Construire une famille

Construire une famille

La famille a connu bien des bouleversements. Ceux qui nourrissent aujourd’hui un projet de vie familiale doivent affronter des attentes parfois difficilement conciliables, sans que la société leur fournisse un guide pratique.

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Publié le

31 mars 2024

· Mis à jour le

20 février 2025
Image représentant une famille à table sur la terrasse d'un café en train de rigoler
Stepfamily sharing joyful moments at an outdoor cafe in the city

« En tout cas, je ne ferai pas comme mes parents ! » Trop autoritaires, trop rigides, trop absents, manifestant peu de signes de tendresse, etc. : de nombreuses personnes ont de mauvais souvenirs de leur enfance et se sont jurés, s’ils devenaient à leur tour parents, qu’ils adopteraient un tout autre comportement. Qu’ils auraient une famille où chacun trouverait sa place et aurait l’occasion de s’épanouir et de vivre libre… Sophie Galabru, philosophe, confie avoir eu cette attitude : « Je me répétais que je saurais créer un lieu libre et épanouissant pour mes enfants. Ces incantations révélaient surtout ma déception à l’égard de ma famille éclatée par des divorces et des conflits, des désillusions et des crises, comme elles m’aidaient à combattre ce chagrin. »

LES SENTIMENTS D’ABORD

La famille a connu bien des évolutions au cours de l’histoire. Jusque dans les années 1960, sa forme classique répondait à un schéma clair, l’autorité des parents était bien établie, les rôles des hommes et des femmes nettement définis, et une majorité des gens s’y conformait, au moins en apparence. Depuis, les modèles se sont diversifiés, les divorces se sont multipliés et les liens juridiques qui unissent les personnes ne sont plus uniformes. La famille avait pour fonction de garantir la sécurité et la subsistance de ses membres et de transmettre un nom, un patrimoine, des valeurs.

Une des grandes nouveautés de ces dernières décennies est de donner la primauté aux sentiments. On forme un couple, puis une famille, parce que l’on s’aime et afin de créer des liens affectifs profonds et épanouissants pour chacun. Et lorsque les sentiments s’érodent ou que ceux pour une tierce personne se font plus forts, il n’y a plus de raison de rester ensemble. Cette primauté, voire cette obligation à vivre des relations affectives riches n’est cependant pas une évidence. Ce n’est pas parce que l’on est frère et sœur que l’on s’aime automatiquement. Et les exemples sont légion de familles où la jalousie entre les uns et les autres provoque des déchirements douloureux. Si on imagine que les enfants aiment spontanément leurs parents, il leur arrive aussi de nourrir de féroces rancunes à leur égard. Les cas de violences et d’abus des parents envers leurs enfants ou à l’encontre des femmes au sein même de la cellule privée sont assez nombreux pour reconnaître qu’il y a parfois loin de la famille rêvée à la réalité.

UNE AFFAIRE PRIVÉE

Hier, la famille était la cellule de base de la société, elle est aujourd’hui une affaire privée. Selon Jean-Louis Renchon, professeur émérite de droit de la famille, « on la considérait comme la cellule de base de la société, car elle était affectée à la construction de l’ordre social. C’était un des piliers permettant de ‘faire société’, de faire tenir ensemble la société, ce que l’on appelle le ‘bien commun’ en langage juridique. Cette pensée s’est diluée et cela s’est accéléré à la fin du XXe siècle, jusqu’à considérer que la famille ne devait plus être qu’une affaire strictement privée. Elle ne serait plus en charge d’aucune fonction sociétale ». En conséquence, c’est désormais à chacun qu’il revient de construire sa propre famille, selon ses aspirations et ses objectifs.

L’apparition récente de l’expression “faire famille” reflète cette évolution. Pourtant, la réalité ne correspond pas à cette conception très libérale. Comme le rappelle Sophie Galabru, « le fait que mon père ou ma mère aient été sollicités par mon école pour signer un carnet de correspondance, une autorisation de sortie ou d’image signalait déjà, à l’enfant que j’étais, que le rapport qui me liait à mes parents n’était pas strictement affectif ». En outre, l’État légifère sur le mariage et le PACS, mais aussi le concubinage, le divorce et la séparation. Il édicte des règles sur l’héritage, les devoirs envers ascendants ou descendants, la protection de l’enfance, la politique sanitaire, dont la contraception et l’avortement, les services de garde d’enfants, etc. Pas si simple donc de s’autodéterminer totalement dans la construction d’un projet de famille.

SE RECOMPOSER

Étant donné le nombre élevé de séparations et de divorces, la famille doit aussi souvent se recomposer. Et, dans ces situations, plus que jamais, faire famille apparaît comme une œuvre à construire. Il faut en effet en rebâtir une au départ des deux précédentes, avec leurs règles et habitudes propres. Cela suppose d’accueillir les enfants de l’autre et inversement. Matériellement, on doit également affronter la question du logement commun, susceptible d’être plein comme un œuf une semaine et quasi désert la suivante. Cela exige de réfléchir au type de famille à mettre en place, aux rôles et aux responsabilités de chacun, sans l’aide d’un schéma préétabli. « La famille recomposée implique un savoir-faire : accueillir, protéger, respecter, parler, clarifier. Organisme vivant, le tout familial ne se réduit pas seulement à l’articulation d’êtres différents, mais suppose aussi de les rallier à un projet commun. L’équilibre est instable, mais cette souplesse et cette clarté ne pourraient-elles pas devenir les forces les plus sérieuses de la vie de famille ? »

UN ÉQUILIBRE INSTABLE

Faire famille aujourd’hui exige de la créativité pour mettre en place un équilibre sans cesse remis en cause. Il s’agit de combiner des attentes ou injonctions parfois paradoxales, en tout cas difficiles à concilier. « Une famille se doit surtout de donner certains biens : de la sécurité et de la liberté, de la tendresse et de la sincérité, de la vérité et de la créativité. Pour que la famille ne devienne pas la reproduction de la société patriarcale, inégalitaire et violente, mais une force subversive, elle doit s’enrichir de ces biens et de ces valeurs, car c’est d‘un capital existentiel qu’a besoin un enfant. »

Par ailleurs, la vie familiale implique nécessairement des mutations. Chacun évolue. Les enfants grandissent. Ils étaient dépendants, puis acquièrent davantage d’autonomie et prennent leurs distances par rapport aux adultes. Ils connaissent la réussite ou les difficultés scolaires. Les parents subissent les hauts et les bas des relations amoureuses, sont éventuellement bousculés dans leur vie professionnelle, atteints par la maladie ou la dépression. Puis les enfants introduisent dans le cercle familial leurs propres conjoints ou conjointes, etc. À chaque changement, c’est tout le système familial qui doit s’adapter et trouver un nouvel équilibre.

Quelle que soit sa forme, biologique ou non, homo ou hétérosexuelle, recomposée ou non, impliquant deux parents ou monoparentale, la famille se fixe le plus souvent pour mission de produire des liens, de l’apparentement, une identité commune. « Or, il se pourrait que cette obsession de l’identité familiale dissimule une réalité parfois déchirante : être un lieu d’accueil et de transmission prêt à la révolution. La famille serait un terrain d’exercice concret et quotidien : une constellation de spécificités en mouvement, un refuge où l’amour est conditionné au respect, un lieu sensible au temps de l’autre. » La conclusion en forme de vœu de Sophie Galabru n’apporte pas de programme clair comme certaines méthodes de développement personnel. Mais il garde l’avenir ouvert vers une possibilité de vie familiale épanouissante.

Sophie GALABRU, Faire famille. Une philosophie des liens, Allary édi- tions, 2023. Prix : 20,90€. Via L’appel: – 5% = 19,86€.

Jean-Pierre LEBRUN et Jean-Louis RENCHON, Où va la famille ? Droit et psychanalyse, Érès, 2023. Prix : 15€. Via L’appel: – 5% = 14,25€.

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