Moine bénédictin, normalien, docteur en théologie, écrivain, frère François Cassingena-Trévedy, 64 ans, vit depuis trois ans dans un village retiré du Cantal, en Auvergne, partageant la vie des ruraux. Il le raconte dans son dernier livre, Paysan de Dieu.
— Dans le Cantal, vous menez actuellement une vie spirituelle de moine tout en travaillant dans les fermes voisines. C’est très particulier...
— Effectivement, je garde un contact canonique avec mon monastère de Saint-Martin de Ligugé près de Poitiers. Je ne suis ni un moine vivant en communauté ni un ermite soli- taire. J’ai une vie sociale et active très importante avec le voisinage, des paysans qui élèvent ici des vaches laitières, mais je mène une vie qui n’a jamais été autant monastique qu’actuellement, même si elle est singulière avec ses élé- ments fondamentaux qui restent la prière, la liturgie, le travail. Je lis tous les jours des extraits de la règle de saint Benoit, le matin et j’y trouve beaucoup de propos qui sont en consonance avec mon nouvel état ici.
— Ce n’est pas un hasard si vous êtes installé dans le Cantal ?
— Non, je connais l’Auvergne depuis plus de cinquante ans. J’y passais jeune mes vacances. Après des études de norma- lien, je suis devenu moine. La vie monastique communau- taire ne fut pas pour moi un long fleuve tranquille, et j’ai un peu suivi cette injonction intime et biblique : « Va vers le pays que je te montrerai. » L’Auvergne est toujours restée le pôle important de ma vie.
— En étant ancré dans ce village, votre regard sur le monde a évolué ?
— J’ai déjà écrit mon ressenti sur l’évolution du monde et l’effondrement de l’Église, notamment suite aux abus sexuels. J’en suis affligé mais, à vrai dire, le monde était-il jadis meilleur ou pire qu’il ne l’est aujourd’hui ? L’homme est toujours l’homme mais il y a des maux particuliers à notre temps. Je suis maintenant dans un cadre paysan, retiré du grand monde, celui de la ville et de toute mondanité. Le Cantal est comme une île dans un massif volcanique profondément esseulé. Je vis dans ce milieu rural traditionnel d’éleveurs de vaches laitières et j’y travaille à la traite et au nettoyage des étables. D’ici, je regarde le monde avec inquiétude, notamment par la lecture. Si le monde est mauvais, c’est peut-être aussi que nous le sommes. Si on vit dans la bienveillance, l’amitié, on suscite autour de soi la même chose. Nos existences peuvent se rencontrer, quel que soit ce que l’on décide d’y mettre : nos combats, nos faiblesses. Je n’ai jamais été aussi heureux, austèrement, laborieusement que maintenant.
— Quelle est précisément votre vie au quotidien ?
— Je vis seul dans une maison de village et j’assume comme chacun son entretien, la cuisine, les courses. Je n’ai pas de télé, pas de voiture. À l’étage supérieur, j’ai aménagé un oratoire. Il y a du feu en bas, dans la cheminée, et en haut, le feu invisible, la présence obscure du Seigneur. Là, tous les jours, je célèbre la liturgie que j’ai apprise, depuis quarante ans. Quelles que soient mes vastes questions métaphysiques, mes doutes, je continue à prier cette même liturgie, ces psaumes, en chant grégorien. Et puis il y a le deuxième espace, le jardin que j’ai défriché, aménagé. Il s’agit d’un travail à la fois manuel et spirituel, une expérience extrêmement forte qui donne à l’existence une assise très importante. Le troisième cercle est la campagne environnante, avec tous les paysans que je connais. Ils me tutoient. Je partage leur travail très concrètement au point d’avoir acquis une vraie compétence professionnelle pour certaines tâches, en particulier la pose et la réparation des clôtures, le nettoyage des étables et surtout la traite des vaches. Je connais toutes les salles de traite dans un rayon de vingt kilomètres et toutes les vaches par en dessous...
— Une vie d’ouvrier agricole en quelque sorte...
— Je trouve une filiation dans ma vie actuelle avec ce qu’on appelait autrefois les prêtres ouvriers. Cette façon de vivre peut être une source d’espérance aussi pour les ministères de l’Église. Les curés de paroisse, à l’avenir, ne doivent plus, selon moi, se contenter de distribuer des denrées religieuses, mais être au quotidien dans l’accompagnement humain, puisque Dieu, on ne peut le trouver qu’au cœur de l’homme. Il se cache dans l’amitié, le partage des choses les plus simples, c’est là qu’on peut obscurément le trouver, le révéler.
— Vous rendez aussi des services à la communauté catholique du coin ?
— Bien sûr, même si je ne suis pas prêtre diocésain. Je garde mon statut monastique, mais je suis très mobilisé dans le diocèse et même au-delà. Évidemment, les besoins sont énormes. Tous les dimanches, je célèbre l’eucharistie dans une localité. Certaines églises sont proches et j’y vais à pied. J’aime beaucoup aller dans ces petits villages avec les gens âgés pour la plupart, qui sont très méritoires et entretiennent une vie chrétienne. J’assure aussi une fonction pour la formation permanente du diocèse et j’enseigne à l’Institut théologique d’Auvergne.
— Votre appréciation sur les affirmations de la foi a beaucoup évolué...
— Oh combien ! La foi, ce n’est pas simplement quelque chose qu’on apprend, mais qu’on cherche. C’est la grande affaire, essentielle, de ma vie. Cette recherche de Dieu traverse la lumière, le doute, toutes les questions. Nous sommes face à un immense travail avec une question : Que donnons-nous à croire ? Le texte du Credo est certes vénérable, mais il appelle une réflexion théologique. Que veulent dire les mots peut-être usés ou difficiles de la foi : incarnation, rédemption, résurrection, fin dernière... Comment être audible ? Tout cela nécessite un travail dont on peut regretter qu’il ne soit pas d’actualité, qu’on n’en parle pas et qu’on ne regarde pas en face.
— D’autres ont dit aussi cela avant vous...
— J’apprécie les grands théologiens qui ont porté le concile Vatican II et d’autres comme le père Moingt ou Marcel Legault qui ont fait ce travail d’interrogation profonde. Le ronronnement religieux reprend aujourd’hui, malheureusement, beaucoup d’importance. Il ne faudrait pas qu’on reste à la superficie religieuse, mais passer du religieux à la foi qui interroge, cherche, accueille aussi la nuit, l’obscurité les intempéries. Pour moi, Dieu, ce mot même étant
problématique, cette transcendance, dirions-nous, passe par nos relations humaines, par tout ce travail d’amitié et, pour moi, Dieu passe aussi par le pis des vaches.
— La figure de Jésus est aussi importante ?
— Oui mais pas un Jésus artificiel. Tout au long des siècles de théologie, on a élaboré une christologie à travers des conciles. Attention de ne pas fabriquer un Christ intellectuel, qui n’est plus qu’une construction d’esprit et qui s’éloigne de l’humble homme Jésus, de l’Évangile, celui des Béatitudes, celui du partage de vie avec les plus simples, les plus pauvres, celui du heurt avec les autorités politiques, religieuses qui le condamnent à mort. Jésus est l’inverse d’un homme de pouvoir. Il est en creux en nous. Ce Jésus-là, il faut exhumer et essayer, très petitement, très simplement, de le laisser respirer et apparaitre à travers nos existences.
— Les paysans de votre région vous interrogent-ils sur votre expérience spirituelle ?
— Ils me voient d’abord en tenue de travail agricole. Mon habit monastique le plus cher, c’est ma tenue de travail qui sent la bouse de vache. Elle est mon habit religieux à travers lequel beaucoup de choses merveilleuses se passent. On me voit aussi en aube dans les églises. J’ai, avec certains, des discussions sur l’Église, sur ce qu’on pourrait faire, sur la foi. Et puis, parfois, cela passe tout simplement par les conversations les plus simples sur la vie des bêtes ou celle après la mort. Je rencontre toujours beaucoup d’amitié, de respect. C’est très touchant et cela me procure beaucoup d’étonne- ment et de joie. Certains me disent : « Tu nous as réconciliés avec l’Église... »
— Ils vous considèrent comme l’un des leurs ?
— Cela me touche beaucoup quand on me dit : « Toi, tu aimes les paysans ou même tu es maintenant un paysan comme nous. » C’est effectivement réconfortant. C’est ma plus belle promotion sociale, intellectuelle et ecclésiastique.
— Vous êtes aussi en contact avec des personnes très attachées aux rites de la religion
populaire, comme les bénédictions du troupeau, les processions...
— Oui, il y a des rites importants, profondément respectables comme le dimanche des Rameaux, la Toussaint. Il ne s’agit pas de les mettre par terre. L’homme a besoin de rites et moi aussi j’y tiens. La liturgie dans sa ritualité est très importante comme tuteur dans ma vie. Bien sûr, elle ne prétend pas enfermer une réalité transcendante mais elle est un chemin vers elle et donne à notre vie cette assisse profonde.
— L’écriture garde encore une place importante dans votre vie ?
— J’écris plutôt le soir, modérément. Parfois, je m’endors aussi sur ma feuille après une longue journée de labeur manuel. Le travail manuel est une source d’équilibre extraordinaire. Ce livre Paysan de Dieu qui relate ma vie au jour le jour selon le cycle de saisons et liturgique, j’avais vraiment besoin de l’écrire. C’est le livre de la stabilité, de l’enracinement et du travail très humble, très simple. J’écris accompagné par la flamme dans la cheminée. Je voulais deux choses pour vivre ici : une cheminée et une vieille horloge qui bat la mesure. Ce sont mes grands compagnons, en l’absence de distraction. Ne pas avoir de distractions humaines, être là où on est, avec des relations amicales est un bonheur. Notre vie appelle la relation, l’amitié. Et, pour moi, un Dieu qui me séparerait complètement des autres est inconcevable. J’ai entamé sur le tard, puisque je vais avoir cette année 65 ans, une vie nouvelle. Je ne regrette ni ne renie rien de cette vie monastique qui a précédé et qui m’a porté. Mais ici, c’est autre chose. C’est être soi.
— À vous lire, on sent qu’il y a eu le doute, la nuit, le désenchantement, mais en même temps la possibilité de la joie...
— Oui, j’ai traversé quelque chose de difficile dans ma vie. Il y a parfois eu des ruptures aussi, tout en conservant certains fondamentaux importants. J’ai vraiment éprouvé spirituellement la nécessité de cet exil, avec ce qu’il avait de douloureux aussi. Je pense que ce que nous traversons dans le monde et en Église est un basculement énorme. Avant même mon entrée au monastère à vingt et un ans, des inclinaisons étaient déjà là, et j’ai le sentiment, en bêchant mon jardin, de renouer avec l’enfant que j’étais tout simplement. Et ça, c’est très bon. Ce n’est pas du tout rétrograder mais revenir finalement à l’es- sentiel. Notre vie est faite pour être simple, belle et féconde. J’aime bien le mot de frugalité.
— Vous restez un lecteur de la Bible ?
— Elle reste pour moi un immense vivier pour me nourrir spirituellement. Je pense qu’aujourd’hui, dans l’Église, on se préoccupe beaucoup de règles, de dévotions, alors qu’on devrait se plonger dans ces écrits qui restent pour moi fondamentaux. Je crois qu’on peut avoir des visées théologiques extrêmement neuves, hardies, et demeurer attaché à de véritables trésors et chanter le répertoire grégorien en latin. Ces chants m’accompagnent dans la journée, sur les montagnes, dans les estives, et je les préfère à bien des chansonnettes d’aujourd’hui qui sont parfois indigentes. Il faut proposer au peuple de Dieu de la beauté. Chacun de nous est appelé à la fécondité, même si on n’est pas père biologiquement. Ici, j’ai trouvé comme jamais la fécondité de ma vie.
— Une vie de célibataire, seul, c’est différent de la vie monastique communautaire...
— Dans le monde paysan en Auvergne, il y a beaucoup de vieux garçons. J’en suis un de plus. Quand on doit assumer la vie pratique seul, ça change beaucoup de la vie communautaire et de la théologie. On peut faire de la théologie en chambre en étant éloigné et indifférent à tout ça. On peut faire de grandes élucubrations, mais quand on est ancré dans cette vie ordinaire, ça change la donne et c’est très, très bien.
— Le mot mystère vous parle particulièrement...
— C’est un des mots qui me parle le plus. Le mot Dieu est pour moi un mot piégé. Il est surinvesti de définitions, mais je cherche à comprendre et vivre le mystère énorme de notre vie. Il est toujours là, partout, dans le jardin qui pousse, dans les bêtes, nos relations, le cœur de l’homme. C’est le fond du fond. C’est cela que je cherche. ■
Propos recueillis par Gérald HAYOIS
Frère François CASSINGENA-TRÉVEDY, Paysan de Dieu, Paris, Albin Michel, 2024. Prix : 22 €. Via L’appel : - 5% = 20,90 €.