L’homo numericus, fils de Dylan et de Thatcher
L’homo numericus, fils de Dylan et de Thatcher
Fruit de la contre-culture et du libéralisme triomphant, la société numérique en marche crée un « choc civilisationnel » où internet et ses possibilités infinies génèrent individualisme et solitude sociale. L’économiste Daniel Cohen le déplore dans un essai vivifiant.
Publié le
· Mis à jour le

Horizontale et laïque. C’est ainsi que se veut la révolution numérique : sans la verticalité de la société industrielle et sans la religiosité des sociétés agraires. Une première dans l’histoire humaine. Il s’agit donc bien d’un choc civilisationnel, au même titre que l’ont été les révolutions industrielles du XIXe siècle. Mais si les importants effets sociétaux causés par celles-ci étaient indirects, cette révolution technologique vise à modifier les rapports humains. « Elle cherche à accroître la productivité des humains, observe Daniel Cohen. Mais hier, c’était avec le travail à la chaine ou la mécanisation de l’agriculture. Ici, dans la société de service où nous vivons désormais, ce sont les relations interpersonnelles qui vont être transformées. La manière de faire société a considérablement changé, l’être que nous sommes est totalement différent. »
SÉVÈRE DÉSILLUSION
À l’origine, la promesse était belle : générer une sorte d’intelligence planétaire comme antidote à ce que la mondialisation était en train de produire : désaffiliation, désocialisation, destruction de l’ancien tissu industriel avec les délocalisations et la multiplication des sous-traitants, etc. Et ainsi offrir à la société civile mondiale les capacités de s’affirmer. Autant dire que la désillusion est sévère. Cette révolution numérique a au contraire entraîné une plus grande solitude et un individualisme social. Les grandes institutions donnant du liant à toute communauté humaine, les syndicats, les partis politiques, les universités ou les entreprises, ont été attaquées au nom du fantasme qu’une société peut s’en passer à condition d’octroyer aux individus les moyens de communiquer.
Pourquoi cela n’a-t-il pas marché ? « Parce que cet homo numericus est le fils de Dylan et de Thatcher, argumente l’économiste. Héritiers de la contre-culture des années 60, les pionniers de la révolution numériques ont voulu donner les moyens de penser une société en horizontalité. Mais ils ont découvert qu’ils étaient les aliments d’une contre-révolution conservatrice, libérale, qui a utilisé leur instrument pour mettre la société en compétition permanente. » Le monde numérique a permis qu’existent les printemps arabes, #metoo, Black Lives Matter, la révolution iranienne, où des individus forment une collectivité. Mais il a aussi produit la victoire des néo-fascistes en Italie et le néolibéralisme qui entend détruire l’État et les institutions, les syndicats et entreprises. « Une fragmentation de l’espace social en de gouttelettes de gens isolés. »
ASPIRATION GÉNÉRALE
« Les réseaux sociaux constituent une caisse de résonnance extraordinaire. Ils donnent à des groupes sociaux minoritaires, ou qui auraient été étouffés, la capacité, tout d’un coup, avec une étincelle, de faire entendre une aspiration générale. Mais la manière ensuite de faire société est celle de Thatcher. Les printemps arabes ne se sont pas très bien terminés, faute de corps sociaux. Nous vivons dans un monde désinstitutionnalisé. La vie politique, aujourd’hui, ce sont un chef et des réseaux sociaux. C’est bien d’y dénoncer l’inaction des politiques face au réchauffement climatique, ça mobilise, mais ce n’est pas suffisant, cela ne permet pas de trouver une solution. Seuls les acteurs sociaux peuvent le faire. Et les populismes se nourrissent toujours de cette situation d’anomie sociale, ce passage d’une société de classes à une société de masse. Dans le monde populiste, on ne parle plus du réel, des individus cherchent des récits pour comprendre la place qu’ils occupent dans la société. »
Facebook, Instagram et autres TikTok sont devenus une jungle où chacun doit s’imposer en parlant plus haut que son voisin, entraîné dans une compétition sauvage pour capter l’attention. « Vous n’y cherchez pas une information, un échange d’idées, mais la confirmation de vos préjugés, déplore Daniel Cohen. Vous vous retrouvez très vite avec des gens qui pensent exactement comme vous. C’est un individualisme collectif, un entre-soi. Ce qui est perdu, c’est l’altérité, le rapport à autrui, la contradiction. Les réseaux sociaux agrègent des gens autour de thèmes clivants, ce qui rend très difficiles ensuite les compromis. Ils ont marchandisé les idées qui sont devenues des biens de consommation. Le défi est de recréer de la diversité et de l’inclusion sociales. Avoir une société à la fois horizontale et inclusive. »
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Dans la révolution numérique en marche, on aurait pu penser qu’au même titre que l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie, l’intelligence artificielle serait au service du développement de l’intelligence humaine. Elle a en réalité débouché sur un « capitalisme numérique de surveillance ». « Elle permet de tout savoir, de leur naissance à leur mort, des huit milliards d’humains qui peuplent la planète, s’alarme le scientifique. C’est une bombe qui va exploser. Par exemple, les procédures de recrutement peuvent être mondialisées, compter dix millions de candidats, sans qu’il leur faille postuler puisque l’algorithme viendra les chercher en fonction de ce qu’il sait d’eux. L’IA ne va pas prendre la place de l’intelligence humaine parce qu’elle ne pourra pas faire le dernier pas, seulement les nonante-neuf qui précèdent. Elle peut jouer aux échecs car l’humain n’est pas nécessaire pour certifier. Mais si elle est en mesure de proposer des œuvres musicales, elle est incapable de savoir si elles sont bonnes ou non. »
« Nous avons tendance à exagérer les impacts de court terme des nouvelles technologies mais à en sous-estimer les effets de long terme. Ce qui semble écrit est que la révolution numérique va profondément reconfigurer la vie sociale. Chacun sera sommé de réfléchir à la manière de remplacer des collaborateurs humains par des assistants algorithmiques, d’organiser une réduction drastique des rencontres en face à face, bouleversant radicalement le rapport à autrui. C’est ce risque majeur de déliaison sociale qui est d’ores et déjà en train de bouleverser nos sociétés, entraînant un lot incalculable de dégâts psychologiques et sociaux. »
Michel PAQUOT
Daniel COHEN, Homo Numericus. La “civilisation” qui vient, Paris, Albin Michel, 2022. Prix : 20,90€. Via L’appel : – 5% = 19,90€.