Jean-Claude Defossé : « J’ai fait du journalisme avec un esprit progressiste »
Jean-Claude Defossé : « J’ai fait du journalisme avec un esprit progressiste »
Après une très longue carrière dans le journalisme télévisuel, puis un passage en politique comme député bruxellois Ecolo, Jean-Claude Defossé, 82 ans, se confie avec franc-parler et sans langue de bois.
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— Quels sont vos sentiments dominants en repensant à votre parcours professionnel dans l’audiovisuel, couronné de grands succès d’audience et de récompenses ?
— Je suis évidemment heureux de ma longue vie de journaliste, qui est un peu miraculeuse compte tenu de mon parcours scolaire très chaotique. J’ai été un cancre à l’école et mis cinq ans pour terminer mes trois premières années d’humanité à l’athénée. J’avais de gros problèmes notamment d’orthographe. Si, à l’examen d’entrée à la RTBF, il y avait eu un écrit, j’aurais été surement recalé. Il s’est avéré bien des années plus tard que j’étais dyslexique sans qu’on le définisse ou en tienne compte quand j’étais jeune. Après toutes sortes de péripéties difficiles, j’ai abouti à l’académie des Beaux-Arts en section dessin, et j’ai réussi une sorte de jury central à l’École normale. J’ai ensuite enseigné le dessin et l’histoire de l’art dans des écoles de la ville de Bruxelles.
« Je croyais que lorsque je dénonçais une situation problématique, les choses allaient changer. »
— Quelques mots sur votre vie familiale… ?
— Ce n’était pas toujours facile. Mon père, indépendant, a perdu son travail et a été longtemps malade, mais je n’ai pas été malheureux. Dans mon athénée qui était relativement huppé, j’en voyais certains bien habillés et qui partaient aux sports d’hiver. Nous n’allions pas en vacances familiales à l’étranger, mais j’ai appris à me débrouiller. Cela m’a aguerri. Je devais bricoler mon vélo, ma première voiture, faire des petits boulots. Je dis souvent : je ne suis pas un intellectuel, mais un technicien du savoir pratique.
— Le scoutisme a été aussi une étape importante…
— Oui. Je suis un athée convaincu, mais je suis allé aux scouts catholiques grâce à un ami d’école. Cela m’a plu, même si je n’aimais vraiment pas aller à la messe. Mon totem était Musaraigne conciliante. L’adjectif était “à acquérir”. J’ai découvert la camaraderie, la solidarité, la débrouille et le respect de la nature. Cela m’a appris énormément. J’ai eu beaucoup de sympathie pour notre aumônier, Joseph Comblin, qui s’est révélé plus tard un prêtre engagé en Amérique latine dans la théologie de la libération, une figure phare avec Dom Helder Camara. Il est parti s’engager pour les gens dans les favelas. C’est tout à son honneur.
— En 1972, vous vous inscrivez à l’examen d’entrée de la RTBF…
— Par chance, cet examen était ouvert à tous, sans nécessité d’un diplôme préalable. Ma réussite a été pour moi une grande surprise. J’ai eu de la chance, j’ai répondu à des questions qui me convenaient. C’était un peu une loterie. J’ai pris professionnellement le nom de Defossé, celui de ma mère, pour éviter la confusion avec mon frère Josy Dubié. Je ne connaissais rien du métier. J’ai été affecté dans un premier temps aux émissions d’enquêtes et reportages qui me passionnaient, puis au Journal télévisé. Je me suis ainsi retrouvé dans l’équipe d’Henri Mordant que j’admirais. Je peux dire que je n’ai plus alors “travaillé” dans le sens de faire un job sans plaisir. Mon métier m’a beaucoup intéressé toute ma vie. J’ai eu de la chance, peut-être un peu de talent, et saisi des opportunités. J’ai une théorie : si on a du plaisir à exercer ce métier, on a des chances d’intéresser le public. Si on s’y ennuie, on l’ennuiera.
— Qu’est-ce qui l’a rendu particulièrement passionnant dans votre carrière ?
— Grâce au journalisme, j’ai eu la chance de rencontrer des situations et des gens en tous genres que je n’aurais jamais pu connaître dans une autre vie professionnelle. Quel bonheur d’avoir été payé pour apprendre, découvrir et révéler des situations aux autres ! J’ai fait tout type de journalisme, plutôt des enquêtes et des reportages, toujours en Belgique. Je ne traitais pratiquement pas les sujets de stricte politique internationale ou nationale.
— Vous avez pratiqué souvent un journalisme de dénonciation de situations que vous jugiez humainement, éthiquement inacceptables…
— Oui, j’assume complètement cela. Je suis un vieux soixante-huitard. J’ai fait du journalisme avec un esprit progressiste et, dans un premier temps, une part de naïveté. Je croyais que lorsque je dénonçais une situation problématique, les choses allaient changer. Je me suis demandé un moment si cela valait la peine de le faire. Les responsables de situations scandaleuses attendaient que l’orage passe et qu’on oublie. On n’arrive pas souvent à changer fondamentalement des comportements ou des lois, mais, au moins, on a la chance de pouvoir en parler et de ne pas vivre dans un pays totalitaire où la voix du journaliste indépendant est étouffée. Il est difficile aussi de savoir comment les téléspectateurs réagissent après une émission.
— Y a-t-il des exemples où ce journalisme de dénonciation a abouti à des changements ?
— Oui, mais il faut parfois un temps infini. Je pense aux multiples et répétées enquêtes de Marianne Mengeot et Salvator Ney dans Autant savoir sur les dangers pour la santé de l’amiante et notamment des produits Eternit. Il a fallu quarante ans pour qu’enfin un tribunal reconnaisse que c’est sciemment que les dirigeants de l’entreprise ont caché les dangers des produits en amiante pour la santé. À titre personnel, j’ai un autre exemple où une de mes émissions a pu entrainer un changement. J’ai dénoncé les comptes dormants dans les banques dont les titulaires ne se manifestaient plus. Après non-réclamation, l’argent restait dans la banque. Suite à l’émission, il y a eu des changements législatifs favorables aux héritiers ou à l’État.
— Les téléspectateurs réclament de l’objectivité dans le traitement de l’information…
— L’objectivité n’existe pas. Les journalistes sont tous subjectifs, ne fût-ce que dans le choix des sujets. L’un en propose un sur les paquebots de luxe, un autre sur la misère dans les quartiers. La manière de traiter un sujet est subjective, sa place dans la conduite du journal, le temps que l’on y consacre, trente secondes ou trois minutes. Si on parle d’une situation problématique, on dénonce inévitablement. Je crois par contre qu’il faut être honnête. Il s’agit aussi de mettre tout drapeau politique au vestiaire. La neutralité absolue n’existe pas et, parmi les sensibilités journalistiques à la RTBF, je pense qu’il y a un équilibre global.
« Je respecte les gens qui vont à la messe, mais je suis un fervent défenseur de la séparation de l’Église et de l’État. »
— Vous avez beaucoup pratiqué l’humour dans vos émissions, notamment dans la série consacrée aux Grands Travaux publics Inutiles et la gabegie des dépenses…
— Je n’en fais évidemment pas s’il est question de l’attentat au World Trade Center, mais il y a des domaines non tragiques où je pense que mettre un brin d’humour est une manière efficace de communiquer. Étant visuel par ma formation académique, je conçois et réalise une émission d’abord avec mes yeux et un choix d’images alors que je ne suis pas doué en écriture. Ce fut le cas pour les travaux inutiles. Les gens riaient, mais jaune. Je mettais en évidence que les deniers publics sont le résultat de leur travail et qu’il s’agit de ne pas de gaspiller les impôts que tout le monde paie.
— Vous êtes devenu député régional Ecolo de 2009 à 2014. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?
— Je pense que je n’étais pas fait pour cela. Il y a une erreur de casting dans les deux sens. Je suis d’accord avec toute la démarche environnementale d’Ecolo, mais je trouve que le parti n’est pas assez à gauche et progressiste, et surtout beaucoup trop communautariste. J’ai eu des divergences. Je suis comme une pastèque, rouge à l’intérieur et vert à l’extérieur.
— Nous consacrons dans ce numéro un article aux idées d’extrême droite qui se propagent aujourd’hui dans le monde. Qu’en pensez-vous ?
— Cette vague de populisme m’inquiète, notamment en Argentine avec ce président qui fait sa campagne avec une tronçonneuse au bras, un Trump aux États-Unis, en Hongrie, etc.Il s’agit d’une vague mondiale. Je pense qu’internet joue un rôle majeur dans ce développement. Les gens ne font plus la différence entre des articles produits par des journalistes professionnels, qui ont une éthique et des codes de déontologie, et n’importe quelle personne qui donne son avis sur n’importe quoi, en salissant n’importe comment et de manière anonyme. Plus c’est gros, plus cela passe. Le fait d’être informé par un journaliste accrédité n’offre pas une garantie absolue, mais il y a des balises.
— Vous aimez dire que vous êtes un laïc convaincu…
— Oui. Je respecte les gens qui vont à la messe, mais je suis un fervent défenseur de la séparation de l’Église et de l’État. Cela fait suite à mon parcours. Je suis né en 1941. J’ai connu la période où l’influence de l’Église catholique était prépondérante et la morale catholique dominante et étouffante, notamment dans le domaine sexuel. Suite à des combats laïcs, en près d’un siècle, on a remis largement la religion où elle devrait être, c’est-à-dire dans la sphère privée. Il reste quelques scories qui n’ont pas lieu d’être, comme le Te Deum ou des crucifix dans des tribunaux. La bonne manière de faire est de permettre à chacun de croire ou de ne pas croire, d’aller à la messe ou à la mosquée dans la sphère privée. Il faut donc baliser et mettre dans la vie publique des règles communes pour tous. Je pense que là où la religion est très dominante, c’est au détriment des autres convictions. Les religions sont aussi des ferments de guerre. On le voit à Gaza avec les extrémistes religieux juifs ou musulmans du Hamas qui revendiquent Dieu et sont prêts à s’entretuer, même si je sais que les guerres viennent également à cause de dirigeants athées comme Staline ou Hitler.
— Qui admirez-vous comme grandes figures dans le monde ?
— J’ai beau être athée, j’apprécie des chrétiens, comme l’abbé Pierre que j’ai eu la chance de rencontrer en 1995 pour une émission sur la pauvreté et le quart-monde. Après l’interview, j’ai pu avoir avec lui un entretien en tête à tête hors caméra. Je reconnais souvent dans le monde chrétien cette empathie au quotidien pour les autres qu’on retrouve parfois moins présente dans des milieux plus préoccupés de lutter contre des mécanismes d’injustice. Que des chrétiens agissent pour les autres, c’est très bien et noble. Ils le font selon le précepte de la charité et la conviction qu’ils seront jugés et récompensés dans une autre vie. À l’idée de charité, je préfère la revendication sans récompense pour la justice, l’égalité, la liberté. Ce sont mes valeurs fondamentales, trahies d’ailleurs dans l’histoire par les communistes et autres staliniens. J’admire aussi bien sûr Mandela, ce n’est pas original ou par exemple Martin Luther King, Angela Davis, le président chilien assassiné Salvador Allende.
— Que faites-vous aujourd’hui ?
— Je peins beaucoup. C’est une catharsis, un besoin, ma manière de survivre. Je l’exerçais jusqu’à mon entrée à la RTBF ou en vacances. Je m’y suis remis quand j’ai eu 75 ans. Ce n’est pas une peinture apaisante. Je suis très expressionniste dans l’âme, quelqu’un qui crache ce qu’il a au fond de lui. C’est aussi un outil pour moi de communication et de dénonciation notamment du cléricalisme et de crimes politiques.
— Comment vivez-vous l’inévitable vieillesse ?
— J’habite Bruxelles, mais j’ai acheté il y a quelques années une petite maison à la campagne dans le Brabant wallon et cela me réconforte d’y venir. J’y ai mon atelier. Il y a une proximité avec la nature, les animaux, des chevaux, des vaches un âne. J’ai des amis, mais, hélas, avec le temps beaucoup sont morts et c’est pour moi, la chose la plus difficile à vivre.
— Quelles sont les qualités que vous appréciez chez les autres ?
— Précisément l’amitié. J’aime la confiance réciproque, le courage et l’empathie.
Propos recueillis par Gérald HAYOIS

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