Le mage du Kremlin : les dessous de Poutine

Le mage du Kremlin : les dessous de Poutine

L’adaptation théâtrale du roman éponyme de Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin, révèle l’enchaînement des événements qui ont mené Poutine au pouvoir. La vérité risque de paraitre invraisemblable.

Publié le

30 avril 2025

· Mis à jour le

4 mai 2025
Deux soldats russes en uniforme
Itsik Elbaz et Frederik Haúgness. Deux acteurs décryptent une histoire qui continue de s’écrire aujourd’hui.

On se souvient bien de ces images : en octobre 1995, à New York, le président américain Bill Clinton et Boris Eltsine, son homologue russe, viennent de conclure un accord. Ils se présentent à la presse, et dès que Boris Eltsine prend la parole, tout le monde se rend compte qu’il est ivre. Clinton éclate de rire et ne parvient pas à s’arrêter. C’est sans doute le fou rire le plus connu de l’histoire et aussi le plus lourd de conséquences. Car ce que l’Occident ne mesure pas, c’est l’humiliation que ressentent les cent cinquante millions de Russes. Pour laver cette honte, il leur faudrait un homme fort qui restaurerait l’image de leur pays dans toute sa grandeur et, si possible, l’empire russe dans sa toute-puissance. « Les Russes veulent être guidés d’une main ferme qui ramène l’ordre dans les rues et restaure l’autorité morale de l’état. » C’est l’un des postulats de Giuliano da Empoli dans son roman Le mage du Kremlin : on préfère l’ordre au chaos, la sécurité à la liberté.

Poutine sera cet homme providentiel. Son atout est d’être inconnu du grand public et de n’être associé à aucun des scandales liés à ceux qui ont gouverné le pays ces années-là. Les attentats commis à Moscou en 1999 lui donnent l’occasion, alors qu’il vient d’être promu par Boris Eltsine au poste de président du gouvernement, de faire preuve de toute sa détermination. « Le fonctionnaire ascétique s’était soudainement transformé en archange de la mort », constate l’écrivain, qui fait dire à Poutine : « Vous pensez que Staline est populaire malgré les massacres. Eh bien, vous vous trompez, il est populaire à cause des massacres. » C’est ainsi que l’ancien officier du KGB devient le nouveau tsar.

COMPRENDRE SON ENNEMI

Six mois après le début de la guerre en Ukraine, en août 2022, Frederik Haúgness est convaincu qu’il faut créer un spectacle qui aidera les spectateurs à savoir qui est vraiment Poutine, car se contenter de le traiter de fou est une forme de paresse intellectuelle. « J’ai entendu un général français sur une chaîne YouTube qui expliquait qu’il avait une autre rationalité que la nôtre. Il fallait essayer de voir ce qu’il voulait de nous pour comprendre ce qui pouvait éventuellement nous rapprocher et l’empêcher de nous attaquer. » Ce général parlait du roman de Giuliano da Empoli, paru en avril 2022, comme d’une clé essentielle. Car même s’il a été écrit avant l’invasion de l’Ukraine en février, il aide à comprendre comment on en est arrivé là. La façon dont cette guerre se résoudra sera le résultat d’une longue chaîne de réactions. « Il s’agit donc pour nous de comprendre au mieux ce qui se joue là-bas et ici. »

Frederik Haúgness, qui signe l’adaptation et la co-mise en scène, ne désire jouer ni à l’historien ni au journaliste, il veut rester un artiste, un interprète qui raconte une histoire par le biais du théâtre. Il rapporte ce qu’Aude Merlin, professeure de science politique à l’ULB, lui a dit : « C’est tellement important que vous, les artistes, parliez aussi de ces sujets-là, parce que vous complétez notre travail de chercheurs, vous complétez celui de l’historien et du journaliste. On a besoin de votre voix. » Et comme l’actualité avance à une cadence inédite et dans des directions imprévisibles et inattendues, les acteurs se réservent le droit de faire une place, dans le spectacle, aux derniers rebondissements ou retournements de situation.

DES SALES GOSSES

Un autre événement incroyable, raconté dans le spectacle, est la rencontre d’Angela Merkel avec le président russe en 2007 à Sotchi. Poutine sait que la chancelière allemande n’a pas peur de grand-chose, mais qu’elle a la phobie des chiens. À leur première entrevue, il lui en avait d’ailleurs offert un petit en peluche, très mignon au demeurant. Ce clin d’œil était peut-être une menace. Toujours est-il que, ce jour-là, face aux caméras du monde entier, il fait entrer son labrador noir, inoffensif, mais d’une taille impressionnante. Angela Merkel est tétanisée et Poutine sourit, content de lui et de l’image qu’il renvoie au monde : l’Allemagne tremble de peur devant la Russie. 

« Au fond, c’est la même logique que dans la cour d’école où les brutes imposent leur loi et où la seule façon de se faire respecter, c’est le coup de genou dans les couilles. » La pièce révèle ainsi que les décisions prises par ceux qui dirigent le monde ne sont pas toujours raisonnables. « N’imaginez pas de grandes stratégies. Les gens pensent que le centre du pouvoir est régi par une logique machiavélique, quand, en réalité, il est dominé par l’irrationnel et des passions. Une cour d’école, vous dis-je, où la méchanceté gratuite a libre cours et prévaut immanquablement sur la justice et même sur la pure et simple logique. »

SORTIR DE LA PEUR

Frederik Haúgness et Itsik Elbaz, maîtres de cérémonie de la soirée, ne manquent pas de rappeler que le roman « s’inspire de faits et de personnages réels à qui l’auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires. Il s’agit néanmoins d’une véritable histoire russe. » Ils en sont tour à tour les narrateurs et commentateurs des documents d’archives, tout en donnant vie aux protagonistes. Si le spectacle débute comme une sorte de conférence théâtrale, avec des images projetées, le spectateur est très vite emporté dans une histoire captivante qui aide à comprendre la vérité et les enjeux du monde actuel. Tout commence par la rencontre du narrateur avec l’énigmatique Vadim Baranov, le fameux “mage du Kremlin” qui a été longtemps producteur d’émissions de téléréalité avant de devenir l’éminence grise de Poutine. C’est lui qui raconte les dessous de la grande Histoire. 

La pièce ne manquera pas de faire réagir, de donner à penser et de nourrir le débat. Lors d’une esquisse présentée en 2023, les comédiens ont déjà pu constater combien les spectateurs avaient besoin de parler de ce qu’ils avaient vu. « L’intérêt du théâtre, c’est de prendre du recul, de se poser un peu au calme, pour observer le monde ensemble et en discuter ensuite avec les autres. » Les gens sont souvent saturés d’informations anxiogènes leur parvenant des médias, un flot ininterrompu qui finit par noyer la pensée. Heureusement, le théâtre, et ce spectacle en particulier, fait tout l’inverse. Il raconte une histoire, crée des liens qui donnent du sens, campe des personnages de chair et de sang que l’on peut comprendre, parce qu’ils sont comme tout le monde : mesquins, égoïstes et avides de pouvoir. Et parce que cette histoire est racontée avec humour, on n’en ressort ni déprimé ni défaitiste, mais plutôt avec une curiosité gourmande et l’envie de ne pas se laisser abattre.

Jean BAUWIN

Le mage du Kremlin 09/05  22/06 au Théâtre le Public, rue Braemt 64-70 à 1210 Bruxelles. ☎ 0800.944.44  theatrelepublic.be.

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