Annie Colère: c’était un temps de sonorité joyeuse

Annie Colère: c’était un temps de sonorité joyeuse

Avec Annie Colère, son troisième long métrage, la réalisatrice Blandine Lenoir signe un film sur le combat historique pour la dépénalisation de l’avortement. Où l’on retrouve dans le rôle-titre la lumineuse Laure Calamy.

Publié le

31 décembre 2022

· Mis à jour le

26 avril 2025
Une femme debout sur une chaise avec des gens autour d'elle

« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. » On ne pourra pas dire que Simone de Beauvoir n’avait pas mis en garde. L’arrêt de la Cour Suprême des États-Unis, qui renvoie à chaque État le droit de légiférer en matière d’IVG, avec pour conséquence des interdictions ou des restrictions dramatiques pour les femmes, vient le rappeler cruellement. En Europe, Malte, la Pologne, la Hongrie, l’Italie basculent lentement dans le camp des pays qui interdisent l’IVG ou contrarient sévèrement son accès.

UN HAVRE CHALEUREUX

Malgré son titre, l’énergie qui traverse Annie Colère est moins celle de la colère que celle de la solidarité, de la tendresse, de la bienveillance (ce mot hélas aujourd’hui banalisé jusqu’à l’écœurement) et d’une joyeuse sororité en marche. Début des années septante. Annie, incarnée par l’extraordinaire Laure Calamy (César de la meilleure actrice pour Antoinette dans les Cévennes), est ouvrière dans une usine de matelas. Deux enfants, de seize et neuf ans, un gentil mari syndicaliste, bref, une vie modeste et heureuse. Lorsque survient une grossesse non désirée qui l’amène à pousser la porte d’un MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception). En ces temps où, en France, l’IVG est clandestine et passible de prison, où de nombreuses femmes en meurent, deviennent stériles ou subissent de barbares curetages à vif qui n’ont d’autre “vertu” que celle de la punition morale, le MLAC apparaît comme un havre chaleureux de solidarité et de sécurité. Deux raisons à cela : le lien militant entre ses membres et l’arrivée de la méthode Karman, une technique d’IVG simple, douce et ne nécessitant pas d’anesthésie.

Force est de constater que l’IVG est rarement représentée au cinéma. Et quand elle l’est, c’est de façon dramatique, voire fatale. Blandine Lenoir propose avec ce film un contre-discours d’une pédagogie précieuse, porté par deux militantes du MLAC : une gynécologue (India Hair) et une infirmière (Zita Hanrot). La pédagogie douce est d’ailleurs une constante qui traverse ses deux premiers longs métrages. Aurore (2017, avec Agnès Jaoui), où une télévision allumée permet notamment d’apercevoir la regrettée Françoise Héritier. Et Zouzou (2014), où Laure Calamy, déjà, se fait remarquer par une scène où elle incarne un désopilant clitoris, au grand bonheur comique de ses mère, sœurs, petite voisine, autant de spectatrices improvisées. 

Née au début des années septante aux États-Unis, la méthode Karman a permis de diviser par dix la mortalité post-IVG, grâce à sa technique d’aspiration ne nécessitant aucun cadre hospitalier. Elle pouvait dès lors être pratiquée sans risque par des non-médecins. Dans Annie Colère, tout est dit, ou plutôt montré, dans la douceur, l’empathie – via cette mosaïque de visages de femmes qui traduisent autant d’émotions. Et même le rire, quand l’une des militantes oblige un jeune confrère médecin à baisser son pantalon et à s’installer dans les étriers, histoire qu’il sache désormais comment s’adresser aux femmes qu’il croisera dans cette position.

DÉSOBÉISSANCE CIVILE ORGANISÉE

Si, après sa propre IVG, Annie pourrait retourner à sa vie, le décès subit de sa jeune voisine l’incite à pousser à nouveau la porte du MLAC et à proposer ses services comme “accompagnante”. Entendez : faire du café, rassurer, éponger les larmes, tenir la main, recueillir les confidences. Mais surtout, goûter à ce formidable esprit militant et y trouver un sens neuf. Le bouche-à-oreille fait son effet et de plus en plus de femmes viennent se faire avorter au MLAC, fuyant les cintres et les aiguilles à tricoter des faiseuses d’anges et la barbarie des actes hospitaliers. La désobéissance civile s’organise sans se cacher. Le système est ébranlé. On ne peut plus ignorer ces dizaines de milliers de femmes qui choisissent de recourir à l’IVG, au risque de leur vie ou de la prison. En 1975, l’Assemblée nationale française adopte la loi Veil. 

Est-ce la fin de l’histoire ? C’est celle d’une aventure, en tout cas. Les militantes expriment leur crainte de voir l’IVG “récupérée” par le monde hospitalier et réduit à un acte sans tendresse, sans écoute. Les mineures n’y auront pas accès sans l’accord de leurs parents. Ni les femmes précarisées, car avant que l’IVG ne soit remboursée, il en coûtait six cents francs français pour se faire avorter. Mais surtout, c’est la fin d’un combat, et pour Annie et ses amies, le temps d’un deuil : celui de l’engagement militant, uni·es autour d’un même projet, sans barrière de classe. Pour quelle cause pouvait-on voir réuni·es ouvriers, ouvrières, médecins, bourgeois·es, sans rapport de force ? Annie, métamorphosée par ces mois de lutte et désormais politisée, a trouvé un nouveau sens à sa vie. Va-t-elle rentrer au bercail, ou transformer son deuil en un engagement plus pérenne ? 

ET EN BELGIQUE ?

En Belgique, ce n’est que le 3 avril 1990 qu’a été votée par le Parlement la loi Lallemand-Michielssen dépénalisant partiellement l’IVG. Cet événement a créé un précédent constitutionnel dont les Belges se souviennent car Baudouin Ier, qui refusait, pour des raisons morales, de sanctionner la loi, a été mis dans l’impossibilité de régner pendant quarante-huit heures.  

Aujourd’hui, dix-huit mille femmes recourent chaque année à l’IVG. Ce chiffre est constant. Pourtant, 57% d’entre elles utilisaient un moyen de contraception réputé fiable (pilule, stérilet…) au moment où une grossesse non désirée est survenue. En 2016, selon une enquête du Centre d’action laïque, plus de 71% des catholiques francophones étaient favorables à la sortie de l’IVG du Code pénal. C’est le cas depuis octobre 2018 : elle n’est plus considérée comme un délit « contre l’ordre familial et la moralité publique ». « Ces droits ne sont jamais acquis, disait encore Simone de Beauvoir. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »

Dominique COSTERMANS

Annie Colère, de Blandine Lenoir, en salles le 11 janvier.

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