Reprendre contact avec soi-même et les autres

Reprendre contact avec soi-même et les autres

En prenant une place de plus en plus importante dans la vie des gens, les écrans les détournent d’eux-mêmes et de leur environnement. Il est temps de réagir, alors que leurs effets sont désastreux chez les jeunes.

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Publié le

29 février 2024

· Mis à jour le

4 février 2025
Un homme et une femme dans un canapé. L'homme est sur son ordinateur, la femme sur sa tablette. Tous les deux ont un casque pour écouter de la musique sur la tête.

« Si l’effet des écrans récréatifs est aussi délétère, c’est en grande partie parce que notre cerveau n’est pas adapté à la furie numérique qui le frappe. Pour se construire, il a besoin de tempérance sensorielle et de présence humaine. Or, l’ubiquité digitale lui offre un monde inverse, fait d’un bombardement perceptif constant et d’une terrible paupérisation des relations interpersonnelles. Soumis à cette double pression, le cerveau souffre et il se construit mal. » Dans son essai très étayé, le bien nommé La fabrique du crétin digital, le neuroscientifique Michel Desmurget s’alarme de la place occupée aujourd’hui par les écrans chez les jeunes. Il y a cinq ans, dans La Civilisation du poisson rouge, best-seller inattendu, Bruno Patino, président d’Arte, constatait déjà que « la société numérique ressemble à un peuple de drogués hypnotisés par l’écran ». 

DÉCONNEXION SENSORIELLE

Avec quelles conséquences ? Un éloignement de soi, une perte de ses émotions et ressentis, donc du sens profond de sa vie, et une coupure du lien à autrui, pourtant fondamental dans la construction de l’être humain. De cette « déconnexion sensorielle », la psychologue clinicienne Sophie Lavault s’inquiète dans un essai Revenir à soi. « Il faut trouver un équilibre entre l’utilisation des outils numériques et ses ressources intérieures, estime-t-elle. Aujourd’hui, on externalise nos capteurs sensoriels dans des algorithmes numériques et on perd notre boussole intérieure. On a oublié toute la partie émotionnelle qui, dans le cerveau humain, n’est pourtant pas séparée de la partie logique. Nos compétences cognitives sont totalement dépendantes du fonctionnement de nos compétences émotionnelles. Celles-ci font partie intégrante de la puissance de vie qui nous anime et nous permet d’agir, d’interagir et de penser. En l’oubliant, on atteint des degrés de dissociation très importants. » 

Mais n’éprouve-t-on pas aussi des émotions devant un écran ? « Si je me mets à scroller sur mon smartphone, à faire défiler mon fil d’actualité, répond la psychologue, je vais ressentir du plaisir, de la tristesse…, des émotions qui arrivent en pilotage automatique. Mais on possède également un système beaucoup plus lent, des émotions secondaires, absentes si on est en permanence dans le numérique, dans le toujours plus vite. On perd le temps et l’espace pour ressentir ses émotions profondes. C’est ce que veulent ceux qui fabriquent les algorithmes. » C’est pourquoi, pour renouer le contact avec son système de pensée plus lent, il est indispensable de s’éloigner, de temps en temps, de son téléphone et de son ordinateur. « Parce que le numérique nous facilite la vie par certains aspects, il nous donne l’illusion de contribuer à notre bonheur. Nous savons à quel point le confort peut faire oublier l’essentiel. L’utilisation du numérique masque en quelque sorte nos questions existentielles, celles qui nous permettent de donner du sens à notre vie. »

EN LIEN AVEC SOI-MÊME

En se coupant de soi-même, on se coupe aussi des autres, malgré l’illusion d’une connexion perpétuelle avec eux et avec le monde. « La vie ne peut être vécue sans rien ressentir par soi-même et en soi-même et la déconnexion de notre corps va de pair avec celle de l’environnement naturel, observe Sophie Lavault. Pour être en lien avec les autres, il faut d’abord l’être avec soi-même, On se construit en miroir : tout ce que l’on ressent à l’intérieur de soi va nous dire comment on est avec l’autre. Si je n’entends pas ce que me dit mon corps, je ne peux pas être en lien authentique avec autrui. Et l’on sait par ailleurs que nous engouffrer dans le tout technique nous fait perdre le contact avec la nature. Si, quand je me promène dans un parc, j’ai le nez rivé sur mon écran, je ne vais pas voir l’oiseau qui se pose sur une branche, le rayon de soleil dans les arbres. Ce sont des moments de grâce qui traversent l’existence de manière beaucoup plus profonde que d’être accroché à son smartphone. » Et, de surcroit, l’accaparement de son attention par les écrans, provoquant un déficit sensoriel en provenance de son corps, conduit à compléter les informations manquantes au prisme de ses croyances et habitudes, de ce à quoi on s’attend. « Moins on est connecté à soi, plus on va rajouter des constructions cérébrales interprétatives qui nous éloignent de la réalité. »

Les interactions humaines sont, avec le langage et la concentration qui permet de mobiliser la pensée sur un but, l’un des trois piliers les plus essentiels du développement de l’enfant que sapent les écrans, rappelle Michel Desmurget. Et leur ébranlement a notamment des conséquences particulièrement néfastes sur les résultats scolaires. « Cette dévorante frénésie numérique nuit gravement à l’épanouissement intellectuel, émotionnel et sanitaire de nos enfants, constate-t-il. D’un point de vue strictement épidémiologique, la conclusion se révèle assez simple : les écrans sont un désastre. Toute maladie qui afficherait le même pedigree (obésité, troubles du sommeil, tabagisme, difficultés attentionnelles, retards de langage, dépression, etc.) verrait une armée de chercheurs se lever sur sa route. Rien de tel concernant nos lucratifs joujoux digitaux. Juste, de-ci de-là, quelques timides mises en garde et appels à une vigilance raisonnée. » 

POUVOIR DIRE NON

Dans un monde qui plonge sans trop se poser de questions dans le tout numérique, Sophie Lavault revendique la liberté de dire non. Elle voulait d’ailleurs appeler son livre Rendez-moi mon corps. « De plus en plus de jeunes ressentent un trop-plein, se dit-elle convaincue. Ils sont à l’écoute de ce que cela leur fait vraiment. Nous sommes tellement déconnectés que de revenir à des choses plus essentielles est un juste retour. À une société où l’on est très sédentaires, on a répondu en ouvrant des salles de sport. Aujourd’hui, face à cette déconnexion de soi, peut-être va-t-on ouvrir des espaces pour retrouver son équilibre profond. Comme des pratiques psychocorporelles, de la méditation, de la marche en forêt, tout ce qui nous permet de nous reconnecter et de nous relier. Mais l’extrémisme, qui nous fait par exemple penser de manière dichotomique, va très vite. » 

Chez sa fille adolescente, elle essaie de développer ses compétences socio-émotionnelles, psychosociales. « Cela me semble être un prérequis avant d’avoir des outils numériques en main. Aujourd’hui, on fait l’inverse. On donne ces outils avant de se préoccuper des émotions. Or, c’est au contraire en mettant au premier plan les compétences socio-émotionnelles que l’on pourra utiliser les outils numériques écoresponsables. »

Michel PAQUOT

Sophie LAVAULT, Revenir à soi, Paris, Albin Michel, 2023. Prix : 20€. Via L’appel : – 5% = 19€.

Michel DESMURGET, La fabrique du crétin digital, Paris, Seuil, 2019. Epuisé.

Bruno PATINO, La civilisation du poisson rouge, Paris, Grasset, 2019. Prix : 18,45€. Via L’appel : – 5% = 17,53€.

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