Sam Touzani : « Je suis un grand partisan du doute »

Sam Touzani : « Je suis un grand partisan du doute »

Acteur, metteur en scène, raconteur d’histoires, dont la sienne, Sam Touzani est aussi écrivain, passionné de philosophie. Ce militant laïc, libre penseur sans Dieu, parle de ses identités multiplesdans un livre, Dis, c’est quoi l’identité ?

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Publié le

28 novembre 2023

· Mis à jour le

12 mars 2025
Sam Touzani devant des arbres et des arbustes, souriant à la caméra

Dans votre dernier spectacle, Cerise sur le ghetto, vous parlez de votre histoire familiale et de vos parents. Vous vouliez leur rendre hommage ?

— Oui. Je viens d’une famille de sept enfantsd’origine marocaine, berbère, musulmane. Mes parents sont arrivés en Belgique en 1964. Moi, je suis né à Molenbeek en 1968. Mon père était ouvrier, ma maman une vraie mère courage. C’est d’elle que je parle en sous-titrant le spectacle : Le pouvoir de dire non. Ma mère, avec une de mes sœurs, s’est fait tabasser dans un consulat marocain en 1972 parce qu’elle s’était notamment opposée à la dictature de Hassan II. Elle m’a appris le courage de se faire respecter à la fois dans sa famille et à l’extérieur. J’ai retenu d’elle le souci de nous faire vivre dans la dignité. Ils ont été à la recherche de dignité toute leur vie et ils nous ont transmis son importance. Je sais aussi les ratés qu’il y a eu dans cette éducation parce qu’on ne peut pas tout réussir quand vous venez des milieux populaires ou paysans, sans instruction et sans bien maîtriser la langue du pays.

— Votre famille était de religion musulmane, dont vous avez pris distance progressivement, mais vous parlez néanmoins de votre père comme d’un personnage lumineux quand il priait…

— Il priait cinq fois par jour et rêvait de lire le Coran. Il ne savait ni lire ni écrire, mais ce n’était pas un ignorant. Il vivait un islam apaisé chez lui, dans son cœur. Il allait rarement à la mosquée et faisait partie de ces musulmans lambda qui ne se posent pas trop de questions. Il a développé une spiritualité et une espèce de sérénité intérieure qui l’a profondément éclairé, apaisé, réconcilié avec lui-même et avec le reste du monde. De mon côté, je suis devenu libre penseur. Je respecte la spiritualité des autres, mais elle n’est pas l’apanage des seuls croyants. J’ai besoin aussi de spiritualité que je cultive, mais sans croyance en un Dieu. Elle est, pour moi, ce qui nous anime intérieurement.

« C’est la philosophie qui me permet de tenir debout et d’avancer, de repenser notre pensée primaire, de cultiver le doute. »

— Votre mère avait une forte personnalité… 

— Lorsque sa famille a voulu qu’elle épouse mon père, elle a dit : « Je veux bien le rencontrer. Si ce gars-là me plaît, on se marie. S’il ne me plaît pas et qu’on ne s’entend pas, il n’a qu’à retourner dans son Rif natal. » Nous sommes alors dans les années cinquante. Une telle réaction à cette époque, c’est juste inimaginable. Toute sa vie, elle va dire non à l’injustice. Si des maris se sont montrés violents avec leur femme, elle prend leur défense. Elle a créé avec ma sœur une association de femmes marocaines et elle dit non à mon père quand elle le trouve trop macho ou directif. C’est une femme qui s’est totalement assumée et déployée. C’est une véritable philosophe, tout en étant pour une part analphabète. C’est “la mère courage” de Bertolt Brecht, obstinée et téméraire. Elle a le feu sacré. 

— Vous vous déclarez féministe ?

— Grâce à ma mère et ma grande sœur, j’ai vécu enfant dans un milieu de femmes et cela peut paraître étrange, mais féministe. Cela a forgé ma personnalité et, plus tard, je suis devenu un féministe universaliste et laïque.

— Comment êtes-vous devenu cet artiste polymorphe, à la fois danseur, acteur, comédien, auteur ?

— J’ai eu très tôtlavolonté de jouer, de faire du théâtre. J’ai fait rapidement de la danse par leplus grand des hasards. Une danseuse étoile habitait en dessous de chez ma sœur et elle m’a proposé d’entrer dans une école de danse. C’est ainsi que ma vie artistique a commencé à douze ans. J’ai eu ensuite la distance nécessaire qui m’a permis d’écrire des spectacles, d’en faire une dramaturgie et d’essayer de comprendre le monde qui m’entoure. 

— Vous avez aussi étudié la philosophie… 

— Si je n’avais pas été comédien, j’aurais été philosophe. J’ai approché et étudié la philosophie en suivant des cours en élève libre à l’ULB. C’est elle qui me permet de tenir debout et d’avancer, de repenser notre pensée primaire, de cultiver le doute. Je suis un grand partisan du doute. J’apprécie la pensée de Spinoza qui dit en substance : « Regardez la nature et vous y verrez Dieu, regardez Dieu et vous y verrez la nature quelque part. »Il est fondamentalement un libre penseur qui prend du recul par rapport à sa religion et l’aspect dogmatique de toutes les religions

Vous-même, vous avez pris de la distance par rapport à l’islam, la religion de votre famille… 

— J’ai été confronté à des interdits, à une interprétation littéraliste du Coran qui est mortifère et qui s’inscrit dans une idéologie. Souvent, les islamistes, c’est-à-dire l’islam politique, regardent le monde avec les yeux de la mort. Moi, j’avais envie de le regarder avec ceux de la vie, avec ce qu’elle comporte de meilleur et de pire, même si elle n’est toujours pas un long fleuve tranquille. 

— Cela n’a pas dû être facile, il est plus aisé de rester dans sa communauté de base…

C’est exactement cela. La communauté est un confort. Je n’ai rien contre elle, cela ne me dérange pas qu’il y en ait de croyants ou de pensée laïque, des gens qui ont décidé de partager toute une série de rituels et de valeurs. Ce qui me gêne, c’est le communautarisme, le repli communautaire. L’entre-soi, c’est l’impossibilité de vivre ensemble et d’être libre ensemble. Le problème est la sacralisation du prophète, du Coran, parole de Dieu et une grande pression sociale. Il est très difficile de dire non dans une culture où le collectif gère les comportements. La liberté individuelle n’existe pas ou peu. Le libre arbitre ne rentre pas en ligne de compte. Vous avez peu de marge de manœuvre. Ce qui me dérange, ce sont les béni-oui-oui dans toutes les religions. Vous ne pouvez pas à tout bout de champ dire amen à tout ce qui n’est pas logique. Le contexte est souvent plus fort que le cortex. Il vous emmène comme une vague. Par contre, lorsque vous quittez le bateau et que vous mettez un peu moins de pathos et un peu plus de logos, que vous commencez un tant soit peu à rationaliser un discours, alors, les choses se dissipent comme des nuages. Le temps s’éclaircit et vous commencez à voir un peu plus clair dans les eaux troubles de votre existence. Moi, j’ai de la chance, je suis un homme. J’ai pu faire mon propre chemin, mais pour les femmes, vous multipliez les problèmes par dix. Avant d’avoir eu un peu de courage, j’ai dû renoncer à ma lâcheté plus d’une fois. Ça ne se fait pas en un jour et les choses se construisent au rythme des rencontres, des lectures, des expériences.

« L’identité, ce sont des strates qui se rajoutent, qui s’entrechoquent, qui s’enrichissent mutuellement. »

— Faut-il aussi parfois dire oui à la vie ? 

— Il faut d’abord dire oui à soi-même. Je pense qu’on ne peut ni s’estimer, ni se respecter, ni s’aimer ou aimer les autres tant qu’on ne s’aime pas soi-même. Il faut s’offrir la possibilité d’entamer son cheminement personnel, de connaître sa mécanique, qu’elle soit psychologique ou physique. J’ai une formation de danseur. J’ai appris à faire des pirouettes, à maîtriser mon corps, à créer des mouvements aussi variés qu’éphémères pour créer de la beauté quelque part. Il est bon d’avoir une maîtrise du corps et de l’esprit. On ne pense pas qu’avec sa tête. On pense avec tout son corps.

— Dans ce parcours pour se découvrir et être soi, vous êtes passé par la psychanalyse… 

Elle m’a appris à accepter l’enfant blessé qui est en moi et à comprendre que je n’arriverai pas à le guérir, qu’il allait falloir vivre avec lui. Apprendre à vivre avec ses souffrances, cela vous permet de ne pas vous confondre avec elles et de ne pas parler qu’à travers la bouche de la douleur. Vous n’êtes pas audible si votre vie se traduit par une espèce de longue complainte. Vous pouvez attirer la pitié et l’empathie, mais ça ne résout rien. Le réel est ce qu’il est et il faut l’affronter. Parfois, cela met du temps à comprendre. La psychanalyse raccourcit le temps de compréhension et le temps de souffrance. Elle m’a déterré. J’avais l’impression d’être dans une espèce de léthargie permanente ou de mort clinique, dans le déni. Nous avons des mécanismes de défense pour ne pas être confrontés à toute une série de choses. La psychanalyse fait sauter les verrous, ouvre les portes. Je venais, chargé de toutes mes peurs, mes pulsions, de mort notamment. J’ai appris petit à petit à les déposer dans une pièce à part pour constater plus tard que lorsque j’ouvrais la porte, il n’y avait personne pour me condamner, que nous sommes notre premier gendarme, notre premier tortionnaire. Ce travail a été pour moi salvateur.

— Vous n’avez pas souffert du regard des Belgo-Belges à votre égard ?

— Au départ, je ne me suis pas tellement considéré comme un étranger. C’est dans les regards des autres qui me considéraient comme tel que j’ai pris conscience du problème. Je ne pense pas qu’il y ait en Belgique un racisme systémique. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème de délit de faciès ou qu’il n’y a pas de racisme, mais il ne faut pas tomber dans la victimisation systématique. 

— Vous venez d’écrire un livre, Dis, c’est quoi l’identité ?  Grande question à laquelle vous tentez de répondre dans un dialogue avec une jeune fille musulmane portant le voile.

Comme d’autres, je pense que notre identité est multiple et que l’identité unique peut être mortifère. Je peux m’inspirer de différentes cultures, héritages spirituels ou connaissances scientifiques, mais je “n’appartiens” à personne. Lorsque vous vous limitez à une seule identité, elle vous phagocyte. Après 68, un certain courant marxiste consistait à identifier les gens entre exploiteurs et exploités, entre classes sociales. C’est évidemment important, mais trop exclusif. L’identité, ce sont des strates qui se rajoutent, qui s’entrechoquent, qui s’enrichissent mutuellement. Le problème des identités religieuses, c’est quand chacun affirme détenir la vérité éternelle et que vous ne pouvez pas être à la fois chrétien et musulman, bouddhiste et juif par exemple. En nous coulent toutes les cultures, le 100% religion n’existe que dans la tête des intégristes, tout comme le 100% “de souche” n’existe que dans celle des leaders d’extrême droite. Les extrêmes se rejoignent dans le 100% bêtise.

— Avec quels mots pourrait-on vous qualifier ? 

— Je suis un être humain d’abord.Je me sens profondément citoyen belge. Je suis aussi un citoyen du monde… avec des origines marocaines, un héritage arabo-musulman et berbère, et en même temps un laïc universaliste, sans Dieu, un libre penseur qui évolue. Je suis aussi profondément européen. Je crois au projet européen. La langue française fait partie intégrante de mon identité et de mon métier. Je suis francophone et je parle aussi le marocain dialectal. Je suis également un artiste. J’écris, je joue et je fais appel à l’imaginaire en apportant des petites choses, des émotions pour faire rire ou pleurer, et parfois un peu de matière à réflexion.

— C’est dans votre vie professionnelle d’artiste que vous êtes pleinement vous-même ?

— Bien sûr, cela m’a permis de déployer mes ailes, d’évoluer, de comprendre, de pardonner, de grandir. Jouer, c’est mon ADN. 

— Vous avez une compagne, vous êtes père aussi d’une petite fille et d’un petit garçon. Que voulez-vous leur transmettre ?

Nous espérons qu’ils deviennent des êtres humains épanouis avant toute idéologie, des citoyens libres partageant les grandes valeurs universelles de tous les humains, mais aussi progressistes, féministes, laïques en espérant qu’ils ne deviennent pas que des consommateurs.

— Vous êtes invité par Gabriel Ringlet et le prieuré de Malèves à participer à la célébration de Noël ce 24 décembre. Le dialogue entre la culture et la spiritualité, la vie de Jésus, cela vous parle ? 

— L’homme Jésus, c’est magnifique. Ce qui me dérange, ce sont les dogmes de l’Église, les jeux de pouvoir, d’influence, les interdits. La parole de Jésus est celle d’un poète, un humaniste, un résistant. Quelle épopée que cette vie faite de contradictions, de souffrances, d’embuches ! Moi, je suis très loin de la sagesse d’un Jésus ou d’autres sages de l’humanité. J’apprécie tous les gens qui ont cultivé une spiritualité et qui l’ont élevée au rang de la philosophie pour nous faire douter de nos certitudes. 

Propos recueillis par Gérald HAYOIS

Sam TOUZANI, Dis, c’est quoi l’identité, Waterloo, Renaissance du livre, 2021. Prix : 12,90€. Via L’appel : – 5% = 12,26€.

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