Picasso a-t-il été abstrait?
Picasso a-t-il été abstrait?
Les Musées Royaux des Beaux-Arts présentent une grande exposition qui étudie les liens entretenus par Picasso avec l’art abstrait. Cubisme et abstraction sont en effet deux courants artistiques quasi contemporains du début du XXe siècle.
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Pablo Picasso. Probablement le peintre et plasticien le plus connu et reconnu du XXe siècle, même si, lorsque l’on dit à un enfant qu’il a fait “du Picasso”, ce n’est pas un compliment. Né en 1881 et décédé en 1973, on célèbre en 2023 le cinquantième anniversaire de sa mort. Une longue vie, avec plus de septante années de création et une production énorme. Des peintures, mais aussi des dessins, des collages, des sculptures, des assemblages, des céramiques. Quasi tous les grands musées du monde peuvent présenter l’une ou l’autre de ses œuvres. À tel point que l’impression de déjà-vu risque de poindre quand une exposition est annoncée. Quel regard neuf peut-on porter sur l’artiste ? Que peut-on encore en apprendre ?
UN POINT DE VUE ORIGINAL
Les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, en collaboration avec le Musée national Picasso-Paris, s’efforcent cependant de proposer un angle d’approche original en se focalisant sur les rapports de Picasso avec l’abstraction. Inventeur, avec Georges Braque, du cubisme dont sa célèbre toile de 1907, Les demoiselles d’Avignon, marque les débuts, il s’est pourtant toute sa vie déclaré opposé à l’art abstrait, qui débute aux alentours de 1910 avec, entre autres, le peintre Kandinsky.
Interpellé par un critique d’art au sujet de tableaux réalisés par lui et Braque en 1910 et qui avaient été qualifiées d’abstraites par certains commentateurs, il répond de manière non équivoque : « J’ai horreur de toute cette peinture dite abstraite. L’abstraction quelle erreur, quelle idée gratuite. Quand on colle des tons les uns à côté des autres et qu’on trace des lignes en l’air sans que cela corresponde à quelque chose, on fait tout au plus de la décoration. Justement durant cette période nous avions la préoccupation passionnée de l’exactitude. On ne peignait que d’après une vision de la réalité, que nous tâchions par un travail acharné – combien nous avons soigné ce côté-là – d’analyser plastiquement. »
UN HABIT REFUSÉ
Picasso refera d’ailleurs ce type de déclaration plusieurs fois au cours de sa longue existence. Pourtant, pas mal de peintres abstraits ont vu en lui un précurseur. Et si l’on se réfère à son travail de l’époque, on peut s’interroger sur le caractère paradoxal de ces déclarations. Picasso travaille en effet à ce moment à un Monument à Guillaume Apollinaire, dont une maquette préparatoire est présentée dans l’exposition. Il s’agit d’un assemblage de fils métalliques qui se croisent, sans qu’il soit possible d’y déceler une réalité concrète.
Michel Draguet, commissaire de l’événement, ne prétend pas le contraire. « Notre discours ne vise pas à faire endosser par Picasso un habit qu’il s’est toujours refusé à porter : celui d’un peintre abstrait ou d’un théoricien d’une abstraction érigée en système. Il s’agit plutôt d’interroger par la réunion d’une série d’œuvres un parcours qui, à des moments précis et dans des contextes spécifiques, ont conduit Picasso à franchir cette ligne qu’incarne l’abstraction en produisant des œuvres frappées, selon l’opinion publique, d’inintelligibilité, d’hermétisme ou d’une rupture avec l’illusion mimétique. »
DÉCONSTRUCTION
La relation de Picasso avec l’abstraction relève donc davantage de l’analyse de son œuvre que de l’intention du peintre. Dans ses toiles cubistes, il se donne pour projet de proposer une vision aux multiples points de vue sur un objet ou un personnage. Cette approche rend plus complexe la reconnaissance du sujet de la toile par le spectateur. Elle comporte aussi une part de déconstruction, qui sera par ailleurs une des grandes caractéristiques de nombreux courants artistiques du XXe siècle. Cette déconstruction est parfois menée tellement loin que le spectateur n’a plus que le titre de l’œuvre pour imaginer ce qui se trouve devant lui. Picasso, lui, estime que l’objet garde une « empreinte ineffaçable », quel que soit son niveau de décomposition.
Outre cette volonté de multiplier les points de vue sur l’objet, l’artiste poursuit aussi une quête de l’essence de ce qu’il a devant lui. Il est ainsi proche de ce que Kandinsky déclarait à propos de l’abstraction : « Un processus de décantation de la réalité pour en condenser la portée subjective inscrite dans l’expérience unique de l’action remémorée et du geste pictural. » De tels propos peuvent certes paraître très théoriques, mais les cent quarante dessins, tableaux et objets qui sont présentés sont bien concrets et se laissent admirer en silence.
PROCESSUS CRÉATIF
Cette exposition permet aussi d’approcher le processus créatif de l’artiste illustré par de nombreuses photos. Celles-ci le montrent dans les différents ateliers qu’il a occupés, où la multiplicité des œuvres en cours donne une idée de sa manière de travailler et où il est souvent mis en scène comme un matador puissant qui va engager le combat avec le tableau à réaliser. Le visiteur peut aussi constater qu’il passe par de nombreux dessins et études avant d’en arriver au résultat final. Et qu’il revient régulièrement sur les mêmes sujets en tentant de les traiter différemment, jamais convaincu qu’il a exploré toutes les possibilités formelles ni qu’il a trouvé la plus satisfaisante. On voit ainsi se succéder différentes thématiques récurrentes : le musicien, les baigneuses, la tête de femme, l’homme à la guitare, l’homme à la pipe, l’arbre, les trois nus, le violon et feuille de musique, la crucifixion, etc.
Sa puissance, voire sa boulimie créatrice, est telle qu’il s’essaie à de techniques variées, montrées elles aussi dans l’expo bruxelloise. C’est ainsi qu’il a produit de nombreuses poteries et céramiques, où il s’autorise d’ailleurs des motifs décoratifs abstraits. Les fans de Picasso comme les simples curieux trouveront leur compte dans cette exposition bien construite et accompagnée d’un catalogue de près de trois cents pages, richement illustré, paru aux éditions Racine.
José Gérard
Picasso et l’abstraction, aux MRBA, rue de la Régence 3, 1000 Bruxelles. Ma-ve 10-17h, sa-di 11-18h 12/02/23 fine-arts-museum.be