Mais que faire de la Guibole ?
Mais que faire de la Guibole ?
Palme d’Or cette année à Cannes, le film de Jafar Panahi, Un simple accident, entremêle le grave et le comique pour dénoncer la torture et les emprisonnements arbitraires dans l’Iran des mollahs.
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Sur la scène de l’auditorium Louis Lumière, la plus grande salle de projection du Palais des Festivals de Cannes, une chaise vide. Autour d’elle, en ce 12 mai 2010, sont assis les deux femmes et sept hommes composant le jury de la 63e édition de cette prestigieuse manifestation dont c’est l’ouverture. Deux mois plus tôt, celui qui devait occuper cette place, le cinéaste iranien Jafar Panahi, a été arrêté chez lui par le service de la sécurité et jeté en prison, accusé de vouloir réaliser un film contre le régime. Il sera libéré sous caution quelques jours après la clôture du festival. Quinze ans plus tard, il se tiendra sur la même scène pour recevoir la Palme d’or attribuée à Un simple accident, son onzième long métrage en trente ans. Devenant ainsi l’un des rares réalisateurs à avoir réussi le “grand chelem”, après le Lion d’or à Venise en 2000 et l’Ours d’or à Berlin en 2015.
UN GRINCEMENT
Le film s’ouvre sur le “simple accident” qui lui donne son titre. Un homme est au volant de sa voiture, dans la nuit. À sa droite est assise sa femme enceinte et, derrière eux, leur fille de 7-8 ans s’agite en brandissant son doudou. Soudain, un choc. Le conducteur arrête le véhicule, en fait le tour, entend un gémissement, se baisse, déplace l’animal (que le spectateur ne voit pas), puis regagne son siège. Sa fille lui reproche d’avoir tué un chien. Quelques kilomètres plus loin, le moteur cale. Un motard rentrant chez lui propose d’y jeter un œil. Le point de vue change alors. Au premier étage du bâtiment, un homme, Vahid, parle au téléphone avec sa mère au sujet d’un van qu’il vient d’acquérir. Puis entend des pas. Ou plutôt, le grincement d’une béquille. C’est celle du chauffeur accidenté à la recherche d’une boîte à outils. À ce bruit si caractéristique qu’il faisait en se déplaçant, Vahid identifie celui qui, pendant des jours, l’a torturé, bousillant sa vie et le laissant avec un rein en piteux état qui le fait souffrir en permanence. Ce tortionnaire que les suppliciés surnommaient “la guibole”.
Il va alors le suivre, l’assommer et le charger dans son van pour aller l’enterrer vivant en plein désert. Mais le captif crie, se débat, dit ne rien comprendre, affirmant qu’il n’est pas cet homme-là et que, d’ailleurs, son amputation est toute récente. Vahid a un doute : et si ce n’était pas lui ? Ainsi débute une journée à rebondissements traitée sous la forme d’une comédie, à l’instar des célèbres films italiens des années 60-80. Car, pour s’assurer de l’identité de son prisonnier, son geôlier prend contact avec un libraire également passé entre ses mains. Qui le renvoie à une photographe en train d’immortaliser de futurs mariés dans une belle propriété. Qui elle-même va faire appel son ancien compagnon. Et voilà cette petite troupe, dont une jeune femme en robe de mariée flanquée de son promis qui n’y comprend que dalle, parcourant la ville populeuse et bruyante (Téhéran, jamais nommée), encombrée d’un “colis” dont elle ne sait que faire.
DIVERGENCES
Faut-il éliminer le supposé Guibole ou, dans le doute, lui rendre sa liberté ? Les avis divergent. « On n’est pas comme eux », lance l’une. « Je suis resté trois jours pendu par les pieds, la tête en bas », rappelle un autre. « Pendant plusieurs heures, la corde autour du cou et les yeux bandés, j’ai redouté que la trappe s’ouvre sous mes pieds », renchérit une troisième. Les esprits s’échauffent, on s’engueule, on se menace, sans parvenir à s’entendre. Admirablement mis en scène, interprété et dialogué, Un simple accident pointe “en passant” un fléau qui mine la société iranienne (ce n’est pas la seule) : la corruption, sous la forme de bakchichs donnés pour avoir la paix ou en signe de reconnaissance. On comprend qu’avec un tel film, Jafar Panahi ne soit pas considéré comme une gloire nationale en Iran. On est même admiratif du courage qu’il lui faut pour ainsi mettre en accusation le régime théocratique. Pourtant, accueilli par ses partisans à son retour de Cannes, il n’a pas été inquiété. « Je ne peux vivre nulle part ailleurs, a-t-il expliqué. Beaucoup de mes compatriotes ont choisi d’émigrer, ou y ont été contraints. Je n’en suis pas capable, je n’ai pas assez de courage pour ça ! Je suis inapte à vivre en dehors de l’Iran. »
Né en 1960, ce prestigieux cinéaste est un opposant de longue date aux mollahs iraniens. En manifestant dans les rues, en soutenant ouvertement les candidats réformistes ou en dénonçant la situation dans son pays à travers des films dont la plupart sont censurés. Arrêté et interrogé à de nombreuses reprises, il est condamné, fin 2010, à vingt ans d’interdiction de quitter le territoire et d’y faire son métier. La pire chose pour celui qui dit ne trouver un « sens » à sa vie que dans ce travail artistique. C’est donc secrètement, avec une caméra numérique et un téléphone, que, l’année suivante, il réalise Ceci n’est pas un film. Ce documentaire, tourné dans son salon avec une seule autre personne en guise d’équipe technique, raconte son impossibilité de mener à bien son projet cinématographique.
CHAUFFEUR DE TAXI
Dans Taxi Téhéran, réalisé clandestinement et présenté au Festival de Berlin en 2015, où il remporte l’Ours d’or (c’est sa nièce qui est venue chercher le prix), il se fait passer pour un chauffeur de taxi. Plusieurs caméras, fixées à l’intérieur du véhicule, le filment, ainsi que les passagers et l’environnement urbain proche. Ce portrait de la capitale iranienne et, au-delà, d’une société corsetée et brimée, est privé de générique afin de ne pas mettre en danger ses participants. Après un nouvel emprisonnement, entre juillet 2002 et février 2023, durant lequel il fait une grève de la faim, le jugement qui lui interdisait de filmer, d’écrire, de répondre à des interviews et de voyager est abrogé.
Le projet d’Un simple accident est né de ce second séjour derrière les barreaux. « En sortant, explique-t-il, je me suis senti obligé de faire un film aussi pour ceux que j’avais rencontrés en cellule. Je leur devais ce film-là. J’en parle à partir de mon expérience personnelle, mais cette expérience est synchrone de ce qui s’est passé simultanément dans la société iranienne en général, avec la révolution Femme-Vie-Liberté à partir de l’automne 2022. Énormément de choses ont changé au cours de cette période. » L’œuvre a été tournée dans les mêmes conditions de clandestinité que ses précédentes. En effet, comme cela n’aurait eu aucun sens, à ses yeux, d’en soumettre le scénario à l’approbation des autorités, qui l’auraient refusé, il est contraint de travailler hors du système. « Peu avant la fin du tournage, rapporte-t-il, des policiers en civil sont intervenus et ont exigé qu’on leur remette tous les rushes. J’ai refusé, alors ils ont menacé d’arrêter toute l’équipe. Ils ont continué à faire pression, cette fois en menaçant de bloquer le tournage. Finalement, ils ont renoncé à nous arrêter. On a suspendu le tournage, puis on l’a repris et pour finir plus rien ne s’est passé. »
Michel PAQUOT
Un simple accident, de Jafar Panahi, en salles le 1er octobre.