Pour un voyage intérieur
Pour un voyage intérieur
Le Musée de la Boverie, à Liège, présente une exposition monographique consacrée à l’œuvre du vidéaste américain Bill Viola, considéré comme un des précurseurs de l’art vidéo.
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La première salle offre un écran de six mètres de haut, large de deux mètres environ. La vidéo qui y est projetée s’ouvre sur un personnage couché sur une sorte de dalle, peut-être funéraire, enveloppé d’un linceul blanc. Petit à petit, des gouttes d’eau surviennent et se transforment en un rideau de pluie qui tombe de manière continue sur le corps. À part cela, rien ne bouge, du moins en apparence. À y regarder de plus près, l’eau ne tombe pas du haut vers le bas, mais remonte verticalement vers le haut de l’écran. Après un laps de temps qui paraît bien long, le corps du défunt bouge imperceptiblement et s’élève très lentement, toujours au milieu du flux aquatique. Jusqu’à disparaître, laissant place à un espace vide et serein.
PASSAGE VERS L’AU-DELÀ
Cette installation vidéo appelée Tristan’s Ascension vise à figurer le passage de Tristan vers l’au-delà. Créée pour un spectacle inspiré de l’opéra de Wagner à l’Opéra Bastille en 2005, elle immerge le spectateur dans un autre rapport au temps, qui évolue très lentement et invite à un voyage intérieur. À des années-lumière des rythmes trépidants et saccadés des vidéos habituellement diffusées aujourd’hui. Sur le même écran, et issue du même opéra, le visiteur découvre un personnage féminin vu de dos. Ici, c’est un écran de feu qui gagne petit à petit presque toute la hauteur de l’image. En fin de cycle, la personne plonge en arrière dans un plan d’eau et provoque un jaillissement de gouttes d’eau, avant que l’image ne redevienne calme et sereine.
L’eau est omniprésente dans les œuvres de Bill Viola, qui raconte une expérience de son enfance. « À l’âge de six ans, je suis tombé dans l’eau d’un lac et j’ai touché le fond. Heureusement, mon oncle s’est rendu compte que j’avais soudain disparu. Il a plongé et m’a sorti de là, mais je le repoussais, car j’avais vu un monde absolument merveilleux, fait d’algues qui remuaient doucement dans une lumière bleue absolument fantastique. C’était vraiment très beau et j’aurais voulu rester là, dans cet environnement. Après cela, je n’ai plus eu peur de la mort de la même façon. Et surtout, j’ai compris qu’il y a quelque chose de plus que la simple surface des choses, que l’important, le monde réel, est en dessous, je veux dire à l’intérieur. Personnellement, je vois et je crée à partir de la dimension intérieure. »
RIDEAUX AQUATIQUES
L’eau apparaît dans son travail sous des formes diverses : étang, mer, pluie. Et aussi, très souvent, des rideaux aquatiques que traversent des personnages, passant doucement de la netteté au flou, ou l’inverse, figurant des changements d’état, le passage de la vie à la mort, de la présence à l’absence. Parmi les sources d’inspiration du vidéaste, les questions existentielles et les spiritualités occupent une grande place. De même que la peinture ancienne. Une des vidéos marquantes de l’exposition fait référence au Couronnement d’épines, une œuvre de Jérôme Bosch. Cinq personnages apparaissent, avec des couleurs qui rappellent la toile et en font un véritable tableau. Il faut fixer la scène un certain temps pour constater qu’il y a du mouvement. La femme et les quatre hommes modifient leur position et les traits de leur visage très lentement, pour arriver au bout du compte à exprimer des émotions de tristesse, de douleur, voire de révolte, provoquées par la scène à laquelle ils assistent. L’effet est fascinant. Une autre vidéo évoque une Visitation.
Toujours dans la thématique religieuse et la référence à la peinture de la Renaissance, un ensemble de cinq écrans, Catherine’s room, qui s’inspire d’un polyptyque réalisé par le peintre de la Renaissance italienne Andrea di Bartolo Cini, montre l’intérieur d’une cellule où sainte Catherine de Sienne accomplit ses tâches quotidiennes : yoga, lecture, écriture, méditation, sommeil, soit le déroulement d’une journée de vie religieuse. Mais une fenêtre, ouvrant sur la branche d’un arbre, se réfère à une autre temporalité, avec la suite des saisons. Ce n’est pas un hasard si l’exposition a pour titre Bill Viola. Sculptor of Time. Pour arriver à jouer ainsi avec le temps, l’artiste filme souvent les scènes avec une caméra très rapide, puis les diffuse au ralenti.
ÉMOTION ET MÉDITATION
Pour visiter cette exposition dans les belles salles de la Boverie, aménagées en sortes de caissons isolés les uns des autres, il faut avoir le temps, être patient. Accepter d’entrer dans une dimension temporelle différente. Il semblerait que, pour regarder en entier toutes les œuvres présentées, il faudrait y rester onze heures. Personne ne le fait, mais les images invitent à une attitude méditative ou contemplative. La lenteur permet de découvrir des éléments qui ne sont habituellement pas perçus, par exemple sur les traits des visages, ou à s’émerveiller des modifications infimes qui provoquent un changement d’expression.
Si les émotions sont souvent sollicitées, certaines œuvres introduisent également le spectateur dans un univers d’étrangeté et de mystère. Comme ce film où un personnage sort d’une forêt pour se rendre au bord d’une pièce d’eau dans laquelle il plonge. Par la suite, d’autres individus longent cet espace aquatique où se reflète leur image. Ils repassent ensuite dans le sens contraire, mais, cette fois-ci, seul leur reflet est visible…
Si les créations de Bill Viola sont très réfléchies, très construites, avec des effets techniques parfois sophistiqués et des acteurs professionnels, ce n’est pourtant pas l’intellect qui est d’abord sollicité. Il ne faut pas trop chercher à tout expliquer. Le spectateur est invité à une expérience immersive dans les émotions, facilitée par la beauté des images.
Pour ceux qui connaissent peu l’art vidéo, c’est probablement une excellente entrée en matière. Cet artiste, considéré comme l’un des papes de sa discipline, peut se réclamer d’une expérience créative de plus de quarante ans et la sélection présentée à la Boverie rassemble quelques-unes de ses œuvres les plus emblématiques. Petit conseil : se munir d’un siège pliant si l’on a du mal à rester longtemps debout, les possibilités de s’assoir sont en effet rares.
José GÉRARD
Bill Viola. Sculptor of Time, La Boverie, Liège, 28/04/2024. expo-billviola.be