Luc de Brabandere : la philo, une vraie joie de penser
Luc de Brabandere : la philo, une vraie joie de penser
« Je suis un prof de gym des idées », déclarait Luc de Brabandere dans une interview donnée à L’appel en octobre 2008. Ce que ce philosophe d’entreprise de 77 ans, passionné par la pensée et la créativité, n’a jamais cessé de confirmer, notamment à travers son cycle d’ouvrages “Petite philosophie de…”. Après les histoires drôles, les erreurs quotidiennes, les mots espiègles, les arguments fallacieux ou les algorithmes sournois, il s’intéresse aujourd’hui aux catégories inévitables.
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— En 1989, vous publiez Le Latéroscope, un ouvrage dont vous dites qu’il a changé votre vie. En quoi ?
— Il s’agit de mon deuxième livre et c’est à ce moment-là que j’ai transformé ma passion en métier. J’ai toujours aimé la créativité, et quelqu’un m’a dit un jour : « Au fond, Luc, tu n’es pas un ingénieur créatif, tu es quelqu’un de créatif qui a fait des études d’ingénieur. » Cela m’a marqué. Si, d’un côté, c’était une bonne nouvelle car je voyais clairement ce que je voulais faire, et je le fais encore aujourd’hui, d’autre part, je n’étais nulle part dans le métier de la créativité. Alors, je suis retourné à l’école et j’ai fait neuf ans de philosophie. Le Latéroscope est le moment où je me suis dit : voilà, je ne mets plus la technologie en avant, mais la manière de penser, et cela ne m’a plus jamais quitté.
— En quoi penser pourrait changer le monde ?
— Il faut bien distinguer deux choses : changer le monde et changer la façon de voir le monde. Copernic n’a pas changé le système solaire, mais notre manière de le regarder, et il s’agit d’une révolution. Ce sont deux métiers différents : le premier est dans la pensée, la perception ; le second est dans l’action, le changement des choses. Un de mes crédos est : changer, c’est changer deux fois. Par exemple, pour quelqu’un toujours en retard, qu’est-ce que changer ? Devenir exact. Et pour y arriver, un double changement est nécessaire : dans son organisation – moins de réunions, mieux prévoir… – et modifier sa perception de l’exactitude et ainsi découvrir qu’être à l’heure est très agréable. Penser est l’outil pour changer sa perception des choses, mais, en tant que tel, penser ne change pas le monde.
— Vous avez beaucoup écrit sur l’intelligence artificielle (IA). Que pensez-vous de son développement exponentiel et sans doute incontrôlé ?
— Je pense qu’il s’agit du sujet le plus important de notre temps puisque l’IA intervient dans la guerre, l’économie, l’éducation, la santé ou chez les enfants. La première chose à faire est de remettre le mot intelligence au pluriel. Il y a deux cents ans, au moment où l’on a inventé le quotient intellectuel, il était au singulier. Être intelligent, c’était être bon en mathématique. Après la guerre, un mouvement important est né : les intelligences multiples. Il est alors question d’intelligences relationnelle, émotionnelle, artistique, spatiale… Plus il y en a, mieux c’est. Aujourd’hui, à cause de la technologie, le mot est remis au singulier. Or il faut parler des intelligences artificielles ou d’une parmi d’autres.
— Quelles sont ses limites ?
— L’une d’elles est la créativité. Si j’écris un roman et que je lui demande de m’en donner le meilleur titre, elle ne sait pas répondre. Il n’y a pas d’algorithme pour cela. Par contre, avec la quantité d’idées proposées, peut-être vais-je trouver le déclic pour mon titre. D’une certaine manière, la limite de l’IA est que toute décision nécessite un lâcher-prise. Dans beaucoup de questions que l’on se pose, il n’existe pas de méthode pour garantir la meilleure décision. Si vous devez choisir un nom pour un nouveau produit, le nombre de possibilités est quasi infini. Et aucune décision 100% rationnelle n’est possible. Il faut à un moment prendre sa responsabilité et lâcher prise, autrement dit abandonner le rêve d’être 100% certain d’avoir fait le bon choix. Il en va de même des vacances. Aucun algorithme ne peut vous dire quel est le meilleur plan. Si vous voulez partir, il faut à un moment renoncer à une rationalité absolue. La machine ne peut être ni créative, pour des raisons techniques (elle n’est pas programmée pour lâcher prise), ni responsable, pour des raisons non pas techniques mais philosophiques. Je ne crois pas que l’on puisse lui déléguer ce qui fait notre humanité.
— Comment mettre l’imagination au service du vieillissement ? Et comment parler efficacement aux jeunes générations en espérant être entendu ?
— Le vieillissement se fait tout seul et n’a pas besoin d’imagination. La réponse, pour moi, est le plaisir de penser. À mon âge, j’ai une véritable joie à penser. Et chez les gens dont on dit qu’ils “vieillissent bien”, même si je n’aime pas trop l’expression, j’observe un point commun : ils ont une joie de penser, peu importe à quoi. Pourtant, ce plaisir de penser est généralement oublié. Je conseillerai donc, en fonction de ses goûts et attirances, d’aller dans les endroits où trouver ce plaisir. Je porte le même message dans les écoles où je me rends. Le plaisir de penser est souvent difficile à atteindre quand on ne comprend pas les règles. J’ai découvert avec la philo une véritable joie de penser et je présente toujours la pensée comme un jeu. Comme dans tous les jeux, il y a des règles à comprendre et vient ensuite le plaisir de mieux jouer lorsqu’elles sont bien comprises. Mais, parfois, nous ne jouons pas bien, simplement par ce que nous en avons oublié certaines. Pour ce qui est des jeunes, je dirais qu’il faut regarder les écrans avec eux. J’ai demandé à une de mes petites-filles de me montrer son téléphone et j’ai découvert que la moitié des applications, je n’en connaissais pas l’existence. Je me les suis faites expliquer. C’est bon pour nous et pour eux, et cela entraine le dialogue. À cela s’ajoute la pensée critique : comment faire douter ? Voilà ce que tu vois, mais comment sais-tu que c’est vrai ? J’ai expliqué à mes petites-filles qu’après quelques semaines, les propriétaires d’Instagram ou Google savent quasi tout d’elles. Je leur ai proposé de faire le test en tapant chacune en même temps « idée de cadeau pour mon grand-père » sur leur téléphone. Les réponses ont été différentes parce que les moteurs de recherche savent qu’elles sont différentes.
— Comment vous est venue l’idée d’une collection intitulée “Petite philosophie de…” ?
— L’idée du premier livre, Petite philosophie des histoires drôles, m’est venue parce que j’avais lu ce que le philosophe Wittgenstein avait dit à l’économiste Keynes : « On peut faire toute la philo avec des blagues. » Venant d’un type qui ne riait jamais, je me suis demandé ce qu’il voulait dire et je me suis amusé à creuser. Pour cet ouvrage, j’avais mille blagues. J’en ai gardé cinquante et j’ai essayé de mettre en évidence, pour chacune d’elles, un élément de la philo : le langage, les jeux de mots, la logique et ainsi de suite. Chaque “Petite philosophie” est un zoom sur des biais cognitifs du langage. Dans celle des catégories inévitables, qui est le thème de mon dernier livre, je relève que nous faisons des catégories depuis trois mille ans. Mais que sont les catégories aujourd’hui ?
« Penser est l’outil pour changer sa perception des choses, mais, en tant que tel, penser ne change pas le monde »
— Pouvez-vous préciser ?
— Je suis parti du constat que l’on utilise des catégories toute la journée, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral. On ne peut pas communiquer sans elles. Elles sont à ce point présentes que j’ai voulu m’interroger sur elles. Et je me suis rendu compte combien ce sont des objets de pauvre qualité et majoritairement flous. Par exemple, j’étudie tout le temps sans être pour autant dans la catégorie des étudiants. Elles sont aussi souvent des objets inclassables. Un livre sur la philosophie de la science, faut-il le classer dans science ou dans philosophie ? Plus je creusais le sujet, plus je découvrais à quel point il est de pauvre qualité et susceptible de malentendus. Je me suis vraiment bien amusé à examiner toutes les caractéristiques de ce matériau de construction que nous utilisons en permanence et dont il faudrait se rappeler les limites. Terminant toujours mes livres par internet, je constate que le like, que l’on fait à peu près sur n’importe quoi, est la plus grande machine à catégoriser de l’histoire. Les milliards gagnés par les patrons d’internet proviennent des catégories qu’ils vendent à la publicité. Elles sont donc omniprésentes et inévitables, on ne peut pas ne pas les utiliser, et c’est dommage.
— Il y a toujours, chez vous, la volonté de vulgariser…
— Expliquer est, chez moi, une passion, une véritable joie. Je ne suis pas un savant, mais je me sens utile dans la vulgarisation, et les livres de petite philo sont typiquement de ce genre. La philo, telle que je la pratique, c’est la rigueur quand il n’y a pas de chiffres. Dans tous mes petits livres, on trouve des définitions. Par exemple, la différence entre l’humour et l’ironie : l’ironie attaque, mais pas l’humour. J’ai toujours cette obsession de la définition : en quoi l’innovation n’est pas la créativité, le luxe pas le confort, etc. Le philosophe Alain dit que faire de la philosophie, c’est faire des définitions. Il exagère un peu, mais je ne suis pas si loin de cela. Quand tu définis bien les choses, tu avances bien et tu clarifies la pensée. Donc, tu la rends plus joyeuse. Entre la grande et la petite philosophie, il me semble, on est comme dans beaucoup d’autres domaines. Il existe, par exemple, l’économie pure et l’économie appliquée, la mathématique pure et la mathématique appliquée, etc. C’est la même chose, d’une certaine manière, avec la philosophie pure et la philosophie appliquée. Je n’ai lu aucun des grands philosophes dans le texte, sauf exception. Par contre, j’ai lu énormément de gens qui les ont lus, et je me rends utile dans la transmission en rendant accessibles ces auteurs difficiles. Je suis une espèce d’interprète des grands philosophes. Mes petites philosophies, c’est de la philosophie accessible, vulgarisée, mais pas trop, pour ne pas la dévaloriser. Mon premier job, il y a cinquante ans, était prof de math. Que fait un prof de math ? Il transmet un savoir. Mais un prof de philo n’en transmet pas car il n’y en a pas. Il transmet une passion, une attitude, une énergie. Mon métier ce n’est pas d’enseigner quoi penser, mais d’expliquer comment nous pensons.
— Que vous évoque le mot spiritualité ?
— En tant que philosophe, je dirais que cela fait référence à la dualité esprit-matière. En gros, les spiritualistes posent, comme point de départ, l’esprit supérieur à la matière, et les matérialistes, la matière supérieure à l’esprit. Moi, je n’hésite pas une seconde, je me présente comme faisant partie de la catégorie des spiritualistes. Cela étant dit, j’aime bien me définir en humaniste laïc. Je commence par laïc. Je respecte toutes les religions, mais je pense qu’il n’est pas utile qu’elles soient dans les affaires du monde. Par exemple, pour une mutuelle, qu’elle soit chrétienne m’indiffère pour autant qu’elle soit efficace. Et l’humaniste que je suis pose, parmi les points de départ, la spécificité absolue de la catégorie humaine. L’homme n’est en rien une espèce de continuité depuis la grenouille jusqu’à l’ordinateur. Je suis opposé à l’idée de transhumanisme ou de post-humanisme. Beaucoup de discours sur l’IA aujourd’hui viennent de gens qui ne croient plus à l’humain. Je me sens donc un spiritualiste laïc humaniste. Je suis assez d’accord avec ceux qui disent qu’il y a en nous un plus grand que soi. Je suis assez ouvert et peu dogmatique. Et pour le conflit israélo-palestinien, avec d’autres, je pense qu’il faut enlever Dieu et revenir à la politique.
« Je respecte toutes les religions, mais je pense qu’il n’est pas utile qu’elles soient dans les affaires du monde »
— Comment vous définiriez-vous ?
– J’ai 77 ans et je suis toujours hyperactif. Je savoure cela tous les matins en me disant que j’ai de la chance d’avoir grandi sans de grandes questions de peurs. Aujourd’hui, j’essaie d’être utile aux générations qui arrivent. Je me présente comme philosophe d’entreprise, qui est pour moi le bon moteur des choses, et comme grand-père. Je le suis sept fois, ce qui est une découverte au-delà de toute imagination.
Thierry MARCHANDISE
Luc de BRABANDERE, Petite philosophie des catégories inévitables, Paris, Eyroles, 2025. Prix : 15€. Via L’appel : -5% = 14,25€.
