Professeure d’économie sociale, Marthe Nyssens est, depuis 2021, prorectrice de l’UCLouvain chargée de son engagement dans le domaine de la transition vers un monde plus durable. Elle est une personnalité en vue aujourd’hui à l’Alma Mater. Découverte de son parcours et de ses engagements.
— En 2021, l’UCLouvain vous a nommée prorectrice Transition-Société pour l’engager pleinement vers un monde plus résilient et soutenable, à la fois dans le domaine de l’enseignement, de la recherche et de la vie pratique de l’université. Comment est venue cette proposition ?
— Je ne viens pas du monde de la recherche sur l’environnement mais de l’économie sociale et je suis plutôt portée sur des questions sociétales et celles des inégalités. Je n’étais pas indifférente à l’environnement, mais je dois dire que mes enfants étaient dans la rue bien avant moi pour manifester pour l’avenir de la planète, lors la toute première manifestation contre le climat il y a une dizaine d’années. Ce sont eux qui m’ont ouvert les yeux. Je n’avais pas pris conscience de l’am- pleur du défi auquel on était vraiment confronté. J’ai créé avec d’autres collègues une mineure en développement durable. Cela a été le début. Lors de l’avant-dernière élection rectorale, j’ai animé un débat avec d’autres collègues sur l’importance pour l’université de cette question environnementale ou de développement durable. Quand Vincent Blondel a été élu recteur, il m’a proposé cette fonction. J’ai accepté. Cela s’est imposé à moi comme une espèce de nécessité, d’évidence et d’envie. J’aime bien relever des défis, emmener les institu- tions dans des visions collectives qui font sens. Il a fallu tout créer, mais cela aussi est passionnant. Ce n’est pas banal pour une université de s‘engager ainsi, mais c’est impératif. Nous avons 38 000 étudiants. L’enjeu est important. Cela vaut la peine d’y consacrer toute son énergie.
— Nous y reviendrons mais d’abord un mot sur votre parcours. À votre sortie de rhétorique, en 1982, vous avez choisi d’entamer des études d’économie. Cela correspondait à un désir particulier ?
— J’ai beaucoup hésité entre des études d’ingénieur, d’économie, voire de philosophie. J’ai choisi l’économie parce que j’avais l’impression que c’était un bon moyen pour avoir un impact sociétal. J’ai toujours été passionnée par le monde qui nous entoure. J’étais en secondaire à l’école des Dominicaines, à Schaerbeek, qui m’a éveillée aux problèmes sociaux, à une approche critique aussi de la société et à essayer de com- prendre dans quel monde on vit. L’économie répondait selon moi à ces aspirations.
— Sur quels domaines de l’économie vos re- cherches ont-elles principalement porté ?
— J’ai fait des études d’économie à l’UCLouvain puis j’ai poursuivi un master d’économie aux États-Unis. Je suis ensuite partie en couple deux ans au Chili, en 1990, au début du retour de la démocratie. J’ai travaillé dans une fondation qui faisait du microcrédit. C’est la première fois que j’ai rencontré
là-bas des théoriciens qui parlaient d’économie sociale et solidaire. C’est vraiment le Sud et l’Amérique latine qui m’ont ouvert les yeux sur cette réalité. En Belgique, j’ai terminé ma thèse sur ces expériences d’économie populaire que je suis venue défendre à Louvain-La-Neuve. Depuis lors, j’ai contribué à introduire une tradition de cette économie et, au-delà, un réseau international de recherche sur cette thématique.
— Quel est le cœur de votre réflexion à ce propos ?
— C’est de montrer comment, dans des sociétés dites capitalistes, peuvent exister des organisations dont la finalité n’est pas la maximisation du profit pour les actionnaires. Et pourquoi ces organisations existent-elles et qu’ont-elles à dire par elles-mêmes ? C’est vraiment la lame de fond qui a traversé tous mes travaux. En Belgique, 40% de l’emploi total provient d’organisations non capitalistes et l’économie sociale représente 12% de l’emploi salarié. Ce n’est donc pas négligeable. Pour la Wallonie et Bruxelles, cette économie représente plus de 260 000 emplois dans le secteur associatif, les coopératives, les mutuelles, les entreprises sociales... Elle joue souvent un rôle d’aiguillon dans l’innovation. On le voit par exemple avec le commerce équitable, la finance sociale, le recyclage... Ce sont souvent des entreprises sociales qui en sont les initiatrices.
— Ce secteur est en expansion ?
— Oui, et il a la sympathie manifeste d’une grande partie du public ainsi qu’un bel avenir. L’emploi croît plus vite en économie sociale que dans les autres secteurs. Elle touche aux besoins socioéconomiques très concrets du quotidien des gens et qui demandent une solution. Il ne s’agit pas seulement de réfléchir, mais de produire des biens et des services, de les vendre et chercher des subventions si nécessaire. Quand on examine les groupements de personnes qui sont dans ou proches d’elle, on constate aussi qu’ils se retrouvent aussi au- tour d’un sentiment d’appartenance et d’une destinée partagée avec un désir d’un changement profond de la société.
— Du côté des étudiants, existe-t-il aussi un intérêt important pour ces questions par rapport aux parcours plus classiques ?
— On a créé une filière Économie et Société et cette option est extrêmement bien fréquentée. On propose aussi un master complémentaire et un certificat en économie sociale. L’offre se multiplie et les étudiants suivent.
— Aujourd’hui, à l’université, les cours ex cathedra ont-ils encore pleinement leur place ?
— La manière de donner cours a complètement changé. J’ai eu la chance, lors de mon année sabbatique en 2017, de proposer un MOOC, un cours en ligne ouvert à tous. J’y expose certaines matières, accompagnées de documents, de mises en situation. Et, la fois suivante, les étudiants viennent en auditoire et on propose une classe inversée, à partir de tous les acquis théoriques qu’ils ont vus avant. Cela est mis en lien avec leurs questions et demande plus d’investissement de leur part. Il ne s’agit pas seulement pour eux de venir s’asseoir et d’écouter. Je suis alors beaucoup plus une facilitatrice qu’un professeur ex cathedra.
— C’est une manière d’enseigner qui est de plus en plus partagée par vos collègues ?
— C’est une lame de fond. L’assistance aux cours est beaucoup moins importante. Des tas d’étudiants réussissent très bien sans y venir, grâce aux syllabus, aux outils internet, à des synthèses bien faites. Il y a mille façons aujourd’hui d’accéder au savoir. Le professeur doit donc se poser la question de la valeur ajoutée pour l’étudiant de venir en auditoire.
— Suite à votre nomination et aux initiatives du prorectorat de l’université, comment les questions de transition sont-elles maintenant abordées dans les différentes facultés ?
— Toutes les disciplines sont concernées. Celles des ingénieurs, bien sûr, mais aussi en philosophie où sont posées les questions de sens, en psychologie, économie, histoire.... Il ne faut pas attendre le cours de transition en option pour en parler. On a travaillé programme par programme. C’est aux professeurs de proposer les adaptations de contenu des cours. En histoire, par exemple, des heures sont consacrées à celle de l’anthropocène. Cela peut concerner des compétences transversales. Tout le monde doit savoir ce qu’est l’empreinte carbone. Il faudrait même l’apprendre en primaire et en
secondaire. Il y a eu d’abord dix programmes expérimentaux et, aujourd’hui, on est quasi à près de la totalité des cinquante programmes différents dès le bac. On a fait aussi un MOOC, les cours en ligne ouverts à tous sur l’introduction au déve- loppement durable. Une cinquantaine de professeurs inter- viennent.
— Vous sentez un appui dans la communauté académique ?
— Les opinions sont diverses, bien sûr. J’essaie d’abord de travailler avec les convaincus, et puis, par effet de contagion, emmener les autres. Je suis partisane d’une logique de contagion par l’action, la conviction, l’exemple, plutôt que d’imposer, forcer et raidir les personnes.
— Le prorectorat de l’université a également ci- blé un ensemble de mesures concrètes à prendre pour les bâtiments, la consommation énergétique, la santé, l’alimentation, les déchets, la mobilité, la biodiversité... Des propositions intéressantes, mais dont on évalue les résultats ou mises en application ?
— Oui. On a par exemple comme objectif la neutralité carbone en 2035. Chaque année, on évalue notre bilan carbone. Certains domaines sont plus facilement évaluables que d’autres. Par exemple, pour la mobilité du personnel et des étudiants, on fait une enquête tous les deux ans afin de voir si on arrive ou pas à des modes de déplacement plus doux. Je vais tous les ans au conseil académique et au conseil d’administration rendre des comptes sur l’avancée du plan de transition.
— On semble constater aujourd’hui un certain reflux de la préoccupation écologique pour un monde soutenable. Vous ressentez cela aussi ?
— On n’est plus dans le même momentum qu’il y a six ou sept ans, c’est vrai. Il est d’autant plus important de tenir cet engagement puisque l’université a la grande chance encore un lieu d’indépendance. Et ce n’est pas qu’un effet de mode. Les scientifiques nous ont ouvert les yeux. On a un rôle primordial pour continuer dans cette voie-là. Les gens commencent à comprendre que si le progrès technique est indispensable, il ne suffira pas. Cela implique des choix, mais pour une vie meilleure. C’est une question à aborder, tout en étant conscient des problèmes sociaux et de revenus, surtout dans les milieux modestes. J’ai beaucoup travaillé au niveau de l’uni- versité en essayant de développer l’intelligence collective. On a besoin de personnes convaincues, courageuses et enthousiastes qui prennent ces questions à bras le corps. Sinon, cela ne marchera pas. On ne peut pas lutter seuls face aux défis écologiques
— Dans votre parcours, vous avez rencontré des personnalités qui vous ont marquée ?
— Il y en a eu plusieurs. Difficile de choisir. Ce qui est vraiment ancré dans mon ADN, c’est la recherche d’un engagement sociétal fort avec un enracinement intérieur. Je suis très attachée à cette double dimension. J’ai toujours été attirée par des intellectuels engagés dans la société et qui avaient aussi une dimension spirituelle, quelle qu’elle soit. Je pense par exemple à Thierry Verhelst. Il a écrit Des racines pour vivre qui a été pour moi très important. Je l’ai lu quand j’avais 21 ans. Il s’intéressait aux grandes questions du développement des peuples du Tiers-Monde, comme on les appelait à l’époque avec cette double dimension. Il avait ainsi réuni dans une communauté de l’Arche de Lanza del Vasto une trentaine de personnes de traditions spirituelles complètement différentes, et tous étaient engagés dans la justice sociale au quotidien. Cette rencontre-là m’a vraiment marquée. J’ai été passionnée par ces questions.
— Cette dimension spirituelle est bien aussi présente chez vous...
— C’est délicat de trouver les mots justes par rapport à cela. J’ai du profond respect pour les convictions des uns et des autres. À titre personnel, je dirais que la parole de l’Évangile me met en route et continue à me mettre en recherche. J’ai été nourrie de ces paroles depuis que je suis petite en famille, puis à Taizé et d’autres lieux de méditation ou de réflexion spirituelle. Il existe une articulation entre cette recherche spirituelle chrétienne, ancrée dans l’Évangile et mes engagements professionnels ou en société. Ce n’est pas dissocié chez moi, c’est même ce qui me donne de la force, de l’énergie.
— Qu’est-ce qui vous a été transmis chrétiennement que vous souhaitez garder, développer et ce que vous préférez peut-être mettre plus à distance ?
— J’ai rencontré beaucoup de figures qui m’ont marquée. En Amérique latine, j’ai fréquenté des communautés de base. J’ai toujours été en contact avec des gens ancrés dans la dimension spirituelle chrétienne et animés de l’intérieur. De ce côté-là, je trouve que j’ai été très gâtée. Je pense qu’il n’y a rien à jeter dans l’Évangile, mais que certaines représentations humaines qu’on s’est faites d’un certain Dieu, d’un certain Christ sont plus problématiques. Plein de choses sont à revoir, par exemple le cléricalisme. Reste la puissance du message qui invite à la transformation inté- rieure. On peut s’appuyer sur des personnes aujourd’hui et au long de l’histoire qui en ont fait l’expérience et nous en donnent le goût. ■
Propos recueillis par Gérald HAYOIS