Reprendre son envol après un viol
Reprendre son envol après un viol
Marche salope de Céline Chariot est un spectacle poétique pour dénoncer les violences faites aux femmes et célébrer la résilience de celles qui peuvent reprendre leur envol.
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Dans une mise en scène extrêmement originale, récompensée d’ailleurs par le prix Maeterlinck de la meilleure scénographie, Céline Chariot compose une « poésie vivante pour agir, par le sensible, contre la violence ». Pendant que des voix off prennent le relais de sa propre voix, ou dialoguent au sujet du viol, sur un ton parfois faussement détaché, l’autrice, seule interprète, reconstitue une scène de crime, avec la minutie d’un policier, mais avec l’œil d’un artiste peintre.
La pièce commence par dix minutes d’immobilité. Assise sur une chaise, elle regarde le public. Une comédienne, Julie Remacle, parle pour elle, en voix off. C’est la voix qu’elle a voulu se donner. « C’est important de pouvoir choisir », surtout quand on a été victime d’un viol. Elle, qui s’est tue pendant vingt ans et qui a eu le sentiment, durant ce laps temps, de vivre hors de son corps, comme s’il était habité par un autre, elle prend enfin la parole. Mais si ce sont ses mots, ce n’est pas encore sa voix. Si elle parle du viol, ce n’est pas celui dont elle a été la victime. Avec une sorte de froideur de médecin légiste, mais avec le souci artistique de la photographe qu’elle est par ailleurs, elle reconstitue, elle évoque, elle invente un nouveau langage pour dire l’indicible et rester à distance du traumatisme qui l’a rendue muette pendant si longtemps.
Elle déconstruit, pièce après pièce, la chaise sur laquelle elle était assise. La voici à présent démantelée, démembrée, étalée et gisante sur le sol. Comment ne pas y voir une métaphore du viol ? Pourra-t-elle réassembler cette chaise ? S’y asseoir à nouveau ? Et, cette chaise, sera-t-elle la même qu’avant ? Ce spectacle pose aussi, à travers des symboles visuels, la question de la résilience, de la reconstruction possible ou non, après le viol.
VICTIME CULPABILISÉE
« Le titre, Marche salope, vient d’un fait divers, explique Céline Chariot. En 2011, à Toronto, deux adolescentes portent plainte pour viol. L’agent de police qui reçoit leur déposition a déclaré que : « Pour éviter de se faire violer, il fallait éviter de s’habiller comme des salopes. » De là naissent les Slut Walks, les Marches de Salopes, un mouvement féministe qui s’est pas mal étendu aux États-Unis, au Canada, très peu en Europe. Leur slogan principal était : « Ne nous dites pas comment nous habiller, dites-leur de ne pas violer« . »
Car, il ne faut pas se voiler la face, le viol est le seul crime où l’on culpabilise la victime : c’est qu’elle l’a cherché, elle a dû provoquer. La voix off le dit bien : « N’existe pas. Ne sois pas aguicheuse. Ne bois pas. Sois sage. Ne te promène pas seule. Tais-toi. Laisse-toi défoncer. Étouffe. Crève, salope. Sens-toi coupable, inférieure, dégradée. Jouis de ton impuissance. » Mais quand et comment apprend-on aux futurs hommes, qui représentent 98 % des violeurs, à respecter les femmes, à ne pas les juger sur leurs vêtements, à ne pas les insulter ni les siffler en rue ? Et si tout commençait par la façon de regarder l’autre ? Durant les dix premières minutes, Céline Chariot se retrouve devant le public, les yeux dans les yeux, dans un face-à-face intime.
« La vue est un toucher. Avez-vous déjà eu cette sensation qu’on vous touche juste en vous regardant ? » interroge-t-elle. Le regard de l’autre est essentiel pour façonner sa propre identité. Durant ces quelques minutes, elle prend corps sous les yeux des spectateurs, c’est comme si elle reprenait consistance en direct, avant d’affronter l’épreuve de sa mémoire. Dans ce jeu de regards échangés s’installe une bienveillance réciproque.
MÉMOIRE TRAUMATISÉE
Selon un rapport d’Amnesty International publié en 2020, 20% des femmes belges ont été victimes de viol et 47% des Belges de violences sexuelles. Cela fait déjà du monde dans la salle… Pendant que la comédienne reconstitue le lieu du viol, des dialogues enregistrés évoquent des questions très précises et techniques, comme les absurdités juridiques de la prescription légale des infractions sexuelles, ou bien le fonctionnement neurologique de l’amnésie traumatique. Il arrive en effet souvent que le viol provoque un état de sidération psychique sur la victime. Cela l’empêche de réagir de façon adaptée. Ce stress extrême envahit l’organisme et déclenche les mécanismes neurobiologiques de sauvegarde, qui ont pour effet de faire disjoncter les circuits émotionnels et ceux de la mémoire. Mais « tout cela est normal », précise la voix, dans un leitmotiv lancinant.
Cette distance ironique allège le propos et évite de sombrer dans le sordide. Céline Chariot raconte comment elle a découvert ce syndrome dont elle était atteinte sans le savoir. « J’avais un besoin de comprendre techniquement ce qui arrive à une victime, ce qui m’arrive. Comprendre les aspects biologiques, psychologiques et juridiques était nécessaire. C’est comme ça que j’ai voulu aborder le viol. Pour cela, j’ai réellement tout décortiqué de A à Z. J’ai interviewé des spécialistes. Les dialogues qu’on retrouve dans Marche salope sont retranscrits mot pour mot depuis des interviews que j’ai menées avec des juristes. Et tout a été relu par des membres du corps médical, pour ce qui concerne spécifiquement l’amnésie traumatique. »
DES HUÎTRES ET DES AILES
Enfin, un des atouts de ce spectacle est aussi sa façon très visuelle d’aborder ce thème grave et dramatique. Ce vrai moment de poésie permet au spectateur de ne pas vivre cet état de sidération qui l’empêcherait de réfléchir. Les mots sont durs, parfois choquants, mais ils sont dits sur un ton léger et sur une musique entraînante qui pourrait inviter à danser. La reconstitution de la scène de crime pourrait être abjecte si elle n’était pas conçue comme un tableau rempli de symboles à décoder.
Céline Chariot n’est pas une habituée du spectacle vivant, elle est photographe et performeuse. Si, jusqu’alors, elle traitait ses sujets par la photo, elle a voulu aborder celui-ci différemment. Avec Jean-Baptiste Szezot à la mise en scène, elle crée un univers visuel très cadré, très construit, merveilleusement mis en lumière. Les symboles que sont les coquilles d’huîtres, qu’elle brise en direct sur la scène à coups de marteau, métaphores de toutes les victimes qui l’ont été en plein vol, sont forts et parlants. Ce spectacle est un acte de résistance poétique, une expérience à vivre pour redéployer ses ailes.
Jean BAUWIN
Marche salope, de Céline Chariot, 21-25/05, Théâtre des Martyrs, place des Martyrs 22, 1000 Bruxelles. ☎ 02.223.32.08 – theatre-martyrs.be/marche-salope Bord de scène chaque jour à l’issue de la représentation.