L’Aide à la Jeunesse en état de maltraitance
L’Aide à la Jeunesse en état de maltraitance
Ces derniers mois, les travailleurs du secteur de l’Aide à la Jeunesse manifestaient leur détresse devant le siège du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles à Bruxelles. Ils demandent une réforme en profondeur de ce secteur qui manque de moyens et nécessite une analyse des besoins et de l’offre, en s’appuyant sur un véritable projet de société.
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Lors de la manifestation des salariés de ce secteur en début d’année, la ministre Glatigny, qui en avait la charge, rappelait que plus de cinquante millions avaient été injectés dans l’Aide à la Jeunesse ces cinq dernières années. Ajoutant : « Mais il faut reconnaître une augmentation des besoins, surtout à Bruxelles. » Si, en 2018, un nouveau décret a permis de simplifier certaines démarches ou de diminuer le nombre de catégories des services agréés, celui de 1991 n’a pas vécu la “révolution copernicienne” que de nombreux acteurs espéraient. Marie-Rose Kadjo est directrice de L’Entre-Temps, un lieu d’accompagnement pour jeunes en situations complexes ayant des besoins relevant de plusieurs secteurs d’aide et de soins. « Ces dysfonctionnements ne sont pas nouveaux, constate-t-elle. Déjà, dès mes débuts dans le domaine de l’encadrement de jeunes, c’était le cas. J’ai commencé ma carrière en 1980 à La Porte rouge, à Bruxelles, qui accueillait des jeunes fugueurs en rupture avec la société. À l’époque, l’Aide à la Jeunesse ne trouvait déjà pas de réponse parce qu’il n’existait pas suffisamment de lieux et d’initiatives pouvant répondre à leurs besoins essentiels. Le modèle institutionnel de prise en charge n’a fondamentalement pas beaucoup évolué. »
MANQUE DE MOYENS
Le secteur de l’Aide et de la Protection de la Jeunesse (SAJ et SPJ) constitue, pour beaucoup, la dernière soupape à bien des maux de la société. Son budget pèse près de quatre cents millions d’euros pour, notamment, neuf cents travailleurs (ETP). Cinq mille personnes œuvrent dans plus de quatre cents services agréés et pour quarante mille prises en charge de mineurs par an. Au sein de cette manne financière, 84,6% sont consacrés à ces prises en charge, près de 7% aux dépenses diverses et 8,5%à la prévention. Il manque pourtant de moyens et ses acteurs doivent se débrouiller avec des bouts de ficelle. Le procureur de la Jeunesse, Éric Janssens, se montre, d’ailleurs, totalement solidaire de ses délégués qui, confrontés à cette situation, vivent une surcharge physique et mentale de plus en plus insupportable. « Nous nous trouvons manifestement devant de la non-assistance à personne en danger institutionnalisée, déplore-t-il. Devant un abandon sociétal. »
Dès son origine, ce secteur avait pour mission « d’intervenir dans des situations de danger, de négligence ou de délinquance de mineurs ». La première loi abordant ce domaine, votée en 1912, prend en compte les problématiques liées aux mineurs d’âge, qu’ils soient délinquants ou en danger, dans une logique principalement pénale et répressive. Il faut attendre 1965 pour que le législateur envisage une nouvelle façon d’appréhender la délinquance. Il oriente son action sur la prévention, axe son travail sur les familles et instaure un tribunal de la Jeunesse. La loi est malgré tout encore trop orientée vers une approche judiciaire. On parle d’ailleurs d’“enfants du juge”.
« Le modèle actuel ne correspond plus assez à la réalité. Il faut décloisonner l’aide et être plus audacieux et créatifs. »
REDRESSER LA BARRE
En 1991, de nouvelles bases légales voient le jour pour sortir de la déviance judiciaire du fait de la communautarisation de la Protection de la Jeunesse, décidée dès 1980 et précisée en 1988. Les législateurs font alors le pari que ce passage du national au communautaire permettra de “redresser la barre” et sera de nature à encourager une vision plus humaine et plus respectueuse des droits de chacun. De plus, ce décret inspiré par la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) adoptée par les Nations unies en 1989 crée le poste de délégué aux droits de l’enfant. Cette complexité institutionnelle belge, dès lors, fait qu’un enfant ne bénéficie pas de la même aide selon qu’il réside en Flandre, à Bruxelles ou en Wallonie. C’est pourquoi, selon Éric Janssens, ce transfert de compétences s’avère être un non-sens. Les enveloppes budgétaires étant fermées, les constats de carence sont permanents puisqu’il « n’est pas possible de faire saigner des cailloux. C’est lamentable pour une société et une atteinte à la démocratie. Je souhaiterais qu’un jour se soulève un #metoo maltraitance. Il faut en effet absolument que les maltraités parlent. »
La Pommeraie est une institution qui propose « de l’encadrement via l’hébergement, l’accompagnement post-hébergement et des séjours de remobilisation par la rupture pour des adolescent·e·s présentant un panel de comportements-problèmes de l’adolescence ». « Le modèle actuel ne correspond plus assez à la réalité, estime son directeur, Denis Rihoux. Il faut décloisonner l’aide et être plus audacieux et créatifs. Les jeunes ont été séparés de leurs parents parce qu’ils ne correspondaient pas aux standards dans lesquels il faut rentrer. Mais, parce que la famille vit dans une caravane, les parents sont-ils de mauvais parents dont il faut protéger les enfants ? Et même, parfois, la fratrie est éclatée en divers endroits et, peut être, ne se retrouvera pas. » Bernard De Vos (voir L’Appel de juin 2021), délégué général aux droits de l’enfant pendant treize ans, souhaitait élargir les compétences de son institution à d’autres domaines : culture, loisirs, migrations, droit d’asile, situation du handicap, santé, pauvreté infantile… « La pauvreté est le fossoyeur des droits de l’enfant », observait-il. Il souhaitait d’ailleurs qu’après son départ, les délégués deviennent les « défenseurs des enfants ».
PENSER AUTREMENT
« En fait, regrette Marie-Rose Kadjo, il manque une analyse approfondie, aussi bien quantitative que qualitative des besoins et de l’offre, qui s’appuierait sur un véritable projet de société, sur une ambition politique en faveur de la jeunesse. À tous les niveaux, ceux de l’éducation, de la santé, et socio-professionnel. » Denis Rihoux se souvient des Assises de 1994 organisées suite au décret de 1991. « Tous les secteurs de l’Aide à la Jeunesse ont pris un temps d’arrêt afin d’examiner ce fameux décret, d’évaluer l’ensemble du système et son fonctionnement global. Pour envisager une intelligence collective et une pensée novatrice. C’est quoi la famille ? Un jeune ? Le travail ? Nous sommes bientôt en 2024, trente ans sont passés depuis ces assises. Les temps ont complètement changé et ces questions ne sont pas remises sur la table. Je travaille depuis plus de trente ans dans le secteur. On n’arrête pas d’augmenter les moyens, les places d’accueil et, pourtant, les tensions ne s’arrêtent pas. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas de moyens, investir, mais il faut en profiter pour penser et agir autrement. »
« Il est essentiel que les équipes travaillent en interdisciplinarité pour croiser les regards autour de l’enfant et de la parentalité. »
CHANGER DE PARADIGME
Et Marie-Rose Kadjo de renchérir : « S’il y avait le double de places, la jeunesse serait-elle mieux outillée, mieux protégée pour entrer en société ? Je n’en suis pas sûre. Un nombre significatif de jeunes, tous secteurs confondus, sortent des institutions sans perspectives solides d’avenir. » Elle est convaincue, comme Denis Rihoux, qu’il faut changer de paradigme. « Les leviers sont dans les mains de chacun. Le système doit être repensé de façon plus humaine afin d’ouvrir à une société meilleure. Créer un système holistique, en construisant des partenariats transversaux. » Citant Nelson Mandela – « Au plus grave est le problème, au plus il faut consulter » -, Éric Janssens partage ces propositions : « Je ne crois que dans le travail d’équipe. Il est essentiel de travailler en interdisciplinarité pour croiser les regards autour de l’enfant et de la parentalité : pédagogues, enseignants, pédopsychiatres, médecins, assistants sociaux… »
Depuis plusieurs années, d’ailleurs, L’Entre-Temps bénéficie – c’était une première à l’époque, elle a été suivie par d’autres – de subsides de quatre administrations différentes. Cela lui permet de mieux accompagner ces jeunes dans leur parcours d’errance que l’on pourrait qualifier de « multicasables » en raison de la transversalité de leur problématique nécessitant une prise en charge de tous les secteurs confondus. « À ce titre, envisage Marie Rose Kadjo, plutôt que de cloisonner les secteurs, ne serait-il pas opportun et utile de créer un (tout) grand ministère de la famille qui recouvrirait ces différentes problématiques ? Cela permettrait de rassembler tant l’aide aux jeunes qu’aux parents, aux familles en danger ou non, donnant ainsi la possibilité – grâce à la transversalité des réalités – de repenser une politique de la famille plus globale et de valoriser les accompagnements des personnes. »
« Dans cette optique, estime Denis Rihoux, il y a lieu d’envisager une refonte en profondeur de la formation des acteurs sociaux. De sortir du profil style “assistant social paroissial” à celui d’un travail plus communautaire et d’éducation permanente. Souvent, nous sommes obligés d’engager des jeunes à la sortie de leurs études. Ils sont trop jeunes, ne savent pas ce que c’est qu’être parents et ont été trop peu en contact avec des réalités de crises profondes. De plus, il est très dommage que l’accent ne soit pas suffisamment mis sur une formation continuée régulière. C’est devenu un métier très complexe, et des logiciels de pensée et d’intervention doivent changer. »
LES ABERRATIONS DES SERVICES D’AIDE À LA JEUNESSE
À 10 ans, pour une malencontreuse prise de médicaments non adaptés, Alexandre, élève très doué, est placé dans une institution. Il vivait alternativement chez sa mère, fragile psychologiquement, et chez son père, tout à fait stable. Ses demandes pour réintégrer sa famille n’y font rien. Un tribunal déchoit même ses parents de leurs droits… avant de finalement de le renvoyer vivre auprès de sa mère. Nathanaël, non plus, les services d’Aide à la Jeunesse ne l’écoutent pas quand il dit vouloir rentrer chez lui. Or, il n’y a aucune raison pour qu’il ne puisse quitter le centre d’hébergement et retourner vivre avec sa mère, victime de l’effet secondaire d’un médicament. Ces deux cas, Anne-Cécile Huwart les rapporte dans son livre, Enfants en danger, consécutif à son reportage d’investigation diffusé à la RTBF le 22 mars dernier. Ce sont les services d’Aide et de Protection de la Jeunesse (SAJ et SPJ) qui, gérant quelque 40 000 dossiers par an, décident de ces placements. « Dans la majorité des cas, admet la journaliste, ces situations sont traitées de manière juste, bienveillante et professionnelle. Mais il arrive aussi que les institutions rajoutent de la violence à la violence. Ou qu’elles créent elles-mêmes la violence. »
À côté de ces enfants placés abusivement, au mépris des règles en vigueur, d’autres sont, au contraire, laissés entre les mains de leur agresseur. Lucie, une fillette éveillée d’une dizaine d’années, a été placée chez son père alors qu’elle ne cessait de se plaindre qu’il la battait, malgré l’amour que lui porte sa mère chez qui elle vivait après la séparation du couple, et en dépit des témoignages de ses grands-parents maternels. Arthur, dont les parents sont séparés, est victime d’abus sexuels violents et répétés de la part de son père… et, néanmoins, le SPJ l’oblige à dormir chez lui un week-end sur deux. Et c’est sa mère, aimante et protectrice, à l’instar de celle de Lucie, qui se retrouve sur le banc des accusés. « Je n’aurais pas pu imaginer que des services censés aider les familles puissent ne pas prendre en compte les violences exercées par un père sur sa fille, ne pas écouter la mère ni l’enfant, ne pas prendre au sérieux les médecins attestant de cette violence », s’alarme Anne-Cécile Huwart. Qui, forte des nombreux témoignages reçus, réclame « un peu plus d’humanité ». (M.P.)
Anne-Cécile HUWART, Enfants en danger, Gerpinnes, Kennes, 2023.
Michel LEGROS