Le télétravail : le grand (dés)amour ?
Le télétravail : le grand (dés)amour ?
Depuis les confinements imposés lors de l’épidémie du covid, le télétravail et la visioconférence se sont largement répandus, devenant la règle dans de nombreuses entreprises. Mais travailler chez soi et en distanciel ne comporte-t-il pas plus d’inconvénients que d’avantages ?
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Une réunion d’entreprise pour présenter un an de campagne publicitaire. Autour de la table, une dizaine de personnes. Sur Teams, une mosaïque composée d’une soixantaine de visages. À la fin de la matinée, ces participants virtuels descendent des étages pour rejoindre la cafétéria : ils ont tous suivi la rencontre sur leur écran d’ordinateur depuis leur bureau. Xavier est chargé de faire un point d’équipe sur Teams avec une vingtaine de collaborateurs dispersés en Europe. Il enchaîne les slides en les commentant. Au bout d’une dizaine de minutes, quelqu’un lui demande s’il partage quelque chose sur écran : il parlait dans le vide, sans que personne ne lui en fasse la remarque. Et, au terme de la présentation, aucune réaction. Seulement, un concert de petites mains jaunes qui font clap clap clap. Sébastien, consultant pour une société numérique, est toute la journée en télétravail. Douze rendez-vous virtuels s’échelonnent entre 9h et 19h, sans lui permettre de faire une pause à la mi-journée. Voici quelques exemples – véridiques – de la place prise aujourd’hui par le télétravail dans un grand nombre d’entreprises, relatés par Alexandre des Isnards dans son ouvrage La visio m’a tuer.
NOUVEAUX USAGES
« On est en train de basculer dans une nouvelle civilisation du travail et on ne fera pas marche arrière, même si certaines entreprises essaient de freiner le mouvement, observe-t-il. C’est une révolution des usages, mais pas technologique, car ces technologies existent depuis des années, sans être acceptées. » Le premier confinement, de la mi-mars à la mi-mai 2020, a précipité les choses. Le service de visioconférence Zoom, bientôt supplanté par Teams, a permis à des personnes recluses chez elles de communiquer à distance et de garder un lien visuel, organisant des réunions de famille, des apéritifs entre amis, des concerts ou des masterclass. Et donc, de continuer à travailler. Et il est apparu que travailler chez soi possède de nombreux avantages. Comme éviter les heures de trajet, et la pollution qui va avec, aménager ses horaires, accroître son efficacité… De plus, grâce à la visio, mettre sur pied une réunion est devenu beaucoup plus simple : pas de local à trouver, suppression des déplacements physiques, possibilité de réunir des gens éloignés géographiquement, ou malades, de faire intervenir des personnes extérieures à l’équipe, etc.
Mais le travail en distanciel, en vigueur un ou deux jours par semaine dans de nombreuses entreprises, a aussi ses revers. Parfois, les collègues ne se voient plus, voire ne se connaissent même pas, les jours de télétravail pouvant être différents pour chacun. Ils n’ont d’ailleurs plus forcément de bureau attitré. Et, surtout, la distinction entre les univers professionnel et personnel est désormais brouillée. Cette porosité conduit, selon la philosophe Claire Marin, à « vider l’espace familial de sa couleur personnelle et intime pour le convertir en espace plus neutre de travail ». Par ailleurs, « sur une mosaïque de visioconférence, relève-t-elle, on ne peut regarder personne dans les yeux. Même si mon regard s’adresse à l’une des personnes, elle ne le sait pas… » « Nous sommes entrés les uns chez les autres sans hospitalités », conclut-elle. Une étude autrichienne a comparé deux groupes d’étudiants, l’un en ligne, l’autre en présentiel. Elle a démontré que cinquante minutes de vidéoconférence sont nettement plus fatigantes qu’une durée identique en présentiel. Les participants physiquement présents se sont sentis plus vivants, heureux et actifs, et moins somnolents que leurs homologues en distanciel.
DÉMISSION INTÉRIEURE
« Avoir l’impression que le travail devient virtuel peut provoquer un phénomène de désengagement, de démission intérieure, où l’on commence à s’interroger sur son rapport au travail, avertit Alexandre des Isnards. Il est plus facile de s’impliquer dans une tâche lorsque l’on est sur place. Et cette question ne concerne pas seulement les moments où l’on travaille, mais également ceux où l’on ne travaille pas. Dans une journée, il faut bien faire des pauses. Or, les faire seul chez soi, ce n’est pas comme au bureau, où prendre un repas ensemble, avoir des discussions informelles sont des moments d’échange fondamentaux. » « La rencontre sur un lieu de travail est irremplaçable, confirme la sociologue Eva Illouz dans une interview au quotidien français Libération (juin 2020). Je ne crois pas qu’un travailleur reste motivé longtemps en restant isolé. Le foyer ne peut pas remplacer le monde. » « La quasi-totalité de nos relations sont fondées sur la proximité physique, insiste-t-elle. Cela permet de déchiffrer les micro-émotions des autres et d’harmoniser l’interaction par un jeu de miroir et d’imitation. »
« Ce qui s’est mis en place à l’occasion de la pandémie est considérable, observe le philosophe belge Pascal Chabot dans Philosophie Magazine (février 2021). Nous vivons actuellement une métamorphose du travail d’ordre civilisationnel. Tous les fondamentaux sont ébranlés et restent à repenser. Avec le télétravail, c’est d’abord le rapport au temps qui est en train de muter. Traditionnellement, le bureau se présente comme un espace de synchronisation des consciences, qui vivent autour d’un rythme imposé – celui des horaires, des pauses-déjeuner. L’essence même du travail en présentiel est cette communauté de temps vécu, au fondement d’une communauté d’œuvre. »
LIENS DISTENDUS
« Au-delà de l’unité de temps, c’est également l’unité d’espace qui est mise en cause, poursuit-il. La convergence de tous les corps vers un centre devait permettre que quelque chose de collectif puisse être élaboré. De là, la métaphore de l’embouteillage matinal vers un poumon d’activité. Le dogme de la centralisation est en train de voler en éclats, et c’est probablement irréversible. En outre, un mouvement plus profond ébranle le rapport à l’autre, un autre qu’on ne choisissait pas toujours, avec lequel on travaillait toute la journée, et qui apparaît aujourd’hui sporadiquement, et seulement à l’écran. Dans un espace de travail, tout le monde se revendique d’une même appartenance – on partage des mêmes éléments de langage, un humour. Le télétravail distend ces liens, et cette communauté d’identités. »
Eva Illouz va encore plus loin dans son analyse de ce nouveau rapport au travail. « Le télétravail est par ailleurs un mode de fonctionnement qui s’oppose à l’activité politique et sociale, à l’activité syndicale par exemple. Si vous voulez isoler, fragmenter, séparer, c’est la façon idéale de le faire parce qu’on n’a pas le sentiment d’être dominé. La relation personnelle au pouvoir s’estompe. Notre liberté est vécue sur un mode parcellaire. C’est cela, la vision d’une société qui devient totalitaire, selon Hannah Arendt. Une société de masse où chacun est de plus en plus isolé, sans possibilité de comprendre la communauté d’intérêts et de destin, ou de résister à des structures politiques quand on doit y résister. »
Michel PAQUOT

Alexandre des ISNARDS, La visio m’a tuer, Paris, Allary, 2023. Prix : 20,90€. Via L’appel : – 5% = 19,86€.
Claire MARIN, Vitre autrement, dialogue avec Nicolas TRUONG, Paris, L’Aube, 2021. Prix : 9,90€. Via L’appel : -5% = 9,41€.