Jean-Paul Kauffman : « J’apprécie beaucoup le côté subversif de l’Évangile »
Jean-Paul Kauffman : « J’apprécie beaucoup le côté subversif de l’Évangile »
Ancien journaliste, otage au Liban pendant trois ans de 1982 à 1985, écrivain, Jean-Paul Kauffmann revient dans L’accident sur ses années d’enfance dans les années 1950 et le milieu campagnard imprégné de catholicisme qui ont été déterminants dans son parcours.
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— Quel est cet accident qui donne son titre à votre nouveau livre ?
— Il s’agit d’un accident avec un camion survenu en 1949. Il a couté la vie à dix-huit jeunes hommes de mon village revenant d’un match de football en Haute-Bretagne. En apparence, cet accident n’a pas de rapport avec un autre, mon enlèvement au Liban, mais il y a une proximité. Ces deux chocs sont des traumatismes imprévisibles. Si l’on croit à la force du destin et à son caractère irrévocable, la question qui est posée est la suivante : « Pouvait-on échapper à ces accidents ? » Je n’ai pas à ce sujet de réponse définitive.
— Ce livre est aussi une évocation de votre enfance dans les années 1950. Les souvenirs de cette époque ont été très importants au moment où vous étiez otage au Liban. Ils vous ont aidé alors à résister à ce qui vous arrivait…
— Personne n’est préparé à vivre une telle épreuve. Je crois que le fait d’avoir eu une enfance heureuse, enchantée, bienfaisante, un peu austère, même spartiate, mais sécurisante m’a sauvé. Pendant ces trois années comme otage au Liban, je n’ai fait aucun cauchemar la nuit. Je me trouvais transporté dans ce pays de mon enfance. Je réparais la nuit ce qui se défaisait le jour. Pendant la journée, je vivais l’angoisse de l’imminence de la mort. Cela aurait dû tourmenter et empoisonner mes rêves, mais cela n’a pas du tout été le cas. J’ai une dette de gratitude envers ma famille par rapport à cette période bénie de mon enfance.
— Comment était ce monde ?
— Un monde rural complètement disparu aujourd’hui qui, dans ces années d’après-guerre, n’aspirait qu’à retrouver la vie des années 1930, la même qu’à la fin du XIXᵉ siècle. C’était un monde immuable et immobile, la France des terroirs, comme on l’appelait. L’espace et le temps étaient rythmés par les saisons, les fêtes religieuses, les comices agricoles, les mariages qui duraient trois jours. C’était un monde qui croyait au surnaturel et où subsistait, malgré la ferveur religieuse, un vieux fond païen.
« Le concept de rédemption bien compris est une des plus belles inventions du christianisme »
— Vous avez une grande gratitude à l’égard de vos parents…
— Ils étaient aimants, attentifs et sécurisants. Ils n’ont pas ménagé leur peine. Ils avaient beau être absorbés par leur travail, ils n’en étaient pas moins tournés vers les autres. Ils s’entendaient bien et formaient un couple uni. Mon père était boulanger, un beau métier. Le bon boulanger est celui qui parvient à garder le contrôle de son four. Il a appliqué ce principe à sa propre existence. Son métier lui suffisait. Il n’en demandait pas plus, conscient de la force symbolique de ce pain auquel il donnait le jour, indispensable aux hommes.
— Quelles valeurs vous ont-ils transmises ?
— Une forme d’éthique, la notion du bien et du mal. Aimer son prochain, pardonner à ses ennemis, il faut essayer, même si c’est impossible. Je me pose aussi ces questions : « Que savons-nous de nos parents ? Ne peut-on bien en parler qu’une fois disparus ? » C’est un phénomène très curieux. J’ai l’impression que l’être profond de nos parents dans toute son évidence et non dans sa totalité apparaît seulement après leur mort.
— La mémoire de votre enfance est-elle fiable ? Vous vous posez la question…
— J’ai essayé de la raconter en me gardant d’une sorte de complaisance, même si on sait bien que, pour une part, il s’agit d’une reconstitution idéale faite après coup. Je pense qu’il y a des distorsions de la mémoire. J’avais quatre ans et demi lors de cet accident de l’équipe de football de mon village. On m’a tellement raconté cette scène, que j’ai fini par croire que je l’avais vue. Il y a des éléments du passé qu’on reconstitue même si on essaie d’être au plus près de la réalité. Il est impossible de reconstituer fidèlement quelque chose qui a eu lieu il y a septante-cinqans.
— Quelle a été la réaction des villageois ?
— Ils ont préféré largement se taire, ne pas ajouter du mal au mal, alors que notre époque est impitoyable. Elle ne pardonne pas le moindre égarement ni la moindre faute. Je parle d’une rédemption possible. On n’est pas lié à jamais à une faute qu’on a commise, une erreur qu’on a faite. Le concept de rédemption bien compris est une des plus belles inventions du christianisme. C’est une façon de réconcilier les hommes entre eux et de les rendre libres aussi. Je n’écris pas pour alimenter le pessimisme ambiant d’aujourd’hui, la déploration, la dépression, la fatigue générale qui marque notre époque, toutes ces passions tristes.
— Cette période-là vue d’aujourd’hui peut paraître d’une grande austérité, avec cet encadrement religieux très prégnant…
— C’était un christianisme de la peur, d’un monde perverti par l’homme et devenu le lieu du mal que défendait notre curé de l’époque. La force libératrice de l’Évangile, on n’en parlait pas, ou très peu. La morale prédominait. Ce renversement absolu que constituent aujourd’hui, pour moi, l’Évangile et les Béatitudes, je l’ai découvert par la suite, adulte. Pendant cette enfance, il était très peu présent. J’apprécie beaucoup le côté subversif de l’Évangile en écoutant des phrases comme : « Quiconque s’abaisse sera élevé, qui s’élève, sera abaissé. »Cet Évangile où les épreuves se transforment en bénédictions et où nos faiblesses deviennent en quelque sorte nos alliés. Cela, on en parlait très peu enfant. On peut parler d’une pastorale de la trouille. C’était l’enfer, la damnation. On nous disait que nous étions marqués par le péché originel. Et ça n’a rien à voir avec le message de l’Évangile auquel je tiens beaucoup. Mais tout cela ne m’a pas empêché d’avoir une enfance heureuse.
— Vous parlez beaucoup de ce curé autoritaire, l’abbé Brionne…
— Il inspirait la terreur. Une bonne partie du clergé breton à cette époque était clivant. Il y avait cette intransigeance. On était avant Vatican II, encore sous l’influence du Concile de Trente du XVIe siècle où tous les sens sont mis à contribution : l’orgue, les chants, la peinture, les statues, l’encens.
— Qu’éprouviez-vous à écouter cela ?
— Tout ce que le curé pouvait distiller comme prêche s’adressait pour moi aux adultes et l’enfant que j’étais n’y comprenait pas grand-chose. Les offices religieux étaient très longs. Même si j’étais enfant de chœur, je m’ennuyais souvent. J’ai changé totalement d’avis sur la religion et sur l’importance du message évangélique beaucoup plus tard. Devenu journaliste, j’ai quitté ce monde, mais il m’a constitué. Je lui reste définitivement fidèle. J’aurais pu jeter tout cela par la suite, mais non, il fait partie de toutes les fibres de mon être.
— Outre le curé du village, un autre prêtre, l’abbé Rousseau, cousin de votre père, a été aussi influent dans votre vie…
— L’un était l’opposé de l’autre et la conjonction de ces deux pôles m’a constitué. On pourrait dire aujourd’hui que l’abbé Rousseau était un curé de gauche, un peu sulfureux, s’occupant de choses qui, à l’époque, étaient périphériques et à propos desquelles régnait presque l’omerta. Il s’est beaucoup occupé des prêtres mariés qui avaient, comme on disait à l’époque, défroqué. Il était également actif dans l’œuvre du Nid qui s’occupait du sort des prostituées.Je lui suis très reconnaissant. C’est lui qui a encouragé mes parents à me faire suivre des études puis à m’inscrire à l’école supérieure de journalisme de Lille.
— Il était à la marge de L’Église…
— Oui, comme cet autre prêtre rebelle, Jean Sullivan, dont j’ai lu les livres et qui m’a inspiré. Joseph Lemarchand était son vrai nom. Mon cousin qui avait fait le séminaire avec lui me l’a fait découvrir. Cet écrivain était véritablement le fils spirituel de Bernanos dont le christianisme est aussi subversif. Dans son œuvre, ce dernier parle beaucoup de la joie dont le contraire n’est pas la tristesse, mais la peur. J’espère avoir écrit un livre marqué par elle. Saint Paul dit : « Soyez joyeux. » Je pense que le christianisme est venu aussi pour apporter la joie.
— Le journalisme a occupé une grande partie de votre vie. Aujourd’hui, l’écriture est votre manière d’être au monde…
— Écrire a été ma manière de reprendre possession de moi et de m’éloigner de ce ressassement mortifère. On n’a vu en moi que la victime et j’écris pour faire oublier ce statut de victime qui n’est pas une identité. Ce côté victimaire ne me constitue pas de manière définitive et exclusive. Il y a une sorte de ressassement de toujours revenir à ce qui vous a fait mal. Et je pense qu’à la fin, c’est néfaste.
— Vous avez été journaliste et le type qui vous correspond le mieux est celui de l’enquêteur, qui essaye de creuser et de comprendre les choses avec ses cinq sens…
— Mon père était boulanger et l’atmosphère d’une boulangerie est étonnante. Mon apprentissage sensoriel s’est fait là. On ne parle pas assez dans le métier de journaliste de l’importance des cinq sens. Quand vous enquêtez, ils fonctionnent à plein régime. Vous serrez la main du témoin que vous allez voir. Le son de sa voix, toutes ces impressions vous donnent déjà une sorte d’indication. Quelquefois on dit de manière péjorative : « C’est un livre de journaliste, ce n’est pas très sérieux, c’est superficiel. » Je revendique l’intérêt d’un livre d’enquête journalistique. J’ai essayé de revoir des scènes qui avaient eu lieu, j’ai interrogé des témoins de cette époque-là, je suis allé aux archives départementales. J’ai tenté de retrouver la trace de cet homme qui était à l’origine de la mort de ces dix-huit jeunes hommes, de repérer le lieu du drame.
— Vous avez un intérêt particulier pour les faits divers ?
— Ils sont révélateurs de la complexité de l’âme humaine. Pour moi, un des plus grands écrivains du XXᵉ siècle est Georges Simenon, et je ne vous le dis pas parce que vous êtes Belge. Le modèle pour un journaliste d’enquête, c’est le commissaire Maigret qui utilise lui aussi ses cinq sens, qui enregistre les odeurs, les bruits, ce qu’il voit. On a l’impression qu’il est un peu passif. Et puis, à la fin, comme une éponge qui expulse l’eau, c’est la révélation finale. Cette façon d’enquêter n’est pas dépassée. Elle est un modèle, et la façon d’écrire de Simenon l’est aussi. Je suis allé le voir à deux reprises lorsqu’il habitait Lausanne et que je travaillais au Matin de Paris. J’en retiens surtout ce conseil : « Quand j’écris, disait-il, et qu’il y a une phrase brillante, paradoxalement, je la sabre, je l’enlève. Il faut qu’elle soit simple, pas plate, mais juste et toujours sur le fil du rasoir. »
« J’écris pour faire oublier ce statut de victime qui n’est pas une identité »
— Il y a un autre Belge, Hergé, dont l’œuvre a bercé votre enfance…
— Elle a contribué à ma vision du monde. La première fois que j’ai vu Hergé, je lui ai serré la main en disant ces mots de manière un peu ridicule, grandiloquente : « J’ai l’impression de serrer la main de Balzac. » Il a inventé comme lui un monde très cohérent, très poétique, avec des types qui nous ont à jamais marqués. Lorsque je suis allé pour la première fois au Proche-Orient, j’ai pensé inévitablement à l’album Au pays de l’or noir. La première fois que je suis allé en Écosse, que j’ai bu du whisky, j’ai pensé au capitaine Haddock et à L’île Noire. Je reste marqué par cela. Il a eu aussi une importance décisive dans le choix de ma vie de journaliste.
— Vous avez une maxime qui vous accompagne dans votre vie ?
– L’expression latine Amor fati, qu’on pourrait traduire par l’“amour du destin”. C’est-à-dire : « Aime ton destin, ne t’attarde pas sur ce qui te manque ou t’a fait mal, dépasse ton ressentiment et, au fond, sois fidèle à cet homme qui a souffert, reste loyal à cet homme qui appelait à l’aide. » Pendant ces trois années de détention, il y avait ces cassettes où apparaissait un Jean-Paul Kauffmann pitoyable, appelant à l’aide. Je dis : « Cet homme-là n’est pas mon double, c’est moi-même. » Il faut lui rester fidèle. Ce qui a eu lieu de tragique, il ne sert à rien de le ressasser, mais je n’aime pas pour autant cette injonction de rebondir à tout prix. Je ne suis pas une balle de tennis. Rebondir, il y en a qui ne le peuvent pas. Il faut accepter l’idée qu’on doit parfois cohabiter avec ce qui vous a fait mal. C’est vrai pour cet accident dans mon village, mon enlèvement et tous les accidents de la vie.
Propos recueillis par Gérald HAYOIS
Jean-Paul KAUFFMANN, L’accident, Paris, Les Équateurs, 2025. Prix : 22€. Via L’appel : -5% = 20,90€.