Berlinde de Bruyckere : une artiste de la vulnérabilité
Berlinde de Bruyckere : une artiste de la vulnérabilité
Bozar propose jusqu’au 31 août une rétrospective de vingt-cinq années de réalisations de la plasticienne gantoise qui axe son travail sur la fragilité de la condition humaine.
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Dès la première salle, qui fait à la fois office de prologue et d’épilogue à l’exposition, le visiteur est plongé dans l’univers de l’artiste. Le corps d’un cheval est pendu par une patte à une sorte de potence. Éviscéré et privé de tête, il est réalisé avec divers matériaux : résine, métal, cordes, cuir et crin de cheval. Une autre sculpture montre un corps humain, sans tête également, l’abdomen et le thorax vides. Composé lui aussi d’une multiplicité de matériaux, il pend, impuissant. L’impression produite est un mélange d’effroi face à la violence et à la vulnérabilité évoquées et d’une sorte de sérénité esthétique. Une combinaison étrange présente tout au long des salles. Les œuvres sont mises en dialogue avec une série de photos issues des archives de Pier Paolo Pasolini, mettant en scène des corps humains étendus, souffrants, peut-être morts. Les deux artistes interrogent le corps comme lieu de fragilité et de douleur.
DES OEUVRES EN DIALOGUE
Plasticienne qui vit et travaille à Gand, Berlinde De Bruyckere (1964), si elle n’est pas encore très connue du grand public, possède pourtant une renommée internationale. Elle a représenté la Belgique à la Biennale de Venise en 2013 et, l’été 2024, quelques-unes de ses œuvres étaient montrées dans le cadre de l’exposition Rodin au Musée des Beaux-Arts de Mons. Pour la rétrospective à Bozar, elle a sélectionné des réalisations des vingt-cinq dernières années. Khorôs, son titre, fait référence au chœur qui accompagnait les tragédies grecques. Parce que les sculptures ou œuvres graphiques exposées entrent en dialogue les unes avec les autres, mais aussi avec celles d’artistes qui ont inspiré la créatrice. « Ce que j’aime par-dessus tout, confie-t-elle, c’est travailler dans le dialogue. Être en relation avec les gens, être sensible à ce qui se passe autour de moi. Je ne voulais pas d’une rétrospective, mais pourquoi ne pas revenir sur les dialogues ? Qui a joué un rôle important dans mon travail ? Qui m’a aidée à développer mon univers et mon langage ? »
Parmi les artistes avec lesquels elle entre ici en dialogue, outre Pasolini, on peut citer Patti Smith, dont la voix est diffusée dans une des salles. À Nick Cave, elle emprunte le titre City of refuge qu’elle attribue à une œuvre monumentale présentant des morceaux d’arbres enchevêtrés, comme si le lieu d’exposition était un refuge face à la dureté du monde. Lucas Cranach est présent par son tableau Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, où la confrontation de la cruauté et de la mort avec l’élégance de la jeune femme fait écho au travail de l’artiste gantoise. En vis-à-vis, une ancienne vitrine de musée abrite deux fragments de corps enchevêtrés, tous deux dépourvus de tête : Into One – Another.
RÉFÉRENCES RELIGIEUSES
Berlinde De Bruyckere s’abreuve à des sources d’inspiration multiples : la mythologie, les maîtres anciens, les traditions religieuses, les cultures orientales, etc. Il n’est pas étonnant que le martyre de saint Sébastien soit l’une d’elles. Habituellement représenté dans l’iconographie chrétienne attaché à un arbre et le corps traversé de nombreuses flèches, il affiche pourtant généralement une certaine indifférence, un peu comme s’il était absent ou déjà habité par une extase mystique. Ici, par une sculpture de plus de trois mètres de hauteur, le corps et l’arbre semblent fusionner, l’écorce devenant une peau. Il est transpercé par de larges pointes métalliques. Autre thème à connotation religieuse, le jardin clos, dont un exemplaire du XVIe siècle est exposé. Ces sortes de caissons, avec une abondance de matériaux, figuraient un monde idéal, avec le plus souvent une statue de la Vierge entourée de fleurs. Ils étaient destinés à la dévotion privée. Le jardin clos est mis en miroir avec plusieurs panneaux ou caissons muraux formés de fragments de corps ou de collages de papiers trouvés, parfois rehaussés d’encre de chine et intitulés It almost seemed a lily.
L’Agnus Dei de Zurbaran, tableau figurant un agneau aux pattes liées, prêt pour le sacrifice, devient dans l’interprétation de l’artiste un poulain étendu, la tête pendante, sur une épaisse plaque de marbre qui fait penser à un autel, dans une totale vulnérabilité. Les Archanges sont eux aussi célèbres. Celui qui figure à Bozar est un corps nu, dont les pieds reposent à peine par le bout des orteils sur le socle, et dont le haut du corps est couvert d’un tissu en guenilles qui le masque. Comme souvent chez Berlinde, la couverture évoque à la fois la protection et l’étouffement.
UNE OEUVRE PUISSANTE
Elle s’inspire aussi d’autres traditions religieuses, comme l’hindouisme. Le lingam et le yoni, puissance masculine et énergie féminine, associés au culte de Shiva, se complètent pour réaliser la totalité du monde. Ils sont illustrés par diverses formes phalliques en trois dimensions, posées sur des disques évoquant le sexe féminin. L’artiste s’est inspirée de ces objets de dévotion et des rituels qui y étaient associés. Lors d’un voyage en Inde, elle a assisté à celui de fertilité : le lingam et le yoni sont arrosés de lait et parsemés de fleurs. Elle juxtapose ce rituel avec ses dessins de fleurs ressemblant à des organes génitaux. Ou est-ce plutôt ceux-ci qui ressemblent aux fleurs ?
Le travail de De Bruyckere est fait de lentes évolutions, une image en amène une autre et elle n’hésite pas à revenir en arrière pour retravailler un thème sous un angle différent. Les fragments de corps humains sans tête, les dépouilles de chevaux, les couvertures usées et délavées, les arbres, les fleurs, les vulves et phallus réapparaissent dans des combinaisons changeantes qui créent ou approfondissent le sens. Les identités sont fluides entre humain et animal, fleur et organe génital, etc. Ses œuvres n’ont pas besoin d’explications pour faire leur effet et provoquer de l’admiration, de l’effroi ou du rejet. Impossible de rester indifférent. Elles dégagent une puissance rare que leur confrontation avec d’autres œuvres d’artistes d’époques diverses ne fait que renforcer.
Néanmoins, au-delà des émotions, certaines références seront utilement éclaircies par la consultation du petit guide du visiteur proposé gratuitement à l’entrée de l’exposition. Un catalogue très bien illustré est également disponible, mais il n’existe malheureusement qu’en version anglaise. Pour ceux qui ne maîtrisent pas suffisamment la langue de Shakespeare, la combinaison des photos du catalogue et du guide constituera une bonne solution.
Berlinde De Bruyckere, Khorôs 31/08 Bozar, rue Ravenstein 23, 1000 Bruxelles. bozar.be
José GÉRARD