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LE PACIFISME : POSSIBLE FACE À LA GUERRE EN UKRAINE ?

Tout conflit armé risque de mettre en contradiction les organisations qui ont fait du maintien de la paix leur raison d’être. D’où, pour elles, la nécessité de clarifier leur position, notamment en ce qui concerne la livraison d’armes. Et de réaffirmer la priorité à donner aux négociations.

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"Pacifisme– . Ce vocable couvre différentes réalités. Être pacifiste, c’est bien sûr être pour la paix. Donc, en théorie, contre la guerre. Mais toutes les guerres ? Sans distinctions ? Il peut aussi revêtir une connotation péjorative. En France, par exemple, dans les années 30, de nombreux pacifistes traumatisés par la "boucherie– de 14-18, refusant l’idée même d’une nouvelle conflagration armée, fût-elle "juste– , sont tombés dans la Collaboration. Aujourd’hui, face à l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, comment réagissent les organisations oeuvrant pour la paix ? « Il faut le faire avec cohérence et endurance, explique Timur Uluç, secrétaire général de la Commission Justice et Paix à Bruxelles. Avec cohérence parce que la guerre est permanente à travers le monde. Il existe de nombreux conflits oubliés, meurtriers, dont on ne parle plus, au Congo par exemple, ce qui nous oblige à une certaine universalité. Avec endurance, aussi, car, comme on le voit aujourd’hui, on constate un essoufflement, une accoutumance face aux scènes de violence. L’émoi des premiers mois s’est dissipé avec le temps. »

PRIMAUTÉ DU DROIT

« Être pacifiste, c’est s’opposer aux réponses violentes aux crises, analyse Samuel Legros, responsable de la recherche et du plaidoyer à La CNAPD (Coordination Nationale d’Action pour la Paix et la Démocratie). Un conflit peut être bénéfique car porteur d’une construction, mais doit se résoudre par une réponse non violente et sans la menace de recourir à la violence, ce qui engage une vision politique du monde qui s’oppose à une militarisation dans le sens large. » « La paix repose sur l’affirmation de la "primauté du Droit– sur les rapports de force, précise de son cà´té Pax Christi. La crise actuelle et les prétextes qui la sous-tendent rappellent la nécessité de défendre la Vérité. Elle engage les Chrétiens à porter par leurs actions le souffle de l’Évangile. »
Voilà pour la théorie, si l’on peut dire. Mais dans le cas de l’attaque de l’Ukraine par son voisin russe auquel elle est historiquement liée, comment réagir ? « Le service de la Vérité commande aujourd’hui de dire qu’un pays ne doit pas être rayé de la carte, une population assiégée et poussée à l’exil sous peine d’être réduite à la soumission sous la menace d’atrocités, affirme encore le mouvement catholique. La Vérité commande de dire que l’Ukraine est en droit de se défendre. Le Chrétien ne doit jamais se résoudre à constater l’exercice légitime ou non de la violence, sans rechercher les chemins de la paix. Et il ne peut y avoir de paix sans la vérité qui ouvre au pardon. »
La Commission Juste et Paix conteste une neutralité qui renverrait les belligérants dos à dos. « Au regard du droit international et des droits humanitaires, insiste son secrétaire général, il y a clairement un agresseur et un agressé. Mais condamner sans équivoque la Russie ne nous empêche pas de contextualiser cette guerre, d’essayer de comprendre la dimension historique et géopolitique dans laquelle elle se place.  » Défendre la chartre des Nations unies, prévenir la survenance de conflits et régler pacifiquement les différends entre les États sont les objectifs du GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité) créé en 1979. Bernard Adam, son fondateur et président jusqu’à 2010, va dans le même sens. « On ne peut pas être neutre. Agressée, l’Ukraine a été obligée de réagir par des armes pour se défendre. C’est de la légitime défense, un pays peut faire appel à d’autres États pour repousser l’envahisseur. Mais c’est assez effrayant quand on voit la situation dans ce pays, le nombre de morts, la population qui survit comme elle peut. »

L’ERREUR DE L’OCCIDENT

« Il faut reconnaître, observe-t-il, que les Occidentaux n’ont pas été capables d’empêcher le déclenchement de cette guerre, alors que leur puissance économique et militaire est phénoménale par rapport à celle de la Russie. Poutine a considéré que l’Occident avait été méprisant à son égard. Et c’est un fait avéré : il a manqué de sagesse en développant l’OTAN sans prendre en compte la susceptibilité de la Russie, c’est sa grande erreur. Il existait un autre outil, l’OSCE (l’Organisation pour la Sécurité et le Développement en Europe), qui est censé prévenir tout conflit par voie diplomatique, en essayant de trouver des médiations. Et, d’un autre cà´té, les Ukrainiens n’ont pas été prévoyants. La langue russe a été supprimée comme langue officielle, ce qui a provoqué des réactions à l’est du pays. Si on veut arrêter la guerre, sans parler que la Russie devra réparer et immanquablement comparaître devant un tribunal international, il faudra tenir compte des erreurs commises de part et d’autre. »
La CNAPD, qui regroupe entre trente-cinq organisations, met clairement en cause l’OTAN (dont elle réclame la dissolution) qui, dans les années 90, n’a pas su, ou plus précisément voulu, créer « les conditions d’un rapprochement et d’un dialogue constructif stable sur le long terme avec la Russie », soutient son porte-parole. « Elle est restée dans un discours issu de la guerre froide. Et ce discours, non seulement l’OTAN ne l’a jamais déconstruit, mais elle a continué à capitaliser sur lui pour légitimer une structuration du monde fondamentalement conflictuelle. On constate que, lorsque survient un conflit, la réponse est toujours militaire. Et, toujours, cela se solde par un échec. Or, de notre point de vue, il existe beaucoup d’autres manières d’intervenir dans cette situation. »

UNE QUESTION ÉTHIQUE

« En 1990, rappelle Samuel Legros, Gorbatchev était d’accord de ne pas s’opposer à la réunification de l’Allemagne à la seule condition que l’OTAN ne s’avance pas plus loin que les frontières de la R.D.A. Et alors ? C’est ce que le temps s’est empressé de ne pas faire avec les adhésions successives des anciens pays du bloc de l’Est et d’ex-républiques soviétiques. L’OTAN doit pouvoir avoir le courage d’arrêter de proposer à l’Ukraine d’en devenir membre et, en contrepartie, elle garantit sa sécurité. » « La situation en Afghanistan, épouvantable, prouve bien que l’utilisation de l’armement est obsolète et ne crée pas de solution positive, renchérit Bernard Adam. Il faut aussi rappeler que la Russie imite certaines choses faites au niveau occidental, comme l’invasion de l’Irak par les Américains en 2003 qui a causé deux cent mille morts. On espérait qu’après ces deux échecs, le recours aux forces armées était terminé, puisqu’elle n’apporte ni la paix ni un développement de la sécurité internationale. »
Quid de la livraison de matériel militaire, même si, dans ce cas-ci, elle permet à l’Ukraine de se défendre, et donc de survivre ? « Il s’agit d’une vraie question éthique, admet Timur Uluç. Elle doit être faite sous certaines conditions. Évidemment, il faut lutter contre la prolifération des armes, poser un cadre et créer un contrat avec leur bénéficiaire, pour s’assurer qu’elles servent comme légitime défense. On doit aussi mettre en place des mécanismes de traçabilité et de certification de ces armes. Ne pas agir et ne pas en livrer à l’Ukraine, cela aurait été la garantie de voir se poursuivre les premiers massacres. »

LA SOCIÉTÉ CIVILE

« Mais le plus important reste la discussion, continue-t-il. Et c’est le rà´le de la société civile de créer des espaces d’échanges et de débats collectifs, de mises en perspective, pour mieux s’engager et passer à l’action. C’est le fameux "voir-juger-agir– . Ses acteurs ont un rà´le déterminant dans la résistance et la résilience face aux phénomènes de guerre ainsi que dans les questions de mémoire et de réconciliation. On rejoint-là des logiques d’éducation permanente et de mouvements collectifs qui mobilisent vers l’action. Une société civile forte, c’est la garantie d’avoir des cultures de débats et de consensus, et d’éviter l’escalade des conflits. Et pour lutter contre le sentiment d’impuissance, il faut décortiquer les situations, faire preuve de nuance dans l’analyse des cas, pour pouvoir mieux s’en saisir et mieux agir. On doit mettre en place des espaces d’expression collective. C’est pourquoi Justice & Paix a publié, par exemple, un outil pédagogique pour accompagner les professeurs qui travaillent dans l’enseignement secondaire. Le risque serait de mal interpréter cette guerre et de se sentir déconnecté, et du coup tomber dans une certaine apathie. Il est nécessaire de réintroduire cette culture de discussion, donc de paix. »
« Sur la question de la livraison d’armes, on n’a pas pris position pour ou contre, admet Samuel Legros. On a constaté que la Belgique, dans son histoire, n’avait jamais envoyé des armes à une partie en conflit. Cette ligne rouge de sa politique internationale, elle l’a franchie après très peu de discussions. Tout le monde, en fait, était d’accord et les rares voix dissidentes, dont la nà´tre, n’ont pas été entendues. Cette décision a été prise de manière presque anecdotique, presque anodine, alors que cela aurait dû donner lieu à des débats beaucoup plus vifs. La CNAPD a aussi regretté que l’envoi d’armes n’ait pas été accompagné de mécanismes garantissant que son objectif était un rééquilibrage des forces en vue de négociations pour terminer la guerre.  »

POURPARLERS POSSIBLES ?

« Comment arrêter tout cela ? se désespère Bernard Adam. On pourrait avancer que l’objectif premier est le cessez-le-feu, réunir à la table des négociations Ukrainiens et Russes pour signer la paix. Mais un certain nombre de gens rappellent, et ils n’ont pas tort, que Poutine a tellement menti, qu’ils se demandent si on peut-on encore le croire.  » Mais des pourparlers avec l’autocrate russe sont-ils possibles ? « En fait, peu importe le fait de savoir s’ils le sont ou non, il faut tout mettre en oeuvre pour qu’ils le soient, affirme le responsable de la CNAPD. Et se demander si Poutine est fiable, si on peut lui faire confiance n’est pas une vraie question, dans le sens où la première chose à régler est la diminution des souffrances de la population ukrainienne. Et plus on fait perdurer le conflit, plus cette souffrance perdure. Dès lors, pour nous, il n’y a pas de conditions à l’entrée en négociations. J’entends bien les questions de justice qui arrivent directement : si l’Ukraine est en situation de faiblesse à ce moment-là , elle n’aura peut-être pas toutes les cartes en main pour négocier et défendre ses intérêts. C’est possible, mais pendant qu’on est en train d’avoir ces réflexions-là , la guerre continue. »
« Mon espoir, conclut Bernard Adam, est qu’à la fin de la guerre, il y ait une négociation, mais je ne pense pas avec Poutine. Il faudra reconstruire quelque chose. Cela bien été réalisé au lendemain de la guerre 40-45. Pourquoi ne pas réussir à faire avec la Russie ce que l’on n’a pas fait depuis trente ans ? »

cnapd.be/
grip.org/

Propos recueillis par Michel PAQUOT

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