Quelle école pour Kévin ?

Quelle école pour Kévin ?

Dans leur nouvelle conférence théâtralisée, après La Convivialité, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron se demandent pourquoi l’école est si inégalitaire en Belgique. Réponse dans la bonne humeur.

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Publié le

30 novembre 2023

· Mis à jour le

4 février 2025
Arnaud Hoedt et Jérome Piron en train de jouer leur spectacle

Au cours de géo, Kévin n’arrive pas à faire le lien entre sa carte et le territoire. Il ne comprend rien et le professeur ne comprend pas ce qu’il ne comprend pas. Honnêtement, l’un comme l’autre, ils se demandent ce qu’ils font là. Après avoir triomphé avec La Convivialité, leur précédente création qui disséquait les absurdités de l’orthographe, Jérôme Piron et Arnaud Hoedt s’attaquent à présent à l’école. D’un sujet peu affriolant a priori, ils créent un spectacle léger, divertissant, et particulièrement convaincant. 

Les processus de domination sociologique sont au cœur de leurs préoccupations depuis toujours. Eux, qui ont enseigné durant quinze ans dans une école technique et professionnelle, ils sont allés interroger des scientifiques et des chercheurs en sciences de l’éducation. Au cours de leur recherche, qui s’est étalée sur trois ans, ils ont découvert que la véritable question n’était pas « À quoi sert l’école ? », ni même « Comment l’améliorer ? », mais « Qui sert l’école ? » En effet, elle génère des discriminations sociales et tend à disqualifier les élèves issus de classes populaires ou de la migration. En France, comme en Belgique, les études montrent un lien très fort entre la réussite scolaire et l’indice socioéconomique des élèves, autrement dit leur origine sociale. Ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays. 

LE MARCHÉ SCOLAIRE

Les deux comédiens et auteurs avaient déjà pu constater que, dans les classes techniques et professionnelles où ils donnaient cours, ils n’avaient devant eux que des pauvres ou des enfants d’origine étrangère. Ils ont eu la confirmation que cette répartition est en réalité structurelle. Et c’est dramatique, parce qu’on aura beau faire la meilleure école possible, si elle n’est réservée qu’à une partie de la population, on reproduit les processus de domination sociologique.

Le Girsef (Groupe interdisciplinaire de recherche sur la socialisation, l’éducation et la formation) de l’UCLouvain, leur a fait découvrir qu’un des facteurs principaux de cette inégalité est en fait le marché scolaire. Beaucoup plus qu’ailleurs en Europe, les parents belges ont le choix d’inscrire leur enfant dans une école plutôt qu’une autre. Les institutions scolaires s’organisent donc en marché, selon la loi de l’offre et de la demande. Elles se créent ainsi des réputations qui permettent à certaines d’entre elles de phagocyter la totalité des élèves issus de milieux bourgeois, laissant à d’autres, situées souvent tout près, ceux issus de quartiers populaires. Les parents font le choix d’orienter leurs enfants dans des écoles qui ressemblent à leur profil socioéconomique. Le manque de mixité sociale du système fait que les inégalités sociales s’y reproduisent. 

Arnaud Hoedt défend le décret Inscription dont l’objectif, qui est de réduire ces inégalités, est louable. « Le problème est que personne ne l’aime, c’est un peu comme les impôts, reconnait-il en souriant. Dans les faits, il a du mal à s’imposer, parce que les directions d’école utilisent des stratagèmes pour en limiter les effets. On constate effectivement que les demandes des écoles pour ne pas réinscrire des élèves à la fin du CE1D, l’épreuve certificative de la fin de la deuxième rénové, ont triplé depuis l’entrée en vigueur du décret. Autrement dit, la sélection ne se fait pas à l’inscription en première, mais à la fin de la deuxième, où l’on réoriente massivement les élèves vers l’enseignement technique ou professionnel. »

L’Aped (Appel pour une école démocratique) est un mouvement de réflexion et d’action qui mène ce combat en Belgique. Il plaide pour que le gouvernement attribue, par défaut, une école à chaque enfant et que des dérogations ne puissent être introduites qu’en fonction d’arguments pertinents. Mais, avec les différents réseaux d’enseignement qui existent en Belgique, on sait bien que la solution n’est pas encore mûre, sous peine de déclencher une nouvelle guerre scolaire. Tout cela ne pourra se faire que si les mentalités changent et ça prendra du temps. Ce spectacle contribue sans doute à la réalisation de ce processus.

UN PROGRAMME INVISIBLE

Arnaud Hoedt et Jérôme Piron abordent aussi d’autres facteurs liés à la pédagogie et à la façon dont les professeurs enseignent. Ils mettent en évidence le programme invisible, à savoir ce qu’ils n’enseignent pas, parce qu’ils considèrent que c’est acquis par l’élève : un certain rapport à la culture ou au langage, partagé par les classes moyennes, éduquées et privilégiées. Mais pour ceux qui n’ont pas cet acquis, qui viennent de milieux populaires ou de familles peu scolarisées, la situation devient vite problématique.

Le poisson, sur l’affiche, fait référence à ce phénomène. C’est l’histoire de deux poissons qui se rencontrent dans l’océan. L’un dit à l’autre : « L’eau est froide aujourd’hui ! » Et l’autre lui répond : « C’est quoi l’eau ? » Parce qu’il a baigné toute sa vie dans la même eau, le professeur n’a pas conscience de ce qui manque à Kévin pour pouvoir réussir aussi bien que ses propres enfants. Mais Kévin est ce poisson tombé dans une eau qu’il ne connaît pas et qu’il trouve bien froide et inhospitalière.

LA SPIRALE DE L’ÉCHEC

Et puis, il y a les facteurs psychologiques et les représentations stéréotypées que véhicule chaque classe sociale. Le spectateur pourra expérimenter par lui-même certains de ces mécanismes psychologiques, parce que le spectacle est aussi interactif. Par un système de flèches, qui sont distribuées à l’entrée, le public pourra exprimer son avis. Ces flèches, reconnues par des caméras gérées par l’intelligence artificielle, permettent de générer des statistiques en direct sur l’avis des spectateurs. Si les comédiens-conférenciers sont seuls sur scène, en coulisse, toute une équipe les entoure. Antoine Defoort assure la mise en scène avec Clément Thirion et Marcelline Lejeune. Kevin Matagne, designer, et Nicolas Callandt, codeur, animent le tout en vidéo. Charlotte Plissart, directrice technique crée les lumières. 

Le spectacle rend des notions, parfois abstraites, très claires et concrètes. Des vidéos, photos, graphiques et détournements d’œuvres d’art lui donnent un rythme haletant. Le spectateur apprend dans la bonne humeur et ressort un peu bousculé dans ses représentations de l’école, avec le sentiment d’avoir avancé dans sa réflexion.

Jean BAUWIN

Kévin, de Jérôme Piron et Arnaud Hoedt, 29/11 2/12 Théâtre de Namur:tccnamur.be, et 5  16/12 Théâtre Jean Vilar, Louvain-la-Neuve : levilar.be

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