En couple, chacun chez soi
En couple, chacun chez soi
Est-il possible de garder les avantages du célibat dans une vie de couple, en laissant de côté les inconvénients des deux situations ? C’est en tout cas le pari que tentent tous ceux qui choisissent de former un couple non cohabitant.
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Est-il possible de garder les avantages du célibat dans une vie de couple, en laissant de côté les inconvénients des deux situations ? C’est en tout cas le pari que tentent tous ceux qui choisissent de former un couple non cohabitant.
À la quarantaine, après une vie familiale classique, Amandine a eu le coup de foudre pour un autre homme. Ils font le grand saut et entament une nouvelle aventure. Mais les cinquante kilomètres qui les séparent, les impératifs des gardes alternées et les soucis de la vie quotidienne rendent leur relation complexe. Ils choisissent néanmoins de rassembler leurs vies sous un même toit. « Mais la cohabitation, loin de nous unir, commençait à éroder doucement la magie de nos débuts. » Après plusieurs essais de combiner vie commune et indépendance, ils décident de former ce qu’Amandine a baptisé un « célicouple » : chacun son lieu de vie, avec des moments de rencontre le week-end ou un jour de la semaine, chez l’un ou chez l’autre.
Sans taire les difficultés, ils se disent aujourd’hui tous les deux enchantés. « Lorsque les partenaires ne se voient pas tous les jours, chaque rencontre devient un événement spécial. Cette attente peut amplifier le désir et rendre les moments partagés plus intenses et plus gratifiants. » Et ils ne se disputent pas sur des questions de tâches ménagères ou d’autres irritations nées de la routine quotidienne. Amandine Paoli a fait part de son expérience dans un livre à mi-chemin entre le témoignage et le guide pratique pour ceux et celles qui seraient tentés par la formule. Elle y fait également écho aux nombreux échanges et aux réactions recueillies via les réseaux sociaux.
CONJUGALITÉ NOUVELLE
Jusqu’il y a quelques dizaines d’années, il était peu concevable d’entretenir une relation amoureuse en dehors des liens du mariage, comme d’être mariés sans habiter ensemble. L’officier de l’état civil rappelle d’ailleurs toujours aux futurs époux qu’ils doivent vivre sous le même toit et que leur résidence doit être déterminée d’un commun accord. Certains couples célèbres ont popularisé ces relations “ensemble mais séparés” : Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Françoise Hardy et Jacques Dutronc ou encore Charlotte Gainsbourg et Yvan Attal. Par ailleurs, il n’était pas rare, dans le passé, que les aristocrates ou les grands bourgeois disposent, dans le même bâtiment, d’un appartement pour madame et d’un pour monsieur. Sans doute, déjà, une manière de préserver une certaine indépendance.
Les aspirations à l’autonomie et à l’épanouissement individuel depuis les années 1960 ont cependant compliqué l’équation de la vie commune. En 2000, le sociologue français François de Singly, dans Libres ensemble : l’individualisme dans la vie commune, relevait déjà le paradoxe des relations contemporaines, où chacun des partenaires aspire à la fois à une relation intense et au maintien de son autonomie et de son épanouissement personnel. Cette recherche a conduit à l’éclosion de nouvelles formes de vie affective, notamment sans logement commun. Cette catégorie apparaît dans les sciences sociales dans les années 1980 sous le terme de LAT ou living apart together. À partir de la décennie suivante, les LAT sont progressivement prises en compte dans les grandes enquêtes quantitatives en de nombreux pays occidentaux. Elles sont caractérisées par des relations où les deux partenaires, mariés ou non, ne disposent pas d’un logement commun, mais sont considérés par eux-mêmes et par leurs proches comme formant un couple stable.
Dans l’article « Les relations LAT : 40 ans de recherches sociodémographiques », le sociologue Christophe Giraud relève les facteurs qui conduisent des individus vers cette forme de relations. Chez les jeunes adultes, il s’agit le plus souvent d’une phase de prélude à une cohabitation, comme d’une entrée progressive dans la vie à deux. Les plus âgés se dirigent souvent vers cette option après une séparation. Dans les deux cas, la motivation peut être la prudence : « Prudence pour les jeunes, à un moment où les positions sociales ne sont pas établies, prudence pour les divorcés, qui ont appris combien les relations conjugales sont fragiles. » En outre, cela permet à ceux qui ont encore à la maison des enfants d’une précédente liaison de leur garantir des moments “en famille” et de ne pas mettre le partenaire dans une posture quasi parentale compliquée. Amandine Paoli partage son expérience : « Nous avons chacun deux enfants issus de nos premières unions. Un équilibre délicat est nécessaire pour harmoniser les responsabilités parentales tout en poursuivant une relation amoureuse. La distance entre nos deux appartements a permis de maintenir une certaine autonomie dans ce domaine pour gérer individuellement nos obligations familiales. »
AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS
Dans son dossier Vivre en couple chacun chez soi : une nouveauté ? Couples et Familles relève les motivations le plus souvent évoquées par les personnes qui ont opté pour ce mode de vie. « Il y a l’amour d’être seul·e et le besoin de s’accorder des moments de détente, de disposer d’un espace rien qu’à soi. Certains veulent éviter la routine à tout prix ou pensent qu’il vaut mieux ne partager que les bons moments et entretenir le désir de se revoir. D’un point de vue organisationnel, cela permet de faire ce que l’on veut quand on le veut, sans avoir à se calquer sur le planning d’un·e autre. » Mais il y a aussi les inconvénients. « Principalement, le fait de posséder tout deux fois dédouble en quelque sorte les dépenses, surtout en matière de loyer ou d’énergie. Ce qui induit que ce mode de vie pourrait être privilégié par une certaine frange aisée de la population. » à ce propos, Aurélia Dejond, dans un article pour Marie-Claire en 2024, signale qu’en Belgique, « une personne seule consacre 40% de son budget mensuel pour se loger, contre 30% pour une famille ».Une différence significative, même si pour certains, cela en vaut la peine. L’analyse de Couples et Familles ajoute : « Au-delà de ça, on peut se demander si vivre séparément ne freine pas la construction de projets communs, ou si cela ne laisse pas à l’un·e ou l’autre le sentiment récurrent de ne pas être épaulé. » Certains s’interrogent aussi si vivre chacun chez soi n’augmente pas le risque d’infidélité ou si le refus de se donner partiellement à l’autre ne remet pas en question l’intérêt même du couple.
UNE RÉVOLUTION ?
Christophe Giraud, dans la conclusion de son inventaire des études sur le phénomène ces quarante dernières années, estime qu’il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une révolution idéologique. « Contrairement à l’hypothèse que ces relations sont le résultat d’une préférence pour une forme particulière de relations affectives et sexuelles, elles sont plutôt liées à un moment particulier du cycle de vie et peuvent se transformer en relations cohabitantes au fil du temps. La labilité des relations non cohabitantes témoigne du caractère négocié et contextuel de l’intimité aujourd’hui : les formes intimes ne sont pas d’abord le fruit d’une adhésion idéologique comme dans les années 1970 où le refus du mariage était associé à l’image d’une lutte contre un mode de vie bourgeois, mais plutôt le résultat de négociations entre partenaires dans le cadre de contraintes matérielles et idéologiques données. Telle ou telle forme de vie est testée prudemment et maintenue tant que le contexte d’origine perdure et que la relation donne satisfaction. »
En d’autres mots, les individus ne se positionnent pas, ainsi que certains le prétendent, comme des “consommateurs de relations”, qui poursuivent la leur tant qu’ils ne trouvent pas mieux. Celles non cohabitantes stables sont plutôt une tentative de développer des relations intimes dans des contextes matériels et moraux aujourd’hui plus complexes et incertains. Leur précarité et le poids des contraintes extérieures amènent les personnes à codéfinir celle qui leur convient le mieux à un moment donné de leur existence et à pouvoir réviser et renégocier leurs accords en cas de changement.
José Gérard
Amandine Paoli, Le céli-couple. Quand l’amour a deux adresses, Genève, Jouvence, 2025. Prix : 14,95€. Via L’appel : -5% = 14,21€.