
En pénétrant dans la salle ou sous le chapiteau, le public est accueilli avec humour et bienveillance par Lucie Yerlès, accrochée à son tissu à sept ou huit mètres de haut. Le spectacle commence donc avant son début. C’est un moment important qui crée d’emblée un lien. Cette relation de proximité met à bas les barrières psychologiques, ainsi que la rampe entre la scène et les gradins. Cela permet de décupler les émotions que les spectatrices et spectateurs pourront ressentir, lorsque l’artiste se mettra en danger dans des numéros impressionnants de virtuosité. Et en même temps, le sous-titre du spectacle, “conférence circassienne”, ne laisse aucun doute sur ce que l’on est venu voir. Ce sera également une véritable conférence, pointue mais d’une clarté qui rend les choses évidentes, sur le fonctionnement du cerveau. La forme est hybride, inédite, pédagogique, et aussi harmonieuse et d’une force visuelle et émotive intense.
SEULE EN PISTE
Le Solo est le premier projet de Lucie Yerlès en tant que metteuse en scène. Elle est seule en piste, même si le spectacle est un vrai travail d’équipe. Elle s’est en effet associée à un copilote, Gaspar Schelck, qui a donné à l’ensemble une esthétique cohérente et marquante, et à une équipe éclectique où chacune et chacun a pu apporter son regard et ses expériences complémentaires. La blessure et la résilience, dont la jeune femme a fait preuve, sont au cœur de son propos. Elle prend le prétexte de son parcours personnel pour parler à toutes et à tous de la façon dont on peut se sortir de l’ornière.
Elle a commencé le cirque très tôt, dès l’âge de 7 ans. À 14 ans, elle quitte la Belgique pour s’inscrire dans un lycée sport-études-cirque en France, à Châtellerault. Une fois son bac en poche, à 17 ans, elle intègre la formation supérieure de l’école de cirque de Québec. Et puis survient l’accident : une fracture de fatigue de la cinquième vertèbre lombaire. « C’est, je pense, le résultat d’années d’usure. C’est arrivé bêtement, lors d’un entraînement qui n’était pas de tissu aérien. Cela a provoqué une fragilité à cet endroit-là et les muscles se sont complètement figés pour protéger cette zone. » Il lui faudra du temps pour apprendre à réutiliser pleinement son corps et à retrouver de la souplesse. Plutôt que de subir une intervention chirurgicale, elle choisit de ne pas franchir ce pas et de faire confiance à son corps.
Pendant un an, elle arrête tout entraînement et revient en Belgique pour entreprendre des études de psychologie à l’ULB. Elle y acquiert un bagage en neurosciences, qu’elle souhaite partager durant cette conférence acrobatique. Car, à la voir virevolter, tournoyer et se mettre en danger, rien ne laisse deviner cette blessure qui aurait pu mettre un terme à sa carrière. Même si elle prend toutes les précautions pour ne pas se blesser et qu’elle reste dans une certaine zone de confort, elle ne pourrait pas transmettre ce sentiment de stress au public, si elle ne flirtait pas avec les limites du danger.
LE CHEMIN DU DANGER
Car la question du danger est primordiale dans Le Solo. Sans dévoiler les surprises dont la soirée est émaillée, le spectateur connaîtra de nombreuses émotions. Ce sont d’ailleurs elles qui sont décodées, tout de suite après, par l’artiste-psychologue, pour détailler comment fonctionne le cerveau. Dans une forme très didactique, qui rend les explications scientifiques accessibles même aux plus jeunes adolescents, elle montre quel est le cheminement des émotions à travers les différentes zones du cerveau. Une véritable cartographie aide à visualiser ce parcours.
Le moment de l’accueil, où elle dialogue avec les spectateurs, lui permet de prendre la température du public qui n’est jamais le même. Chaque représentation est différente, elle adapte sa partition en fonction des gens qu’elle a en face d’elle. Il lui arrive de jouer devant des publics scolaires, où les élèves sont obligés d’être là. Mais quand ils sont happés par la performance, connectés à son histoire, l’instant est magique. Elle aime beaucoup discuter avec ces adolescents à la fin de sa prestation, car son questionnement est aussi le leur, celui de tous. Que fait-on quand une épreuve vient bousculer le projet que l’on s’était donné ? On se trace un chemin et puis, subitement, il faut en chercher un autre ou en inventer un qui corresponde mieux à ce que l’on est devenu. Et souvent, on découvre de nouveaux horizons, insoupçonnés. Cela parle à beaucoup de jeunes.
LE PLAISIR D’APPRENDRE
Mais si elle creuse la peur, parce que c’est une émotion très liée à la performance acrobatique, elle partage aussi d’autres émotions, comme la joie ou la tristesse. Finalement, du revirement de situation auquel sa blessure l’a contrainte et qui a été très douloureux, elle en fait quelque chose de joyeux. « Je suis également convaincue que l’on apprend dans le plaisir. Et quelle est la forme artistique qui mêle à la fois contacts humains, divertissement, prise de risque et apprentissage, si ce n’est l’art du cirque ? Le plaisir d’apprendre est universel. Qui n’aime pas comprendre les schémas et mécanismes avec lesquels nous fonctionnons tous les jours ? »
Les éclairages soignés créent de surcroit une vraie dramaturgie qui relie l’action et l’explication scientifique. Ils aident à la compréhension de notions parfois abstraites. Des effets spéciaux et de nombreux objets qui finiront par encombrer la scène facilitent également la compréhension du propos. « Nous tissons un fil tendu entre l’image et le texte, le corps et la théorie pour créer une expérience sensible singulière. » Le tissu sur lequel Lucie Yerlès s’enroule et se déroule est d’un rouge typique de l’art du cirque. On part en effet d’un agrès traditionnel pour ensuite déconstruire et décoder ses effets sur les émotions qu’il génère. « Nous ouvrons le grand capot des spectacles de cirque pour en analyser les rouages. Je crois que comprendre comment fonctionne la création artistique, au niveau des réseaux neuronaux dans mon cerveau, ça m’a aidé à apprendre des choses et ça m’aide à les transmettre en tant que pédagogue. Mon envie est de donner aux gens des outils pour leur permettre de ne plus avoir peur, pour essayer de nouvelles choses, pour emprunter de nouveaux chemins, qui ne semblaient pas accessibles au départ et qui pourtant nous conviennent mieux. »
Jean BAUWIN
Le Solo, de Lucie Yerlès et Gaspar Schelck, le 11/01 au Centre culturel de Bertrix : ccbertrix.be et le 19/01 au Centre culturel d’Uccle : ccu.be