Toute une vie racontée dans une photo
Toute une vie racontée dans une photo
Dans son nouveau roman, L’homme qui lisait des livres, Rachid Benzine invite le lecteur à prendre le temps de découvrir les mots de l’histoire de la vie d’un homme qui rejoint celle de tout un peuple sans voix.
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Rachid Benzine possède cet art consommé d’aborder des évènements tragiques vécus par d’humbles personnages, ballotés par l’Histoire qui ne leur appartient plus depuis très longtemps. Des gens souvent perdus dans un « monde absurde, enragé, inhumain ». Dans chacun de ses livres, il traite sous différentes formes, comme des contes ou un échange de lettres, de sujets graves qui posent toujours question. Et cela sans aucune volonté de faire polémique. Grâce à la voix qui vient du cœur et permet d’aller à l’intime de ces humains qui, désespérément, tentent de trouver les mots pour renouer à leurs propres histoires.
DES INSTANTS DE VIE
Son nouveau roman ne déroge pas à cette règle. En 2014, un photographe de guerre, le Français Julien Desmanges, arpente Gaza. Même « s’il sait que la vie banale n’est pas pour les journaux », il profite de moments de trêve dans les combats pour « capturer ces instants de vie quotidienne, les photos qu’il affectionne, loin du sensationnalisme ». Alors que son « employeur préfère quant à lui les enfants en pleurs au lieu de ruines, les soldats blessés près d’un char, les immeubles troués par les tirs de roquettes ». Le lecteur peut le suivre dans une ville dévastée, un « théâtre de misère et de folie, un bal grotesque où les vivants ne sont plus tout à fait vivants ».
Au cours de cette déambulation, il aperçoit un « vieux libraire accroché à ses bouquins, qui lit à deux pas des ruines. Comme si les mots pouvaient le sauver du bruit, de la souffrance, de la mort lente de la ville ». Une image comme un tableau avec tout ce qu’il contient de beauté esthétique. Une photo qui, il le sait, pourra toucher et émouvoir. À l’instar d’autres clichés au fil des conflits et du temps : l’Afghane aux yeux verts de Steve Mac Curry ou le jeune homme défiant un char sur la place Tien an Men. Son geste est interrompu par le regard et le sourire de ce libraire-lecteur qui l’interpelle dans un français « tout en maîtrise, classique, un peu désuet » : « Vous savez ce n’est pas rien une photographie. Je ne vous connais pas. Vous ne me connaissez pas. Il serait peut-être plus aimable que nous prenions le temps d’abord de nous rencontrer. »
Ajoutant : « Ne croyez-vous pas qu’un portrait gagne à ce qu’on connaisse ce qui est caché ? Une photographie capture un homme dans un instant, mais que reste-t-il, dans l’image, de la vie de cet homme ? Surtout si on ne connait rien de lui. » Pour lui, « derrière tout regard, il y a une histoire. Celle d’une vie. Celle de tout un peuple parfois ». De quoi percevoir différemment les images qui défilent sur les écrans et les réseaux sociaux. Au-delà du sensationnel que racontent-elles de chaque personne qu’elles mettent en scène – réfugiés, déplacés, victimes de bombardements ?
AU SEUIL DE LA RÉALITÉ
Débute alors des échanges à partir de livres aussi différents que La condition humaine de Malraux ou La terre nous est étroite et autres poèmes de Mahmoud Darwich, ainsi que des citations de Victor Hugo et de Shakespeare. Et un peu comme dans les contes des Mille et une Nuits, le récit de ce libraire tient le lecteur en haleine au fil des jours. C’est une histoire personnelle tissée avec celle de tout un peuple meurtri qu’il retrace, lui qui a voulu « s’abstraire du monde mais sans le quitter tout à fait. Être au seuil de la réalité ». Lui qui a décidé de « ne pas ajouter de la laideur, de ne pas abîmer, d’être présent dans le silence de la lecture ». Et c’est dans la lenteur de cette lecture et le silence des livres qu’est ressuscité son récit. Jusqu’à devenir un éloge à la littérature où « les mots déchirent tous les silences. Ils s’imposent à vous. Le lecteur est un prisonnier consentant, attaché à l’illusion que chaque page tournée le libèrera ». La photo sera prise. Elle figure d’ailleurs en couverture du livre sous forme d’une peinture. Ce qui permet de rendre l’image de ce libraire bien plus forte et profonde qu’un simple cliché saisi à la va-vite.
Christian MERVEILLE
Rachid BENZINE, L’homme qui lisait des livres, Paris, Julliard, 2025.
