Quentin Jardon : itinéraire alternatif

Quentin Jardon : itinéraire alternatif

Co-fondateur du magazine Wilfried, le journaliste belge Quentin Jardon propose un premier roman remarqué, « Le chagrin moderne », road movie d’un jeune couple contemporain en crise.

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Publié le

31 octobre 2024

· Mis à jour le

6 mars 2025

Pas facile, la vie des trentenaires, très conscients et inquiets des nouvelles peu réjouissantes sur l’avenir de la planète, aux carrières professionnelles précaires et dont la vie de couple avec enfant est fragilisée. Voilà ce qu’explore et développe avec bonheur Quentin Jardon dans son premier roman, Le chagrin moderne. « Ce constat que l’avenir est sombre est un sentiment de beaucoup de gens de ma génération ou de mon entourage, commente-t-il. On a connu cette accélération de la dégradation du monde vivant avec chez beaucoup un sentiment d’abattement et d’impuissance. »

HUMORISTE BRISÉ

Paul, le narrateur, est un humoriste brisé dans son élan professionnel par un sketch qui a fait un bide. Il a perdu son boulot, sert désormais dans un bar, s’occupe du fiston à la maison et remarque que le fait d’être parent change tout, exige le don de soi pour autrui, ce à quoi il n’est pas préparé. « Je me demandais quel était le sens de tout ça, s’interroge-t-il, cette existence vorace et déracinée que nous menions, ce quotidien sédentaire, minéral, algorithmique qui ne nous satisferait jamais et par extension, je me demandais s’il n’y avait pas une autre vie à mener, dangereusement simplifiée… L’obsession de croissance et d’expansion nous projetait sans cesse vers une issue qui nous attendait tous, la désintégration ». 

Si Clémence, sa compagne, réussit une carrière professionnelle comme directrice d’un grand supermarché, elle nourrit de nouvelles envies. Tous deux sont déstabilisés depuis la naissance du petit Marius. Les voilà partis en vacances à trois, de Bruxelles vers la France. Et très vite une idée obsède Paul : une folle envie de s’enfuir, de laisser sur place femme et enfant, subrepticement, lors d’une halte sur une aire d’autoroute. Va-t-il y parvenir ?

FUITE EN AVANT

Scénario quelque peu surréaliste, improbable, comme des auteurs belges peuvent en imaginer. Le lecteur accepte de bon cœur cette histoire un peu délirante et déjantée, prenant plaisir à suivre une aventure qui colle bien avec l’époque actuelle. On navigue ici dans le tragi-comique. Les chapitres alternent entre ceux racontant le passé de ce couple très amoureux qui s’est formé dès la fin de l’école secondaire et ceux décrivant leur voyage en cours. Celui-ci est notamment parsemé de rencontres avec deux autostoppeuses militantes du mouvement écologiste radical Extinction Rebellion ou avec un survivaliste qui se prépare concrètement à faire face à un effondrement de la civilisation industrielle. 

On apprécie particulièrement les descriptions savoureuses du monde des autoroutes, des stations-service et aires de repos. « Beaucoup de gens, remarque Quentin Jardon, vivent dans des agglomérations urbaines où la nature est réduite à la portion congrue. Je trouve ce déracinement terrible. Émotionnellement, je crois qu’il y a beaucoup d’angoisse et d’inquiétude par manque de contact avec la nature qui n’est disponible qu’en vacances. Paradoxe : sur la route des vacances, on voit ce qu’il y a de plus laid, de plus urbanisé, les véhicules, les camions, les embouteillages, le consumérisme… Mais, en même temps, c’est cocasse. »

PASSER PAR LA COLÈRE

Le romancier français Michel Houellebecq a lui aussi beaucoup décrit ce monde contemporain, avec ces grandes infrastructures de centres commerciaux, ces banlieues aux immeubles impersonnels, et surtout des contacts dénués de toute chaleur humaine ou de tendresse. Un univers glauque, sinistre, de gens sans perspective ni espérance. Ce n’est pas le constat de ce Chagrin moderne. Ici, à la belge, les situations les plus sombres peuvent également révéler un côté qui prête à sourire. Sans dévoiler la fin, l’auteur rappelle qu’il faut peut-être passer parfois par ce sentiment d’échec, par la fuite, pour faire son deuil. Passer d’un état vaseux à celui plus énergisant de la colère qui reconduit à l’action ou à une recherche plus sensitive et spirituelle. 

Une touche musicale accompagne également le roman. À deux reprises, sur la route du narrateur, la chanson de Leonard Cohen Dance me to the end of love résonne par hasard à la radio. « J’aime beaucoup Leonard Cohen, confie l’auteur. Il évoque pour moi la mélancolie, la beauté possible. Voilà un morceau qui correspond à l’état d’esprit du roman et d’un couple en difficulté, avec ces mots qui émergent, même si on ne comprend pas tout : panic, children, beauty, dance, love… »

Gérald HAYOIS 

Quentin JARDON, Le chagrin moderne, Paris, Flammarion, 2024. Prix : 19 €. Via L’appel : -5% = 18,05 €

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