Le débat, un bienfait en voie de disparition
Le débat, un bienfait en voie de disparition
Il n’y a jamais eu autant de débats dans les médias, et pourtant, se parler semble de plus en plus difficile. La faute aux réseaux sociaux ? Et si ceux-ci étaient le symptôme d’une société qui tend à se refermer sur elle-même plutôt qu’être à l’écoute de l’autre ?
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« Peut-on encore débattre, comment et avec qui, sans que le désaccord soit une mise à mort symbolique ? », interroge le journaliste et homme de presse Éric Fottorino dans l’éditorial d’un numéro de l’hebdo Le 1 consacré à ce thème. « Le combat des idées cède souvent la place au combat tout court, constate-t-il. La polémique tient lieu de ring sauvage où les règles du jeu relèvent davantage de la loi de la jungle que de la disputatio », selon le terme médiéval désignant une discussion ou un débat. « Dans l’histoire de l’humanité, rappelle l’historien Pascal Ory dans le même numéro, la guerre est la règle, la culture du débat l’exception : on ne la rencontre que dans les derniers siècles de notre histoire, et à l’échelle de quelques régions du monde. »
POLÉMIQUES MÉDIATIQUES
L’époque est inflammable. Tout sujet de société est propice à invectives, de la crise climatique à la question du genre, en passant l’accueil des migrants, l’islamisme, le wokisme, les violences policières, l’appropriation culturelle, toutes les mesures qui ont accompagné la pandémie, bien sûr, jusqu’au Nobel de Littérature décerné à Annie Ernaux. Personne n’écoute plus personne, chacun est retranché dans ses certitudes. « Aujourd’hui, déplorait Pierre Nora dans l’éditorial de l’ultime numéro de la revue bien nommée Le Débat, la vie publique se résume à des polémiques médiatiques où l’on se contente d’asséner des affirmations dont la véhémence vaut preuve. Cela ne laisse pas beaucoup de place pour une argumentation développée. »
Les médias auraient donc dénaturé cette pratique. La télévision, d’abord, même si certaines chaînes tentent de la réhabiliter, mais surtout internet et les réseaux sociaux. « Accuser la Toile reviendrait à s’en prendre au thermomètre quand on a la fièvre, corrige Éric Fottorino. Si ça chauffe sur les écrans, c’est parce que des paroles longtemps inaudibles ou marginalisées, car trop faibles ou tenues pour illégitimes, ont trouvé avec ces nouvelles technologies de communication des espaces d’expression efficaces. » D’accord, mais, fréquemment, ces paroles libérées, et souvent anonymes, alimentent plutôt qu’un débat sain et fécond, des haines et rancœurs dans une spirale sans fin. « Les réseaux sociaux ont en effet leur part de responsabilité dans cette déliquescence, estiment Bertrand Périer et Guillaume Prigent dans Débattre, débattre, débattre, un passionnant ouvrage qui fait le tour complet de la question. À la fois parce que les bulles informationnelles dans lesquelles ils nous enferment nous confortent dans nos convictions et nous renforcent dans nos croyances. Et parce que les contraintes de brièveté des messages, le désir d’attirer l’attention, la course aux likes et à la viralité favorisent l’expression de positions maximalistes. »
ACTE DE FOI
Mais qu’est-ce qui fait un bon débat ? « C’est d’abord un acte de volonté. Presque un acte de foi » qui demande « un effort d’écoute, d’empathie et de compréhension », estiment les deux auteurs. Il demeure « une affaire de bonne volonté, de bonne foi et de bons mots ». C’est-à-dire « l’acceptation de la divergence, le traitement honnête de l’objection, le refus des anathèmes, des insultes, du mensonge et de la déloyauté ». Encore faut-il que les conditions soient réunies pour y parvenir. « Celles d’un débat de qualité sont assez exigeantes et donc rarement parfaitement remplies, constate Bruno Leclercq, qui enseigne l’analyse des raisonnements et la théorie de l’argumentation à l’ULiège. Le plus souvent, soit on n’a pas de débat du tout, soit il est de mauvaise qualité. Un débat sain ne peut pas se faire par quelques échanges de phrases ou en très peu de temps, il impose d’interagir d’une manière plus ou moins légitime et constructive. On ne peut pas d’emblée affirmer, par exemple, que certaines choses ne sont pas discutables. On doit être prêts à revenir sur tous les points non consensuels. »
Débattre participe au « vivre-ensemble », pensent Bertrand Périer et Guillaume Prigent. « Il nécessite une formation rigoureuse pour apprendre à se faire une première opinion et à la formuler, à argumenter et à partager la parole, à écouter l’autre tout en pouvant le contredire sans attaques ad hominem ou ad personam. Apprendre, aussi, à avoir tort. » C’est pourquoi l’universitaire liégeois enseigne à ses étudiants à « être des auditeurs et lecteurs plus critiques, à se poser les bonnes questions ». Il les forme « à plus de vigilance du point de vue de l’argumentation » car « avoir cette capacité critique d’évaluation des raisonnements peut en faire des citoyens plus responsables ». Le débat aurait donc à voir avec la démocratie ? Bruno Leclercq en est convaincu : « Le contraire de l’argumentation, ce sont les prises de position dogmatiques basées sur des partis-pris et non argumentées, tout en se présentant comme des positions incontestables ne nécessitant aucune justification. Or, argumenter, c’est admettre qu’il n’y a pas de points de vue dogmatiques. On doit pouvoir discuter rationnellement et opposer des contre-arguments. »
BAGOUT ET SAVOIR
Les fake news, la désinformation et les thèses complotistes qui pullulent sur internet, ne faisant guère preuve de nuances ou de volonté d’accommodation, ne favorisent pas la sérénité des débats. S’appuyant sur la fameuse saillie de Pierre Desproges : « On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui », le sociologue Éric Fassin juge qu’on peut débattre de tout, mais pas de n’importe quoi. « Or, s’emporte-t-il, dans la fausse neutralité du débat médiatique, on met sur un même plan des rumeurs et des informations, des slogans et des arguments, le bagout et le savoir. » « Comment croire encore à la vertu du débat, à son efficacité, lorsque règnent en maîtres les “faits alternatifs” dont la réalité importe peu, les “vérités subjectives” par nature indéboulonnables, et les discours paranoïaques dans lesquels tout désaccord est vécu comme une agression personnelle », s’inquiètent les auteurs de l’essai sur le sujet. « Dans les thèses complotistes, nuance de son côté Bruno Leclercq, s’il y a des affirmations non argumentées et dogmatiques, on trouve aussi parfois beaucoup d’argumentation de la part de gens qui entendent faire passer leurs analyses comme rationnelles. »
Il est néanmoins possible de revitaliser le débat, de « trouver une voie entre le relativisme, la pensée unique et la radicalité », Bertrand Périer et Guillaume Prigent en sont convaincus. « Nous reparler, écrivent-ils, c’est avoir l’humilité et l’honnêteté de penser à rebours de ses préjugés, de ce que l’on est, de la communauté – de genre, religieuse éthique – à laquelle on appartient. C’est affirmer que l’on est une personne avant d’être membre d’un groupe, et que le débat est affaire d’individus libres et non d’éléments de langage reçus d’ailleurs. »
Michel PAQUOT
Bertrand PÉRIER et Guillaume PRIGENT, Débattre, débattre, débattre, Paris, Flammarion, 2022. Prix: 19. Via L’appel : -5% = 18,09€.