Philippe Hensmans : « On doit inventer ce que j’appelle une émotion intelligente »

Philippe Hensmans : « On doit inventer ce que j’appelle une émotion intelligente »

Après près de trente-cinq ans d’engagement à la section belge francophone d’Amnesty International, Philippe Hensmans quitte la direction de l’ONG. Retour sur un long parcours de militant des droits humains.

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Publié le

31 décembre 2023

· Mis à jour le

4 février 2025
Philippe Hensmans, dehors devant des arbres, les mains dans les poches et souriant à la caméra

— J’imagine que ce n’est pas sans un petit pincement de cœur que vous prenez votre retraite. Que retenez-vous principalement de cet engagement ?

— Je pense d’abord que c’est une chance d’avoir pu travailler à Amnesty. Ce furent des années passionnantesavec toutes ces personnes de qualité que j’ai pu rencontrer en Belgique et à l’étranger, les permanents et les bénévoles qui sont près de six cents en Wallonie et à Bruxelles, actifs sur le terrain. Des personnes avec qui j’ai eu des contacts très enrichissants. Je retiens aussi certaines campagnes qui ont eu un gros impact dans l’opinion ou auprès des gouvernements. 

« Amnesty, c’est davantage que les prisonniers d’opinion et la bougie. »

Quels sont les résultats dont vous et les militants pouvez être légitimement fiers ? 

Notre action a pris de l’ampleur au fil du temps. Quand j’ai démarré en 1988 comme attaché de presse, nous étions une douzaine de permanents, et maintenant une cinquantaine. La notoriété de l’organisation a fortement augmenté. Amnesty est très connue aujourd’hui du grand public et des médias. Parmi les beaux résultats, je retiens évidemment ces dizaines et dizaines de personnes qui ont été libérées et qui sont venues nous remercier. On peut être fiers aussi de notre capacité à mobiliser l’opinion publique pour des personnes qui vivent loin de chez nous alors qu’on dit que les gens ne s’intéressent qu’au sort de personnes proches. Nous attirons par exemple avec succès l’attention sur ce qui se passe au Soudan, en Érythrée et ailleurs.

— Les méthodes de communication ont éminemment changé en trente ans… 

— Amnesty est née en demandant à des individus de faire des actions pour d’autres individus prisonniers d’opinion au nom du droit international. On montait des actions très visibles qui attiraient l’attention des médias traditionnels et cela a bien fonctionné pendant tout un temps. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont extrêmement importants avec toutes les difficultés qu’on y rencontre, notamment l’utilisation des algorithmes. On est obligé d’inventer de nouvelles manières de travailler. Par exemple, on a mis en place un groupe d’activistes expérimentés qui s’appelle Hashtag. Ceux-ci surveillent les pages Facebook de tous les médias belges francophones importants et, dès qu’il y a un sujet qui peut générer des réactions de gens d’extrême droite, ils occupent le terrain. C’est un exemple d’adaptation que l’on doit avoir par rapport à un monde qui est très branché aujourd’hui sur l’émotion.

— Cette vie de militant a commencé dans votre jeunesse ?

— À 16-17 ans, en avant-dernière année au collège de Basse-Wavre, en 1974-75, c’était la fin du franquisme en Espagne et nous avons refusé de rentrer en classe parce que des militants basques allaient être exécutés. Le prof de math a proposé d’en parler ensemble à la place de donner son cours. Pendant une heure, on a discuté. Ce prof a osé faire cela et il avait une réflexion intéressante. Il a contribué à faire évoluer mon regard sur le monde et je lui en suis reconnaissant. J’ai eu la chance aussi de côtoyer, parmi les élèves, des personnes comme Jean Drèze, devenu un économiste influent dans la lutte contre la pauvreté en Inde, et que je suis allé revoir là-bas, ou Pascal Chardome, devenu compositeur de musique et guitariste, et qui se sont engagés à leur manière. Nous avions des profs qui l’étaient tout autant. 

Après le collège, qu’avez-vous fait ? 

— Dans mon entourage, il y avait une culture d’engagement fort présente. J’ai participé à l’animation de radios locales et monté ma première éolienne à 18 ans lors d’une semaine de débat sur le nucléaire à la Maison des jeunes de Rixensart. Je voulais être assistant social mais mes parents préféraient que je fasse des études universitaires. Ils venaient d’un milieu ouvrier, ont commencé à travailler à quatorze ans et, pour eux, l’université, c’était vraiment important. Ils m’ont encouragé à étudier plutôt la sociologie. 

— Votre famille était engagée dans une voie ou l’autre ?

Pas vraiment. Mon père a suivi des cours du soir pour devenir géomètre. Ma mère a été téléphoniste à la Générale, mais elle a voulu se marier. Or, à cette époque, dans cette banque, si vous vous marriez, vous deviez démissionner… Elle a alors travaillé, toujours comme téléphoniste, aux Papeteries de Genval, mais a arrêté lorsqu’elle a eu ses enfants.

Pendant vos études universitaires, certaines personnalités intellectuelles ont été importantes ?

Oui, des gens commeTouraine, Habermas, Bourdieu, Deleuze ou Foucault. Je suis allé écouter Foucault à Paris quelques fois. Ce sont des réflexions qui nourrissent, donnent du contenu à des sentiments d’injustice qu’on peut avoir face au monde.

— Quand vous êtes entré en 1988 à Amnesty, l’organisation était surtout centrée sur la défense des prisonniers politiques ou d’opinion. Et puis, elle est devenue une ONG beaucoup plus large de défense des droits humains. Que pensez-vous de cette évolution 

— Au fil du temps, des sections nationales ont demandé de ne pas travailler uniquement pour les prisonniers d’opinion, mais aussi en faveur de procès équitables pour tous les prisonniers politiques ou contre la torture et la peine de mort. En 2001, l’organisation a alors décidé de défendre tous les droits définis dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme. C’est quelque chose qu’il a fallu faire comprendre. En bref, Amnesty, aujourd’hui c’est davantage que les prisonniers d’opinion et la bougie. Pour moi, il s’agit une bonne évolution. On ne peut pas ignorer certains droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. En 2004, une des premières grosses campagnes vraiment réussie a été celle sur la violence conjugale. Des organisations de femmes se mobilisaient déjà depuis des années. On a mené une campagne avec de gros moyens et obtenu des résultats qui n’avaient jamais été acquis auparavant. On a distribué un million et demi d’exemplaires d’un livre sur la violence conjugale. Des lois ont alors été votées, même si tout n’est pas réglé pour autant. 

« Les idées d’extrême droite prospèrent dans l’opinion publique. »

— Amnesty milite donc maintenant aussi pour le droit des femmes, contre les discriminations liées au genre ou à l’égard des personnes âgées, pour le respect des migrants et des réfugiés, le sort des prisonniers de droit commun ou contre la torture. Parmi ces thématiques certaines vous touchent plus personnellement ? 

J’ai eu l’occasion de rencontrer des gens qui avaient subi la torture. C’est quelque chose de terrible et évidemment cela ne m’a pas laissé indifférent. Ce qui me frappe, aujourd’hui, c’est que la reconnaissance de tous les droits humains n’est pas partout admise dans l’opinion publique. Il faut vraiment continuer à lutter pour des idées qu’on croyait acquises. Le travail d’information doit continuer, être renouvelé, notamment dans les écoles. Aujourd’hui, je m’inquiète de l’hégémonie culturelle d’idées d’extrême droite qui sont en train de prospérer dans l’opinion publique.

— Dans 1984, un roman d’anticipation, George Orwell imaginait, il y a plus de septante ans, une société où l’on serait totalement surveillé, contrôlé par la technologie. On y est ?

Oui, avec par exemple l’utilisation de l’intelligence artificielle pour la reconnaissance faciale dans les manifs. Cela fait vraiment peur. On est en train d’accepter toute une série de limites à nos libertés en voulant lutter contre le terrorisme. C’est vrai aussi dans le domaine médical en ce qui concerne des données personnelles.Les États et les entreprises technologiques ont la mainmise sur des tas d’informations à notre sujet. 

— Pour sauvegarder la démocratie, vous insistez sur l’importance des corps intermédiaires…

 — Je pense aux nombreuses organisations ou mouvements de la société civile, aux syndicats, etc., qui alimentent le débat démocratique et utilisent un langage commun. Ces corps intermédiaires ont un peu perdu de leur influence par rapport au développement des réseaux sociaux où chacun devient auteur, parle seulement pour sa propre personne sans se soucier du respect de l’autre. C’est inquiétant.

Comment bien informer ?

— L’information doit être émotionnelle et intelligente. C’est par l’émotion ressentie face à un évènement ou une personne qu’on s’engagera, mais il faut aller plus loin. Si les sites complotistes prospèrent, on voit aussi un retour de fréquentation important vers des sources crédibles d’information, des bonnes émissions de radio ou de télévision, des journaux de qualité. Un travail remarquable est fait notamment par des journalistes de la RTBF qui proposent des podcasts sur des sujets ardus et d’une excellente tenue. On doit inventer ce que j’appelle une émotion intelligente. Amnesty a démarré ainsi. On se soulève souvent parce qu’on a entendu une histoire d’une personne victime de violence. Personnellement, j’ai été touché par des histoires atroces d’enfants soldats au Congo qui soulèvent le cœur et on a envie de s’engager quand on entend cela. À travers une histoire, on prend conscience d’une problématique globale.

— En 2023, Amnesty a contribué avec d’autres à la libération d’Olivier Vandecasteele… La mobilisation a été importante…

— Comme beaucoup de gens voulaient agir, on a pu sauter l’étape de la conscientisation. On a fait une affiche, organisé une pétition qui a récolté près de trois cent mille signatures. C’est énorme. On n’a jamais eu un résultat comme celui-là. Cela ne veut pas dire qu’aujourd’hui beaucoup de gens ont envie de se battre au quotidien pour les droits humains, mais une partie d’entre eux va continuer. Cela montre l’importance et la force que peuvent avoir les gens lorsqu’ils travaillent ensemble.

— Mais l’année 2023 s’achève aussi avec l’horrible conflit entre Israël et le Hamas. Qu’en pensez-vous ?

— Ce sont partout des civils qui sont touchés. Tous les règlements que la communauté internationale s’est donnés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le droit international sont piétinés. C’est dramatique. 

Dans la vie de tous les jours, qu’est-ce qui vous enchante ?

La rencontre avec des amis, des personnes avec qui c’est un vrai plaisir d’échanger, de boire un café, manger un bout. Je veux absolument continuer à le faire et aussi à monter des projets avec d’autres. Je suis fasciné de voir qu’il y a encore des gens qui bougent et sont passionnés. Je suis aussi un grand lecteur.

Qu’est-ce qui vous inquiète ?

Nous avons des difficultés à adopter des changements de vie suite notamment au problème climatique. On a des capteurs solaires, mais que de lenteur pour arriver à un vrai changement.

D’un point de vue spirituel, vous êtes proche d’un groupe particulier, un courant de pensée… 

— À l’origine, ma famille est catholique. Après la grande communion, ça s’est arrêté pour moi, mais je reste ouvert. J’ai eu la chance à Amnesty de rencontrer des gens de toutes les religions et de vivre dans un grand pluralisme. J’imagine qu’il y a des traces qui ont été laissées par l’éducation et ce qui a été transmis alors. Le passage chez les scouts a été peut-être pour moi plus important que tout le reste. Je suis plus attaché à des valeurs qu’on peut défendre qu’à un type de spiritualité. On les retrouve dans différentes religions et on n’est pas obligé de croire la même chose pour les partager. Je ne pense pas à l’au-delà. Quand c’est fini, c’est fini… Ce qui est important, ce sont les valeurs qu’on peut défendre et vivre ici et maintenant : la solidarité, l’ouverture, l’amitié, l’amour.  

— Des projets pour 2024 ?

— Je vais peut-être travailler un peu avec le secrétariat international ou apporter mon expérience à des personnes ou des associations qui démarrent et ont besoin d’un coup de main pour leur communication ou la gestion de projets. Je compte aussi continuer à alimenter une réflexion de fond sur les droits humains.

Propos recueillis par Gérald HAYOIS

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