Guerre à Gaza : la politique du pire
Guerre à Gaza : la politique du pire
Les attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023 sont advenues dans le contexte d’une politique d’apartheid conduite par Israël envers les Palestiniens. Deux juristes apportent leur éclairage.
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« L’occupation amène avec elle un pouvoir étranger, ce pouvoir entraîne avec lui une résistance, la résistance entraine avec elle la répression, la répression entraine avec elle le terrorisme et le contre-terrorisme. L’occupation des territoires va faire de nous un peuple d’assassins et d’assassinés. » Signée par une poignée d’artistes et intellectuels israéliens, cette pétition publiée au lendemain de la Guerre des Six Jours de 1967, qui a conduit à l’occupation de la Cisjordanie par l’État hébreu, s’est avérée, hélas, prémonitoire. Pourtant, dès l’installation des premiers foyers juifs en Palestine à la fin du XIXe siècle, de très nombreuses voix ont tiré la sonnette d’alarme, comme le rappelle l’universitaire Shlomo Sand dans son nouvel essai, Deux peuples pour un État.
VERS LA GUERRE
Pour de nombreux penseurs juifs, l’expulsion de paysans solidement attachés à leur terre depuis des générations ne peut mener qu’à la guerre. Au début du XXe siècle, Yitzhak Epstein s’interroge : « Les expulsés vont-ils se taire et accepter froidement ce que nous leur ferons ? Ne vont-ils pas se réveiller pour reprendre à la force du poignet ce dont on les a dépouillés par la force de l’or ? » D’autres voient même l’arrivée des juifs en Palestine comme une entreprise coloniale ne différant pas fondamentalement des colonialismes européens d’antan.
C’est pourquoi, à cette époque, un État binational est envisagé, à rebours de la Déclaration Balfour de 1917 par laquelle le Royaume-Uni défendait l’idée d’un projet national juif en Palestine, que l’ONU entérinera trente ans plus tard. un État binational qui serait un territoire commun aux Juifs et aux Arabes, qui y vivraient confondus, à égalité de droits, les uns s’intégrant dans la culture des autres, et inversement, les deux langues ayant un statut officiel. Mais cette solution, censée éviter que l’État juif « devienne une sorte de ghetto refermé sur soi dans un environnement hostile », rencontre de fortes résistances. Résultat, déplore Shlomo Sand, « la réalité présente, dans laquelle se trouve aujourd’hui la majorité des Palestiniens, s’apparente de plus en plus à un régime d’apartheid ».
DEUX RÉGIMES JURIDIQUES
Ce terme, contesté par les dirigeants israéliens, est-il approprié ? « Avancé dans le contexte sud-africain, il peut s’appliquer à des situations différentes, commente François Dubuisson, membre du Centre de Droit international de l’ULB. Il est donc susceptible de viser la politique d’occupation menée par Israël, en tout cas en Cisjordanie où sont appliqués deux régimes juridiques distincts, l’un favorable aux colons juifs, l’autre totalement défavorable aux Palestiniens, qui s’accompagne de nombreuses violations des droits humains. Le but de l’ensemble de ces pratiques discriminatoires est bien d’établir une domination sur une autre population en fonction de son origine nationale. Mais faut-il aussi inclure le territoire israélien lui-même, et considérer que l’apartheid y est appliqué en fonction du fait que la population juive y est favorisée au détriment de la palestinienne, y compris celle qui a la citoyenneté israélienne ? Il y a là matière à discussion. »
C’est dans ce contexte général qu’ont eu lieu les attaques terroristes du 7 octobre 2023. Et, depuis lors, en représailles, l’armée israélienne n’a cessé de pilonner la bande de Gaza, causant la mort de plus de trente mille Palestiniens. « Le Hamas ne pouvait ignorer que ses raids allaient provoquer une importante réaction d’Israël, estime François Ost, philosophe du droit, mais la protection de sa population civile n’est assurément pas son souci premier. On peut penser qu’il cherchait à remettre la question palestinienne à l’ordre du jour à un moment où les relations d’Israël avec certains de ses voisins arabes étaient en voie de normalisation par le biais des accords économiques dits d’Abraham. Ces raids s’expliquent aussi par d’autres considérations relevant de la psychologie des profondeurs. Il y a en effet, dans la mise en scène des atrocités commises, une forme de sombre jubilation mortifère. On a assisté à une explosion de haine, trop longtemps contenue, d’une population maintenue depuis des décennies dans une sorte de prison à ciel ouvert. »
DROIT DE LA GUERRE
Par sa réaction extrêmement violente, Israël a-t-il enfreint le droit de la guerre ? « Ce droit comporte deux volets, l’un réglant les conditions de légalité de l’entrée en guerre, l’autre fixant la manière légale de la conduire. Plus récemment, il s’est enrichi de multiples conventions relatives au droit humanitaire. Ainsi celles de Genève de 1949, signées par Israël, interdisent toute forme de “châtiment collectif” : pas question notamment d’affamer une population ou de détruire 70% de ses logements, au motif qu’il n’y aurait pas de civils innocents dans la population gazaouie, comme l’affirme la propagande du gouvernement Netanyahou. Bien entendu, ce droit est difficile à faire respecter sur le terrain ; mais au moins il introduit la possibilité d’un jugement ultérieur par un tiers, des juges nationaux ou supranationaux plus impartiaux. »
« Ce faisant, poursuit l’universitaire, Tsahal est tombé dans le piège que lui tendait le Hamas : elle exerce une violence en miroir qui ne la distingue plus de son agresseur. Elle utilise désormais les mêmes méthodes terroristes, à la différence qu’il s’agit d’un terrorisme d’État mobilisant des moyens sans commune mesure. On peut analyser cette politique à l’aune d’arguments rationnels et pragmatiques, mais je ne peux m’empêcher d’y voir autre chose : une politique du pire, quasiment suicidaire. Ainsi, je soutiens que les options prises par le gouvernement Netanyahou se retournent contre la sécurité de son propre peuple. Comment ne pas comprendre que chacune des victimes palestiniennes donnera naissance demain à autant de combattants décidés à en découdre ? Et l’avenir devra établir dans quelle mesure la politique menée hier par le gouvernement n’a pas contribué, au moins par négligence, au “succès” des raids tragiques du 7 octobre. »
Peut-on pour autant parler de génocide ? « Jusqu’à présent, analyse François Dubuisson, même si Israël commettait des crimes de guerre graves, il n’y avait pas d’intention génocidaire, soit celle de détruire en tout ou en partie une population en fonction de son origine nationale. Avec la guerre de Gaza, son ampleur dans la destruction systématique des infrastructures, des hôpitaux et de la population civile, et la restriction de l’aide humanitaire, la qualification de génocide, qui est assez stricte, devient plausible. S’il est difficile d’en apporter les preuves, car il faut pouvoir démontrer cette intention, il est néanmoins possible de démontrer que le but n’est pas sécuritaire, mais de détruire en grande partie la population. Certaines déclarations de responsables israéliens vont d’ailleurs dans ce sens. »
Michel PAQUOT

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