre (réalisé par Christian Ardan en 1989). Tout récemment, c’est au tour de Benjamin Lavernhe de jouer le rôle principal dans L’Abbé Pierre : une vie de combat (de Frédéric Tellier. 2023). Ces productions cinématographiques rajoutent à l’aura et au charisme que le religieux a su créer autour de son action et de son personnage. Hier et aujourd’hui.

Avec son inséparable soutane et son long manteau de « capucin » (même s’il quitte l’ordre en avril 1939 et devient vicaire à Grenoble), l’image de ce petit homme bouillonnant, s’attaquant aux causes de la pauvreté et de la misère reste bien ancrée. Fort en gueule, il interpelle les puissants. Mais c’est – in fine – lui, qui aujourd’hui est renversé de son trône. Celui d’une idole bienfaitrice, 17 fois nommée première personnalité préférée des Français (entre 1988 et 2007).  

BAS LE MASQUE !

Bien sûr, parmi les agresseurs, il y a plus d’anonymes que de vedettes. Quand cela touche des stars du cinéma, de la chanson ou du sport, cela fait les choux gras de la presse. Certains abusent de leur relation d’autorité ou de leur renommée pour commettre ces délits.

Dans le cas de l’abbé Pierre, ce qui choque (comme pour d’autres responsables d’Église), c’est que la relation d’autorité s’accompagne aussi d’une autorité morale qu’ils sont censés incarner. Le choc est d’autant plus dur. Ces personnes étant – au nom de l’Évangile – censées défendre les plus faibles, les plus petits et relever les humbles…

Il est donc normal, que dans ce cas, il soit impossible de distinguer l’homme de son œuvre. Parfois, cela est défendable. Ainsi par exemple, les amateurs de Louis-Ferdinand Céline auront-ils à cœur de distinguer son œuvre littéraire, qui ne reflète pas le personnage, accusé d’antisémitisme.

L’exercice est cependant délicat, entre saluer le travail et se distancier clairement. Emmaüs l’a bien compris en affirmant début septembre : « Notre Mouvement sait ce qu’il doit à l’abbé́ Pierre. Il a inspiré́ nos organisations et les a incarnées durant de nombreuses années. Il a porté́ une voix, un élan, qui ont entrainé́ des vagues de solidarité́. Nous sommes désormais confrontés à la douleur insupportable qu’il a fait subir. (…) Le Mouvement Emmaüs combat toutes les formes de violences. Sa place est donc celle de dénoncer tous les actes intolérables, quels qu’en soient les auteurs. » 

Dans les actes de distanciation, certaines associations changeront de nom, d’autres retireront le nom de leur fondateur de leurs logo ou communication.

Mais avant tout, Emmaüs a cru en ces victimes. « Nous réaffirmons aujourd’hui notre soutien total aux victimes. Nous les croyons et nous sommes à leurs côtés ». 

Stephan GRAWEZ

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