Quand on se parle à soi-même

Quand on se parle à soi-même

Entonner silencieusement une chanson, se répéter une liste de courses ou de choses à faire, se remémorer un moment heureux ou, au contraire, ruminer une discussion qui a mal tourné… Comment et pourquoi ces pensées surgissent-elles ? Dans un livre passionnant, Hélène Lœvenbruck perce Le Mystère des voix intérieures.

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Publié le

28 novembre 2023

· Mis à jour le

12 mars 2025
Montage d'une femme qui parle et cette même femme écoute
Latest rumors. Woman whispering in the ear to herself

« Je me demande si elle est mariée. Pas de bague aux doigts. Mais c’est normal pour une baroudeuse, c’est dangereux, les bagues, on peut rester accroché à une branche et se blesser. » (Anna Karénine, Tolstoï). « Ben, en voilà une cavalcade. Ils sont mignons ces bambins, mais ils chahutent un peu beaucoup. Son regard amusé. Je me demande si elle a des enfants. » (Ulysse, Joyce). « La première chose que je dois faire, se dit-elle en marchant dans le bois à l’aventure, c’est retrouver ma taille normale… » (Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll).

Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, de tout temps, romanciers, poètes et auteurs de théâtre ont spontanément fait parler des voix intérieures. C’est pourquoi ce sont eux qui servent de fil rouge à l’ouvrage aussi neuf que stimulant qu’Hélène Lœvenbruck consacre à ce sujet. « Si la psychologie a commencé à s’intéresser à cette question au début du XXe siècle, remarque-t-elle, on se rend compte qu’elle a toujours intéressé les hommes et femmes de lettres. Grâce aux connaissances scientifiques actuelles, on peut revisiter leurs écrits et constater à quels endroits ils avaient vu juste. James Joyce, Nathalie Sarraute ou Virginia Woolf montrent très bien certains aspects de la parole intérieure, comment elle est plus ou moins condensée ou déployée dans notre tête, parfois ce ne sont que des bribes, parfois des phrases entières. »

SIMULATION INTERNE

C’est en essayant de mieux comprendre les mécanismes cérébraux permettant de contrôler la façon dont on produit le langage, qu’Hélène Lœvenbruck s’est rendu compte que, pour pouvoir parler, pour avoir une parole fluide, on vérifie en permanence dans sa tête ce qu’on est en train de dire. Mais cette vérification doit être extrêmement rapide, sinon on parlerait de manière hachée, détachant les mots les uns des autres, un peu comme si on répétait ce que l’on entendait dans une oreillette. En réalité, on se livre à une simulation interne du langage, on entend intérieurement les mots avant de les dire à voix haute. « Quand j’ai commencé mes recherches, j’étais persuadée que, comme moi, tout le monde entend une voix intérieure, se souvient la linguiste. Et en fait, non, c’est très divers. Certaines personnes se parlent peu dans leur tête, d’autres le font tout le temps. Selon un chercheur américain qui a mené son étude sur trente ans, ça varie entre 0% et 100% du temps ! Certains recourent en effet au langage intérieur pour réfléchir, planifier sa journée, se raconter des choses à soi-même, d’autres ne le font jamais. On peut aussi se parler dans sa tête avec des variations d’intonation. »

Pour comprendre quels mécanismes neurologiques produisent ce phénomène, de nombreuses expériences ont été réalisées. Par exemple, une photo d’un verre a été présentée à plusieurs participants réunis dans une pièce. Chacun devait définir, dans sa tête, l’objet en une phrase. Les chercheurs ont découvert que les réseaux cérébraux activés, ceux qui contribuent à la planification du langage, sont les mêmes que ceux mis en mouvement lorsqu’on se parle à voix haute. Sont également stimulées les régions auditives qui donnent l’impression d’entendre sa voix intérieure. Celle-ci peut d’ailleurs parfois “sortir”, plus ou moins bruyamment. « Parler dans sa tête est une simulation de la parole à voix haute qui peut aller jusqu’à entraîner une activité du muscle des lèvres, comme si celles-ci se contractaient, confirme l’autrice. Cela peut aller encore plus loin : certains parlent tellement fort dans leur tête qu’ils n’inhibent plus et pensent tout haut. On observe beaucoup cela chez les personnes qui vivent seules. »

JOUTE ORATOIRE

Les voix intérieures peuvent prendre des formes multiples : une liste de courses ou de tâches à accomplir, une chanson obsédante ou un numéro de téléphone à retenir, une discussion ou un examen récent, la préparation d’une prise de parole ou la récitation d’un texte. Ces voix peuvent également être dédoublées, comme une joute oratoire avec arguments et contre-arguments sur une scène de théâtre. « Tout le monde a vécu cela, une conversation qui s’est mal passée, durant laquelle on a mal répondu. On la revit alors en rejouant le dialogue à notre manière, imaginant ce que l’on aurait pu rétorquer. On a cette faculté d’inventer plusieurs voix, de changer les perspectives en faisant parler d’autres personnes. Ces reconstitutions mentales sont fondamentales : elles vont nous aider à avoir des conversations futures plus abouties et mieux se connaître. Elles contribuent à nous réguler et à nous motiver. Car le langage, en plus de servir à communiquer avec les autres et à réfléchir, permet aussi de se construire, de se donner une connaissance de soi-même passant par ces moments où l’on revit des situations qui s’inscrivent ainsi dans notre mémoire biographique. Et, en plus, elles colorent notre sentiment de soi de ce que les autres perçoivent de nous. »

UNE FORME DE PENSÉE

À côté des pensées intérieures volontaires, certaines font irruption inconsciemment et subrepticement suite à une chose vue, une parole entendue ou une idée fugace. « Je préfère parler de dimension d’intentionnalité du langage intérieur, corrige Hélène Lœvenbruck, car on peut être conscient que des phrases surgissent sans qu’on l’ait décidé. Et on est soi-même surpris par leur venue. C’est du vagabondage mental et verbal, des moments où l’on se met à rêvasser, à divaguer. Ils sont très difficiles à étudier puisqu’on ne sait évidemment pas quand ils vont arriver. Il est impossible de demander à quelqu’un de se laisser surprendre par ses pensées. »

Mais penser et se parler intérieurement, est-ce la même chose ? « C’est une forme de pensée. On peut penser avec des mots, en utilisant le langage, ce qui aide à se concentrer, à focaliser son attention sur la pensée en cours. Le langage intérieur devient alors un soutien pour elle. Mais on peut aussi avoir des modes de pensée non verbaux, qui passent par des modalités visuelles, physiques, liées aux ressentis. Ou même abstraites, comme, par exemple, Einstein qui, pour penser, manipulait et combinait des symboles abstraits qu’il traduisait ensuite en mots pour l’expliquer à autrui. »

APAISER LE BOUILLONNEMENT

Et quid de la syntaxe ? Si, oralement, on s’efforce de la respecter, ne fut-ce que pour être compris, on semble moins regardant quand on se parle à soi-même. « Effectivement, confirme la linguiste, la forme du langage intérieur n’est pas semblable à celle du langage à voix haute. Dans sa tête, on est beaucoup plus libre car on ne s’adresse pas à quelqu’un. On peut utiliser des raccourcis, des formes abrégées, ne pas déployer en entier une idée parce que ce n’est pas le moment. Les écrivains ont bien perçu cela, tout comme le phénomène du coq-à-l’âne qui est une question intéressante : existe-t-il toujours un fil reliant nos différentes idées qui, par associations, vont nous conduire à quelque chose qui n’a rien à voir ? Ou bien y a-t-il des fulgurances sans aucun lien avec ce à quoi on était en train de penser ? »

La qualité émotionnelle de la parole intérieure dépend de ce que l’on vient de vivre : après un échec, on a tendance à ruminer, par exemple. Et il est des périodes plus propices que d’autres pour qu’elle survienne. Notamment dans des moments de calme qui favorisent le recentrage sur soi-même, au coucher ou en promenade. Ou dans la méditation, qui permet d’apaiser le bouillonnement de ses pensées, et dans la prière qui est une forme de langage intérieur. On se dit dans sa tête des textes qui sont répétés ou écrits pour soi-même.

Michel PAQUOT

Hélène LOEVENBRUCK, Le mystère des voix intérieures, Paris, Denoël, 2022. Prix : 19€. Via L’appel : – 5% = 18,05€.

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