Vous êtes ici: Archives / Numéros parus / N°462

COMMENT AIDER À LA PAIX ?

Alors que Noël approche et que cette fête devrait plutôt rimer avec des vœux de paix, les inquiétudes ne cessent de monter au gré de multiples conflits qui se développent en différents points du globe. L’appel a interrogé plusieurs témoins en leur posant cette question : « Comment peut- on vivre la paix et la fraternité aujourd’hui, dans un monde qui se radicalise dans une logique guerrière ? »

FELICE DASSETTO : « CONNAÎTRE L’AUTRE ET CULTIVER L’ÉTHIQUE DE LA DISCUSSION »

Télécharger cet article

Felice Dassetto, professeur émérite de sociologie de l’UCLouvain, s’est notamment intéressé à l’évolution de la population immigrée d’origine musulmane en Belgique, ainsi qu’à la situation au Proche-Orient. « Je souhaite qu’il y ait une participation plus active des citoyens au système politique tel qu’il est et en même temps que chacun joue son rôle dans le changement pour la paix. Pour cette paix, où que l’on soit, il faut nécessairement dialoguer, se parler et d’abord connaître l’autre. En travaillant sur l’Islam en Belgique depuis les années septante, une chose m’avait frappé, c’est qu’il n’y avait pas une grande connaissance de l’autre entre les musulmans et les non musulmans, mais beaucoup de préjugés qui n’étaient pas méchants mais présents. Ou alors on rencontrait une bienveillance un peu naive comme si on chantait « Tout va très bien Madame la marquise »… À propos de l’islam,des questions majeures doivent être regardée en face. Il faut surtout s’interroger sur son devenir dans nos sociétés, avec cette prédominance de certains courants plus inquiétants. Il faut le dire, en débattre mais c’est difficile. J’ai toutefois confiance qu’une certaine rationalité dans la discussion puisse advenir. Il faut cultiver l’éthique de la discussion, même s’il ne faut pas rêver ni s’illusionner.  »

« La religion peut être un facteur de cohésion, d’appartenance à une communauté, un idéal de fraternité et une référence à une transcendance. Mais en même temps l’histoire nous apprend que les religions sont souvent exclusives et violentes… Cela peut être l’une ou l’autre chose. Il y a des processus de compétition entre les religions puisqu’elles affirment chacune leur vérité, leur universalité jusqu’au jour où on s’apercevra peut être que la vérité est autre que celle que nous avons cru jusqu’à présent.  »
S’il n’est pas trop inquiet, Felice Dassetto appelle toutefois à la vigilance. « À la vigilance, oui. Mais surtout, à l’action. La difficulté entre les religions, c’est de parvenir à débattre sereinement. Nous devons vivre dans la même société ensemble. Ne soyons pas naïfs ni méchants, mais debattons des choses qui, quelque part, se grippent. Il est important aussi de plaider pour la réciprocité, de parvenir à penser que, quand je dis quelque chose, je dois tenir compte de l’autre et lui de même. Notamment en termes de liberté d’expression. Je pense aux caricaturistes de presse qui aiment intervenir sur les questions religieuses avec humour. Je suis pour la liberté d’expression, mais parfois une certaine modération peut être utile non comme principe, mais pour tenir compte de la sensibilité des autres. Comme moi, j’aime que les autres tiennent compte de ma sensibilité ».

Face à l’exacerbation des conflits armés, le sociologue nuance : « Je crois que l’impression dominante aujourd’hui est le désarroi. On a le sentiment que quelque chose nous échappe alors que nous étions habitués à la paix en Europe, ce qui n’était pas le cas pour le reste du monde. La paix était pour nous plus ou moins assurée, garantie. On pensait que tout allait continuer de manière linéaire. Ce qui me frappe, c’est que nous, les Européens, nous avons des difficultés avec ce changement de perspective. Je suis fort sensible à ce que la société civile européenne pourrait faire. Face à ces événements récents, elle ne parvient pas à trouver son rôle à la hauteur des défis actuels. Elle pourrait s’engager beaucoup plus pour la paix. La paix se construit, doit se construire dans le débat, la discussion. On laisse faire, on regarde, on s’inquiète mais on ne fait pas tellement plus. Les mouvements pour la paix sont formidables, généreux sans parvenir vraiment à mobiliser. Je trouve qu’on pourrait jouer un rôle plus grand dans le changement social vers la paix.
Je pense, par exemple qu’on accepte trop rapidement l’idée dans le cas de la guerre en Ukraine que la société civile russe est complètement immobile, qu’elle ne peut pas influer sur le cours des évènements. Je pense pourtant qu’elle pourrait contribuer à un changement, même si c’est difficile à réaliser
. »

FRÉDÉRIC ROTTIER :« DÉVELOPPER LA CULTURE DE PAIX ET RENFORCER L’ACTION NON VIOLENTE  »

Philosophe et économiste, Frédéric Rottier dirige le Centre Avec, une association d’analyse sociale dont la mission est de promouvoir la recherche du bien commun et l’engagement citoyen. Le Centre Avec vient de terminer trois conférences au sein d’un cycle « Guerre et paix ». « Nous avons notamment réfléchit à partir de l’Encyclique « Pacem in Terris » de Jean XXIII (1963). Ce texte, très engagé politiquement, appelle au désarmement et demande l’avènement d’une forme de gouvernance mondiale. Il aborde aussi les résolutions de conflits en tenant compte des minorités, des populations persécutées ou discriminées, ou en remettant les populations civiles au centre. Parler à partir d’une source commune est intéressant, car dans notre société individualisée, on est souvent amené à avoir une opinion individuellement. Il n’est donc pas idiot d’avoir des sources communes. Cela permet de croiser les points de vue et de dépasser le seul point de vue individuel. Nous avons aussi regardé d’autres sources comme le droit international ou encore les principes fondateurs de grandes associations, telles la Croix-Rouge ou Amnesty International. »

Si ces sources sont parfois « datées », elles restent difficilement mise en œuvre… « Le gouvernement international, principalement le Conseil de sécurité des Nations-Unies, est vraiment imparfait. En matière de résolution de conflits, si on est puissant et qu’on a le droit de veto - ou que l’on est soutenu par un puissant qui a le droit de veto -, on arrive à tout bloquer. Cet inachèvement du droit international est problématique . »
Dans son analyse, le philosophe invite aussi à distinguer les termes culture de paix et état de paix. « Dans certaines situations, on pourrait dire qu’il y a un état de paix, parce qu’il y a un vainqueur qui impose sa manière de voir. En Azerbaïdjan, c’est ce que l’on observe avec le Haut-Karabakh, où les Arméniens fuient leurs terres… Là, on a un état de paix, … Par contre, la culture de paix, c’est tout à fait autre chose. Il est possible de poursuivre cette culture même en temps de guerre ou d’occupation : pour cela il s’agit de renforcer la société civile, les associations, les ONG de paix et développer les points de vue pluriels au sein d’un même pays. C’est archi-nécessaire en Russie mais également en Ukraine. On doit nous occidentaux, nous belges éviter le « campisme », c’est-à-dire une réduction de la complexité de ce qui est en train de se passer suivant une matrice qui va expliquer ce qui se passe. Deux matrices s’affrontent. Soit on adopte la matrice « impérialiste », de manière assez traditionnelle et on ne va avoir aucun souci avec certaines actions de l’Occident ; soit on choisi la matrice « anti-impérialiste » et on va regarder l’action de l’Occident comme étant ce qui va générer toutes les réactions ailleurs… »

Comme pistes pour en sortir, Frédéric Rottier pointe « l’importance de la société civile pour déconstruire les matrices et l’urgence de l’action non-violente, à la fois comme protestation, mais aussi comme recherche d’autres pistes de résolutions ou d’apaisement. Dans la culture contemporaine plutôt que de grandes figures de proue ou des harangueurs de foule, on cherche davantage des exemples de choses qui touchent ». Parmi ces figures de proue de la paix, Frédéric Rottier pense notamment à des acteurs de paix comme Denis Mukwege, Nadia Mourad ou Malala ; ou encore à des personnes inspirantes, moins théoriciennes comme Michael Walzer ou Amin Maalouf... «  C’est souvent à des échelles plus petites. Comme le film « Nous Tous » qui met en valeur des expériences de reconstruction de la paix dans des communautés au Sénégal, en Bosnie, au Liban…  »

SARAH VERRIEST : « SORTIR D’UNE VISION BINAIRE ET ENTRETENIR UNE CITOYENNETÉ ACTIVE »

Responsable de l’animation à Justice & Paix, Sarah Verriest estime aussi que l’on est aujourd’hui plutôt dans une culture de guerre. « Même si ce terme n’est pas mentionné comme tel à l’heure actuelle, on est bien à l’opposé d’une culture de paix. Devant ce fait, les citoyens peuvent se sentir démunis face à l’ampleur des informations que l’on reçoit, tant via les médias que sur les réseaux sociaux. Devant ce flot continu et instantané, qui brasse tant de conflits en temps réel, on peut ressentir une impression de dépassement et d’incapacité à se situer. »
Dans son approche, Justice & Paix entend aider à la paix grâce à sa démarche de Voir-Juger-Agir. « Voir, c’est déjà pouvoir s’informer. C’est une première chose avant d’agir. Se rendre compte que des infos existent, que la société civile se documente, organise des conférences et débats pour prendre conscience que les conflits ont des historiques et sont complexes. Cela permet déjà de sortir d’une vision binaire : tel camp, tel adversaire… Ce premier pas exige de pouvoir s’ouvrir à l’inclusion, à la diversité, au dialogue. La deuxième étape, consiste à développer une posture critique à partir des informations.  »
Pour le volet de l’action, Sarah Verriest renforce aussi le rôle de la société civile. « Cela peut paraître bateau, mais pour nous, la construction de la paix se fait aussi en amont des conflits. Pas seulement pendant… avec des mécanismes de résolutions, de diplomatie, de médiations … Il ne faut pas attendre qu’un conflit se déclenche. Les discours de paix et cette ouverture à l’autre sont super importants. La société civile à un rôle très important à jouer pour tirer les mentalités vers une culture de paix. La population peut se faire entendre à travers les élus. C’est banal, mais le fait d’entretenir la démocratie ici a un effet, en Belgique, celui d’entretenir une citoyenneté active, de créer des lieux de dialogue, de pouvoir voter, manifester, faire entendre sa voix, signer une pétition, …trouver des relais politiques. »
Si les discours de paix sont importants, Sarah Verriest met aussi en avant le travail post-conflit. « On agit aussi sur le travail de réconciliation : au Rwanda ; au Congo, des réconciliations entre les peuples peuvent amener des résultats pour la paix. »

La question des relais politiques et du plaidoyer est également soulignée. « Les citoyens pensent qu’il ne pourraient pas interpeller les élus et que les choses ne bougent pas. Or ce travail de plaidoyer est possible, même s’il est délicat face à un conflit international et qu’il y a une espèce de frilosité à se positionner par rapport à telle ou telle partie. Le fait que des élus se positionnent pour la paix, pour un cessez-le-feu, engagent des voies diplomatiques, ce sont des choses plus importantes que de ne rien dire ou que de ne rien faire... Je suis assez positive sur cette pression citoyenne. Exemple : on travaille sur les ressources naturelles et la question des conflits au Congo ou au Pérou. Le fait d’interdire certains minerais qui pourraient être importés sur le sol européen peut participer à la résolution des conflits. Prendre de sanctions fortes via des traités ou des résolutions, ce sont de premiers jalons. »

SIMONE SUSSKIND : « FORMER LES JEUNES, CASSER LEURS PRÉJUGÉS ET EN FAIRE DES AMBASSADEURS DE NUANCE »

Fille de réfugiés juifs d’Europe centrale, Simone Susskind a créé, dans le cadre de son ASBL Actions in the Mediterranean, le projet “Israël-Palestine pour mieux comprendre” afin de permettre un échange d’expériences entre jeunes Bruxellois et Bruxelloises autour du conflit israélo-palestinien et de déconstruire les préjugés. « Dans le conflit israélo-palestinien, il y a ce qui se passe sur le terrain et son impact chez nous. Les réseaux sociaux sont une catastrophe. On y raconte tout et n’importe quoi, c’est un outil de destruction massive. Comment pouvons-nous faire passer le message qu’il existe une autre voie ? Nous sommes face à deux narratifs. L’israélien, qui raconte une tragédie, la Shoah, la création de l’État, jusqu’au gouvernement de Netanyahou fortement contesté dans la rue. Et le palestinien, marqué par la nakba, l’exil de sept cent mille Palestiniens en 1948, puis la guerre de 67, la souffrance des réfugiés. Que fait-on avec ces deux narratifs ? »
« Quand il y a une guerre à Gaza, cela explose chez nous, sur les réseaux sociaux, dans les rues, mais personne ne sait de quoi on parle et seuls les extrêmes s’expriment. Je me suis dit qu’il fallait que je travaille avec des jeunes Bruxellois pour leur faire comprendre que c’est plus compliqué que ce qu’ils imaginent. C’est pourquoi, depuis 2014, chaque année scolaire, nous réunissons entre trente-cinq et quarante lycéens de cinquième de trois ou quatre écoles très différentes et qui ne se seraient jamais rencontrés : un lycée de la bonne bourgeoisie, un mélangé et un professionnel avec des jeunes issus de l’immigration et en général musulmans. D’abord, on les réunit afin qu’ils fassent connaissance. Ensuite, on travaille avec eux sur l’histoire du conflit israélo-palestinien qu’ils ne connaissent pas, puis sur l’antisémitisme, l’islamophobie, les droits humains, le droit international, le racisme. Ils sont en effet bourrés de préjugés. »
« Au bout de plusieurs mois, on les emmène en Israël et en Palestine où ils rencontrent des lycéens de leur âge. Ils visitent le musée de la Shoah et un camp de réfugiés en Cisjordanie. Ils rencontrent aussi des représentants des sociétés civiles israélienne et palestinienne qui luttent contre l’occupation, pour les droits humains. La 7ème édition a eu lieu l’année dernière en octobre. Ils ont réalisé des capsules vidéo et des podcasts et un livre dans le cadre d’un atelier d’écriture. Ils ont ensuite été envoyés dans des écoles pour qu’ils partagent leur expérience avec des jeunes de leur âge et deviennent ainsi des ambassadeurs de nuance. »
« En 2018, nous avons lancé un programme parallèle, “Impact”, à destination des enseignants, éducateurs et étudiants du supérieur. Fin 2021, on a voyagé avec un groupe d’enseignants et on a réalisé un film. L’ULB et la haute école Francisco-Ferrer nous ont alors proposé de lancer ensemble un certificat universitaire sur la complexité de ce conflit. Nous sommes repartis l’an dernier et la ministre de l’Éducation nous a accompagnés. Nous nous apprêtions à lancer ce certificat et la 8ème édition avec les jeunes, lorsque le Hamas a attaqué Israël. Panique à bord ! On a essayé de voir comment on pouvait avoir un rôle utile de réflexion sur la complexité de ce conflit. C’est très compliqué, il est très difficile de prendre une ligne médiane. Et, en même temps, il n’y a pas d’autre approche à avoir.
 » ■

Propos recueillis par Gérald HAYOIS, Michel PAQUOT, Stephan GRAWEZ

Justice & Paix publiera en décembre 2023 : Le défi de la paix dans l’Union européenne, 10€ : justicepaix.be/

Télécharger l’article court paru dans le magazine de décembre 2023

Mot(s)-clé(s) : Le plus de L’appel
Documents associés
Partager cet article
Vous êtes ici: Archives / Numéros parus / N°462